Lorsqu’il enregistra I Don’t Wanna Face It en août 1980, lors des fameuses sessions de Double Fantasy, John Lennon était loin d’être un artiste solitaire plongé dans les abysses de l’introspection. Au contraire, il semblait retrouver un souffle nouveau après cinq années passées en dehors des studios, ayant troqué la scène musicale contre une vie de « househusband ». Pourtant, même au sommet de son retour, ce morceau laisse transparaître les ombres qui marquaient encore son esprit, et résonne comme une réflexion sur la dualité entre ses ambitions publiques et ses luttes intérieures.
Le morceau, qui serait finalement publié en 1984 sur Milk And Honey, un album posthume coécrit avec Yoko Ono, possède cette énergie caractéristique des dernières créations de Lennon, à la fois teintée de nostalgie et d’une lucidité mordante. Pourtant, I Don’t Wanna Face It ne se distingue pas seulement par son essence musicale, mais aussi par le chemin sinueux qu’il a parcouru avant d’être mis à la disposition du public, bien après la tragique disparition de l’artiste.
Sommaire
- Une genèse marquée par le retour à l’essentiel
- Un retour en 1980 : entre réévaluation et tensions internes
- Enregistrement final et production : une collaboration indissociable avec Yoko Ono
- I Don’t Wanna Face It : une chanson de révolte et d’introspection
- Un héritage posthume et l’ombre de Yoko Ono
- Conclusion
Une genèse marquée par le retour à l’essentiel
Écrite en 1977, I Don’t Wanna Face It naît au détour d’une période où Lennon, en marge de la scène musicale, se concentrait sur sa vie familiale et son rôle de père au foyer. Les premières versions de la chanson furent des démos à la maison, enregistrées sur une simple guitare acoustique, parfois accompagnées d’une boîte à rythmes rudimentaire. L’aspect ludique et décontracté de ces démos laisse présager que Lennon, à cette époque, n’envisageait pas le morceau comme un produit fini ni une déclaration sérieuse de sa part. Ses vocalises empreintes de accents comiques témoignent d’une certaine distance par rapport à la gravité du message véhiculé par le texte.
Lennon, dans ces moments de détente créative, semble avoir abordé I Don’t Wanna Face It comme une sorte de thérapie personnelle. Loin de l’image du grand messianique rebelle qu’il incarnait dans les années 1970, il commence à scruter la contradiction humaine à travers les paroles de la chanson : « Say you’re looking for some peace and love/Leader of a big old band/You wanna save humanity/But it’s people that you just can’t stand ». Ces lignes, à la fois désenchantées et mordantes, semblent tirées des enregistrements les plus brutaux de Plastic Ono Band ou de Imagine, et dévoilent un Lennon plus nu, plus vulnérable, presque désabusé.
Un retour en 1980 : entre réévaluation et tensions internes
L’année 1980 marquait le début d’un renouveau pour Lennon. Après sa retraite volontaire, il semble réévaluer ses désirs artistiques et son rôle dans le monde. Un voyage à Bermuda, en juin 1980, contribue à le revigorer, apportant un vent de positivité à ses créations. C’est dans ce contexte que I Don’t Wanna Face It prend une nouvelle forme. Si le morceau conserve sa critique acerbe et ses échos des premières œuvres solo de Lennon, il révèle également des aspects de sa personnalité moins explorés, notamment une humeur plus légère et plus encline à accepter l’idée de réconciliation avec son passé.
Lennon envisagera même de confier la chanson à Ringo Starr, son ancien compagnon des Beatles, pour l’inclure dans l’album Can’t Fight Lightning (finalement renommé Stop And Smell The Roses). Bien qu’un enregistrement du morceau ait été remis à Ringo, ce dernier se trouvera dans l’incapacité d’enregistrer la chanson après la disparition de Lennon. L’ombre de son ancien ami, déjà disparue au moment où les dernières productions de Milk and Honey furent finalisées, semblait trop lourde à porter. De même, Julian Lennon, son propre fils, aurait envisagé d’enregistrer I Don’t Wanna Face It en 1981, après avoir écouté la démo de Bermuda. Cependant, Yoko Ono, dans un désir de contrôler l’héritage musical de son mari, s’opposera à cette initiative.
Enregistrement final et production : une collaboration indissociable avec Yoko Ono
L’enregistrement définitif de I Don’t Wanna Face It se fait en août 1980, au Hit Factory de New York, dans le cadre des sessions qui donneront naissance à Double Fantasy. Ce studio, récemment inauguré, est le lieu où Lennon et Yoko Ono travailleront côte à côte, renforçant encore le sentiment d’unité dans la collaboration artistique du couple. Avec l’apport de musiciens comme Earl Slick (guitare), Hugh McCracken (guitare), Tony Levin (basse) et Andy Newmark (batterie), la chanson gagne en énergie tout en conservant ce ton légèrement détaché qui marquait les premières versions. Le mixage final ajoute de la clarté à la guitare électrique de Lennon, tout en permettant à la batterie et aux percussions de donner du corps à la composition.
Dans la version alternative, présente dans la John Lennon Anthology et Wonsaponatime, on retrouve un outro de guitare, joué par Lennon, qui serait par la suite intégré à la transition entre I’m Losing You et I’m Moving On sur l’album Double Fantasy. Cet ajout témoigne du lien profond entre les deux artistes, de leur approche unifiée de la création musicale, et de leur volonté de faire ressortir la complexité émotionnelle dans leurs œuvres respectives.
I Don’t Wanna Face It : une chanson de révolte et d’introspection
Au-delà de son histoire tumultueuse, I Don’t Wanna Face It se distingue par son message universel. La chanson ne parle pas seulement de la révolte intérieure de Lennon contre la société, mais aussi de l’inadéquation de l’artiste face aux attentes du monde. La lutte entre ses idéaux – paix, amour, révolution – et ses frustrations personnelles apparaît comme une constante dans le parcours de Lennon. Ce morceau incarne cet entre-deux entre la recherche d’une utopie collective et la déception face à l’égoïsme humain.
Les paroles révèlent ainsi une distorsion entre ce que Lennon souhaiterait pour le monde et ce qu’il vit réellement : « You wanna save humanity/But it’s people that you just can’t stand ». Ces lignes, presque comiques par leur ironie cruelle, semblent illustrer l’écart croissant entre l’idéalisme de jeunesse et la désillusion du passage à l’âge adulte.
Mais I Don’t Wanna Face It va au-delà de l’expression de frustration ou de cynisme ; elle fait aussi écho à un profond sentiment de déconnexion. En 1980, Lennon revient en studio avec la volonté de se libérer de ses chaînes passées, tout en gardant un pied dans ses doutes et ses préoccupations existentielles. C’est peut-être cela qui rend la chanson aussi poignante : elle capture l’instant d’une prise de conscience brutale, celle de l’artiste qui sait que, malgré ses efforts, il est prisonnier des mêmes paradoxes qu’il cherche à dénoncer.
Un héritage posthume et l’ombre de Yoko Ono
Lors de sa sortie en 1984, après la tragédie de la mort de Lennon, I Don’t Wanna Face It devient un témoignage supplémentaire du génie incompris de l’artiste. L’album Milk And Honey, qui recueille des morceaux inédits issus des dernières sessions de Lennon, est aussi une réflexion sur l’idée de l’héritage artistique. Les chansons de cet album, tout comme I Don’t Wanna Face It, possèdent un caractère presque thérapeutique, comme si Lennon avait cherché à se libérer de ses tourments avant de quitter ce monde.
De son côté, Yoko Ono, en éditant ces enregistrements, s’efforce de maintenir l’image de Lennon vivante à travers des chansons qui ne cherchent pas tant à plaire au public qu’à dévoiler une facette de son âme encore inédite. Cette publication posthume s’inscrit dans une longue démarche d’archivage et de préservation de l’héritage de son mari, souvent critiquée mais également admirée pour sa ténacité à garder son œuvre intacte et fidèle à sa vision.
Conclusion
I Don’t Wanna Face It est un morceau complexe qui, à la fois, résume les luttes internes de John Lennon tout en dévoilant un aspect de sa personnalité qu’il n’avait jamais totalement révélé. Entre introspection, révolte et ironie, la chanson incarne l’esprit du Lennon des années 1980 : un homme profondément marqué par son passé, mais déterminé à affronter l’avenir à sa manière. Le morceau, publié après sa mort, trouve dans ce contexte une résonance particulière, rappelant que l’œuvre de Lennon est toujours en mouvement, toujours prête à nous surprendre et à nous interroger.
