d'Alain DamasioEssai et roman - 315 pages
Editions Albertine Seuil - avril 2024
Alain Damasio est parti en immersion dans la Silicon Valley à San Francisco en 2022. L'occasion pour lui de rencontrer les acteurs du nouveau pouvoir technologique mondial, du centre du monde et du futur monde, de confronter espoirs et critiques, de penser le futur à travers des chroniques. Des pensées à la croisée du reportage journalistique et de la réflexion poético-technique. Puis, avec Lavée du Silicium, une nouvelle d'anticipation qui projette nos personnages assistés d'IA et habitant un appartement réglé par la domotique, dans un cataclysme d'orages et d'inondations, un blackout qui fera regretter à Noam son paramétrage du système...
Notre téléphone comme un technococon, la technologie au service de toujours plus de paresse humaine, mais l’hyper connectivité et les réseaux sociaux comme notre nouvel asservissement volontaire : un constat amer, une nouvelle ère. On s'y engouffre, on s'y enlise savoureusement pour certains, avec méfiance pour d'autres, inconsciemment pour beaucoup.
Les exploités chauffeurs pour Uber qui creusent leur propre tombe en alimentant les datas pour le déploiement des véhicules autonomes, les risque d’insécurité routière avec les possibilités de hacking ou d’utilisation d’un engin d’une tonne de métal et plastique lancé contre une terrasse ou une cour d’école à 150km/h...
Dans le quartier de Tenderloin, au pied du siège de Twitter on croise une cohorte de zombies drogués au fentanyl. Pourquoi et comment cette cohabitation est possible ?
Extrait :
« Sans doute touche-t-on là au cœur de ma technocritique : la Tech, ontologiquement, conjure l’altérité. Elle la repousse, la neutralise et la contrôle. Elle la métabolise pour en faire du même, elle réplique d’abord l’identique. Et quand l’altérité insiste, elle la fictionne. »
Les sept chroniques, terribles, s'enchaînent traversant certains thèmes et rappelant chacune que notre part de trop-humanisme pourra seule permettre une cohabitation plus viable avec ces IA, ces relais de nos flemmes, ces capteurs d'informations.
Extrait :
« Le technococon est le territoire-horizon de ce monde rêvé du technocapitalisme. Sa perspective à peine cachée et son point d'aboutissement. Bouger doit générer de la trace, pas de la liberté. Communiquer doit nourrir les datas. Il faut extraire de la plus-value sur l'échange, l'amitié, le lien social, le besoin de sexe, le voyage. On n'en extrait pas dans un café ni sur une place, on te vendra une bière certes mais quelle marge tu fais avec une bière, mon garçon ?
Seul ce qui se passe dans un espace informatisé produit de l'information de façon sûre.
Les réseaux seuls ont le monopole de la trace assurée. Donc tu dois circuler en eux.
Tous les déplacements, parfois sublimes, que vous ferez dans le métavers tiendront dans un carré de deux mètres par deux. Il suffira d'enfiler le casque. »
Tout est fait, si l'on n'y prend garde, à nous faire uniquement conserver deux de nos cinq sens : la vue et l'ouïe, ces sens les plus "distanciels". L'atrophie du toucher (tout doit être lisse), du goût, de l'odorat n'empêchera en rien la colonisation technologique de nos vies.
Un ouvrage éblouissant d'analyse, avec la recherche stylistique de l'auteur pour construire une écriture fluide, intelligente. Egalement salvateur et innovant, son parti pris, sur une chronique sur deux, d'opter pour "la féminisation assumée des pluriels neutres". Un pas de côté pour nous faire réfléchir sur nos représentations du monde lors de la lecture.
