En 1968, le climat sociopolitique britannique et mondial est marqué par des tensions croissantes, impactant la contreculture et le mouvement hippie. Cette période influence directement la musique des Beatles, dont l’album blanc reflète les dissensions internes et un changement esthétique marqué. Entre individualisme naissant et rupture avec le psychédélisme, cet album est considéré comme un tournant majeur dans leur carrière.
Contexte socioculturel de la Grande-Bretagne en 1968
La vague de mouvements sociaux qui se sont développés dans le monde occidental capitaliste au cours des années soixante, qui remettaient en question les valeurs de lastraight societyet prônaient une libération de mœurs, avaient pris la forme d’une contreculture et d’un mouvement anti-guerre pacifiste, alimenté par les drogues hallucinogènes et une exploration de nouveaux niveaux de conscience et de spiritualité. En 1968, l’optimisme des mouvements contreculturels prendra une tournure différente.
Aux Etats-Unis, le mouvement des droits civiques pour la lutte contre la ségrégation raciale était de plus en plus violent, avec l’apparition de mouvements révolutionnaires comme le Black Panther Party. Les assassinassions de Martin Luther King en Avril et du sénateur Robert Kennedy en Juin déclenchent des troubles civils et politiques dans le pays. La guerre du Vietnam était dans sa septième année, et la télévision avait amené les atrocités du conflit dans les salons des familles. Le mouvement d’opposition à la guerre prit de plus en plus d’ampleur suite à lancement de l’offensive Tet, déclenchant une série de manifestations aux Etats-Unis et dans plusieurs villes européennes, notamment Londres, Paris, Rome, et Berlin. Des mouvements socialistes et communistes de masse se développaient aux Etats-Unis et en Europe, notamment la Nouvelle Gauche ouNew Left: les mouvements de la Nouvelle Gauche se basaient sur les analyses passées (marxistes et libertaires), mais adoptent une nouvelle définition plus large de l’activisme politique et de la critique sociale. Ils redéfinissent l’oppression sociale, qui n’est pour eux pas uniquement une oppression de “classes” comme le définissait la théorie marxiste. Ils cherchent à mettre en œuvre des reformes concernant la ségrégation raciale, l’égalité des sexes, et la libération de la sexualité. Les étudiants universitaires adopteront en grande partie ces nouveaux mouvements de la Nouvelle Gauche, ce qui provoquera une agitation étudiante des campus universitaires aux Etats-Unis et en Europe. La manifestation la plus spectaculaire de cette agitation se verra en France lors des évènements de Mai 68, où a lieu une vaste révolte spontanée de nature culturelle, sociale et politique conduite par la jeunesse étudiante et le mouvement ouvrier contre la société traditionnelle et capitaliste.
L’énergie optimiste des années soixante est transformée en “émeute tournante”. Si le soleil brille encore sur les festivals de rock en plein air, presque entièrement pacifiques et dont l’âge d’or se prolongera encore pendant cinq ans, 1968 projettera une ombre de pessimisme qui ne cessera de s’allonger au cours de la décennie suivante. Les violences et les tensions politiques étaient un rappel sinistre que les libertés promises par la révolution culturelle du milieu des années soixante n’étaient guère plus qu’un rêve drogué. Ces tensions provoqueront la fin de l’illusion psychédélique, et un mouvement vers une vision plus réaliste. Dans un entretienaccordé àRolling Stoneen 1970, John Lennon compare les années psychédéliques à un défilé de mode : “Tout le monde s’est déguisé, mais rien n’a vraiment changé”. Pour Lennon, les années psychédéliques avaient été, tout comme les Beatles, coupés de la réalité : elles représentaient le rêve éveillé de jeunes issus de la classe moyenne, autorisé par un confort matériel inédit et alimenté par les drogues hallucinogènes.
Ce nouveau réalisme provoquera un passage progressif de l’idée du “nous” collectif qui ponctuait le mouvement hippie au “moi” individualiste, idée qui se concrétisera dans les années soixante-dix, où “l’estime de soi supplantera pour la majorité la contemplation de soi”. La décennie des années soixante-dix sera en effet décrite comme “la décennie du ‘moi’”, un terme formulé par l’écrivain Tom Wolfe dans son essai influentThe ‘Me’ Decade and The Third Great Awakening, où il décrit l’attitude générale de la société américaine des années soixante-dix, son mouvement vers une direction d’individualisme atomisé et son éloignement du communautarisme caractéristique des années soixante, notamment du mouvement hippie. Les disques et les pochettes des Beatles durant cette période post-psychedélique mettent en évidence des indices de cet individualisme naissant, et manifestent plus généralement une rupture avec l’esthétique psychédélique et un mouvement vers des représentations plus réalistes et conceptuelles.
The Beatles: “l’album blanc”
Apres cinq années de succès ininterrompu, dans lesquelles leurs exploits en tant que compositeurs, artistes de l’enregistrement, et interprètes avaient attiré des niveaux inédits d’attention et d’éloges, les Beatles entrent dans l’année 1968 dans un état d’esprit quelque peu incertain. Enchantés par l’impact considérable de Sgt. Pepper, désorientés par les conséquences de la mort de leur manager Brian Epstein, surpris par les réactions négatives accablantes à leur filmMagical Mystery Tour, et séparés par des implications grandissantes dans des projets personnels, les Beatles – pour la première fois dans leur carrière – semblaient avoir temporairement égaré la direction et la résolution qui les avaient auparavant distingués. Ce manque d’unité devient progressivement si apparent qu’il devient la principale caractéristique de leur musique produite en 1968.
Les évènements dramatiques de 1968 avaient crée un contexte politique de fragmentation, de désunion, de confrontation, et de désillusionnement qui inévitablement et explicitement affectera la musique du groupe. Parallèlement, trois développements spécifiques et significatifs au sein du groupe auront un impact direct sur l’esthétique de leur double-albumThe Beatles communément appelé le White Album(“l’album blanc”) à cause de sa pochette entièrement blanche qu’ils commencent à enregistrer en Mai.
Le premier était l’inauguration en Janvier de leur propre société de management et d’enregistrement, Apple Corps Ltd., en partie pour combler le vide laissé par la mort de Brian Epstein. Le premier album à sortir sous ce label sera le White Album en Novembre 1968. Le nom “Apple” et le logo – une pomme verte – est proposé par Paul McCartney, inspiré d’une peinture de Magritte,Le Jeu de Mourre(1966), que lui offre son ami galeriste Robert Fraser. Deuxièmement, en février 1968, les Beatles se rendent à Rishikesh en Inde pendant deux mois, afin de recevoir l’enseignement du Maharishi Mahesh Yogi, concepteur de la Méditation Transcendantale. Ce voyage survient six mois après leur initiation à cette pratique en Août 1967, au cours d’un stage de quelques jours au pays de Galles. C’est durant cette période qu’ils écriront la quasitotalité des chansons qui figurent sur le White Album. Enfin, John Lennon quitte sa femme Cynthia pour l’artiste conceptuelle japonaise Yoko Ono. Leur relation allait affecter l’esthétique de la création musicale de John et créer des tensions au sein du groupe lors de l’enregistrement du White Album.
Le White Albumest le plus long des albums des Beatles, contenant plus de quatre-vingt dix minutes de musique, composée en grande partie durant leur séjour à Rishikesh. Lennon, McCartney, et Harrison reviennent chacun à Londres avec plusieurs nouvelles chansons qu’ils souhaitent enregistrer. Cependant, ces compositions sont largement individuelles plutôt que des efforts collaboratifs, ce qui provoque une compétition intense pour leur inclusion dans le nouvel album. Alors que l’écriture de la grande majorité des chansons du White Album est attribuée au duo de compositeurs Lennon-McCartney, aucune chanson de l’album n’est en réalité une composition commune. Lors de l’enregistrement de l’album, les membres du groupe utilisent souvent les trois studios d’Abbey Road séparément pour enregistrer leurs propres chansons, employant chacun des ingénieurs différents. Ian Inglis soutient que le White Album n’est pas un album par les Beatles, mais une collection de trente chansons séparées par quatre interprètes qui se trouvaient être–du moins pour le moment–dans le même groupe, mais qui montraient peu d’enthousiasme pour coopérer l’un avec l’autre.
L’atmosphère tendue entre les membres du groupe est exacerbée par la présence permanente de Yoko Ono durant les sessions d’enregistrement. Depuis le début de leur carrière, les Beatles appliquaient une politique stricte qui excluait du studio d’enregistrement tous les membres de leurs familles, leurs compagnes, leurs amis, et même leur manager Brian Epstein, afin de permettre au groupe et à leur producteur de se concentrer sans interruption sur leur musique. La décision unilatérale de John Lennon d’encourager la présence de sa compagne à toutes les sessions, lui fournissant même un lit dans le studio, était perçue par Paul, George et Ringo comme un abandonnement explicite de leur philosophie consensuelle de travail. De plus, le fait que Ono ait été invitée par Lennon à contribuer musicalement sur les chansons “The Continuing Story of Bungalow Bill” et “Revolution 9” a profondément brisé l’unité auparavant partagée par les quatre garçons. Les différends musicaux et les rivalités au sein du groupe finissent par créer un climat d’hostilité dans le studio, et les sessions d’enregistrement se révèlent chaotiques. George Martin n’a plus aucune autorité sur les Beatles, qui produisent eux-mêmes leurs chansons. Accablé par les tensions et les disputes des Beatles, l’ingénieur Geoff Emerick, qui travaille avec le groupe depuisRevolver, annonce qu’il ne veut plus travailler sur l’album et quitte le studio. Même Ringo Starr quittera brusquement le groupe pendant deux semaines lors de l’enregistrement de l’album, sentant que son rôle était de plus en plus minimisé par rapport aux trois autres Beatles.
Plus que sur aucun autre album, les paroles et caractéristiques sonores révèlent les Beatles non pas comme un groupe uni, mais comme des entités distinctes. Les auditeurs perspicaces ont pu ressentir des fissures dans la façade. Selon John Lennon, “la séparation imminente du groupe se fait entendre sur le White Album, sur lequel chaque chanson semblait venir d’un Beatle différent”. Chaque Beatle explore des thèmes et des influences musicales différentes sur les chansons qu’il compose. Plusieurs chansons évoquent des souvenirs personnels d’enfance ou d’adolescence, telles que “Cry Baby Cry”, “Piggies” et “Good Night”. Les chansons “Rocky Racoon” et “Don’t Pass Me By” – la première composition de Ringo Starr – revisitent les traditions de la ballade. Des influences de Doo Wop sont percevables sur les chansons de Lennon “Happiness if a warm gun” et “Revolution 1”, ainsi que des influences de Blues sur “Yes Blues”. Lennon puise son inspiration dans le genre de la comptine pour enfants dans “Dear Prudence” et “The Continuing Story of Bungalow Bill”. Plusieurs chansons sont des pastiches ou des parodies de genres musicaux, comme les chansons de McCartney “Honey Pie”, un pastiche des chansons de music-hall des années vingt, “Ob-La-Di Ob-La-Da”, un pastiche de la musique ska, et “Back in the U.S.S.R.”, une parodie surréelle de la chanson “Back in the USA” de Chuck Berry. La chanson “Revolution 9” composée par John Lennon avec l’aide de Yoko Ono, est un morceau expérimental de neuf minutes, qualifiée de “désordre électronique” par Walter Everett. Elle est constituée d’un collage d’effets sonores et d’extraits de paroles, influencé par le style avant-garde de Ono et la musique concrète de Karlheinz Stockhausen. Aux cotés de chansons expérimentales et fortement électroniques se trouvent plusieurs chansons dont l’instrumentation se réduit à la guitare acoustique, le seul instrument occidental auquel les Beatles avaient accès lors de leur séjour en Inde lorsqu’ils composent la grande majorité des chansons duWhite Album. Plusieurs chansons demeurent alors acoustiques sur l’album, telles que “Blackbird”, “Julia”, “I Will”, et “Mother Nature’s Son”.
Le White Album divise les critiques plus qu’aucun autre album des Beatles. Certains le considèrent comme “une remarquable richesse d’invention et de variété d’ambiance”, comme “incontestablement glorieux, une complexité riche de textures musicales”, ou comme “un déferlement musical d’une quantité, d’une richesse, et d’une diversité accablantes”. D’autres le considèrent comme “une sorte d’échec, constitué d’esquisses grossières de chansons”, “des fragments de chansons qui empestaient les disputes et la décadence qui ont caractérisé leur création”, “une collection de chansons qui ne suggère aucune unité musicale ou littéraire, un album qui ne réussit pas à démontrer un thème particulier ou un point de référence conceptuel”. Plusieurs critiques dénoncent l’utilisation par les Beatles de l’éclectisme, le pastiche et la parodie comme moyens d’éviter les problèmes importants durant un climat politique et social turbulent.
Qu’elles soient positives ou négatives, toutes les évaluations de l’album attiraient l’attention à son esthétique fragmentaire. Cependant, si certains critiquaient le manque d’un style cohérent, d’autres identifient cela comme la raison d’être de l’album. Ed Whitley et Ian Inglis désignent le White Album comme le premier album postmoderne de la musique populaire. Au sein de la théorie et la pratique postmoderne, il devient évident que la seule certitude est qu’il n’y a plus de certitudes, et à cet égard, l’album est un exemple précoce de la détermination à transgresser les codes créatifs, et à rejeter les systèmes familiers de classification qui caractérisaient la production artistique dans les dernières décennies du vingtième siècle. Inglis identifie les stratégies utilisées par les Beatles dans le White Album qui sont caractéristiques de l’esthétique postmoderne: le bricolage (citations multiples de styles précédents), la fragmentation (paradoxe, contradiction, incohérence), le pastiche, la parodie, la pluralité (l’absence d’une lecture unique), l’ironie (la juxtaposition de sens délibérée), l’exagération et l’anti-représentation (le détournement des tentatives de définir la “réalité”). Selon Whitley, en employant l’esthétique perturbatrice de l’art postmoderne, “le White Album ne place pas l’attention sur lui-même comme source de sens, mais crée au contraire un espace dans lequel les auditeurs peuvent questionner la nature de la musique populaire et le rôle qu’elle joue. Il ne présente pas un thème unifié, compréhensible et interprétable, mais brouille toute possibilité de thème, et rend impossible pour l’auditeur de saisir sa motivation essentielle… L’album se déconstruit, déconstruit la musique pop, les Beatles eux-mêmes, et leur propre histoire musicale”.
La pochette du White Album est conçue par l’artiste pop Richard Hamilton, en collaboration avec Paul McCartney. Richard Hamilton (1922–2011) est un pionnier du Pop Art britannique, souvent appelé le “père du Pop Art”. Son collageJust what is it that makes today’s homes so different, so appealing ? produit en 1956 est considéré comme l’une des premières œuvres de Pop Art, et la plus représentative du mouvement dans les années cinquante. Dans les années soixante, Richard Hamilton est représenté par Robert Fraser. Il produit en 1967 une série de tirages intitulée Swingeing London, représentant l’arrestation de Fraser et Mick Jagger pour possession de drogues. Son association avec la scène de la musique populaire des années soixante se poursuit lorsque Fraser le présente à Paul McCartney.
McCartney souhaite que le design de la pochette soit “un contraste extrême avec l’art vif de Peter Blake pour la pochette de Sgt. Pepper, son opposé total”. Richard Hamilton propose alors de produire une pochette totalement blanche. Dans l’une de ses dernières interviews filmées, l’artiste explique son idée : “Sgt. Pepperétait remplie d’activité. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’avoir un album complètement propre, juste une pochette blanche. Cela fait partie de mon habitude de toujours rechercher l’opposé”. Le titre simple de l’album,The Beatles, est aussi proposé par Hamilton. A la demande de McCartney, l’artiste ajoute à lapochette blanche un gaufrage subtil des mots “The Beatles”, indiquant à la fois le nom du groupe et le titre de l’album. Hamilton propose d’inclure sur la pochette un numéro de série unique, pour “créer la situation ironique d’une édition numérotée de quelque chose comme cinq millions de copies”. Chaque pochette d’album de la série initiale de deux millions de copies se verra alors tamponnée d’un numéro différent, une prouesse technique de production qui ne sera pas renouvelée pour les sorties ultérieures de l’album. Les Beatles obtiennent les pochettes originales numérotées 0000001, 0000002, 0000003, 0000004. En 2008, la pochette originale avec le numéro de série 0000005 est vendue sur eBay à £19,201.
Si le graphisme d’une pochette d’album doit refléter la musique qu’il contient, la stratégie employée pour accompagner un double-album avec un contenu musical si complexe et diversifié était “trompeusement simple”. En poussant les conventions du graphisme des pochettes de disques au plus extrême des concepts minimalistes, le graphisme du White Album– contrairement à Sgt. Pepper– ne fournit aucun indice quant à la nature des correspondances complexes et imprévues entre interprètes et musique, entre les Beatles etThe Beatles. Pour la première fois dans leur carrière, il n y a aucune place pour le groupe (de quelque manière que ce soit), sur la pochette de l’album. Pour Barry Miles, la pochette possède un argument commercial puissant: cette manière radicale d’emballer un album est un moyen de rivaliser avec les graphismes extravagants de la plupart des pochettes post-Sgt. Pepper, dans lesquelles “le design pillait tout ce qui était nécessaire pour se rapprocher le plus possible de l’expérience que la musique essayait d’incarner”. Par opposition, le design du White Albumc onstitue une alternative exceptionnelle et étonnante aux couleurs chatoyantes du psychédélisme. Le White Album réagit contre la tendance que Sgt. Pepper avait provoqué en revenant à un design exceptionnellement minimaliste. La pochette blanche aura un tel impact que pour la première fois, un album sera communément appelé par la description de sa pochette, plutôt que par son titre.
La pochette de l’album “vide” reflète également le caractère postmoderne du contenu de l’album. En effet, l’affirmation de Whitley que l’album ne présente aucun thème unifié et compréhensible, et qu’il “brouille toute possibilité de thème, et rend impossible pour l’auditeur de saisir sa motivation essentielle” pourrait bien se traduire visuellement par le vide de la pochette. L’impossibilité de classifier l’album musicalement – à cause de son extraordinaire compilation de styles musicaux, son esthétique fragmentaire, et son manque de direction interprétable – se reflète dans l’absence d’un visuel sur l’emballage de l’album : en choisissant de ne rien représenter sur sa pochette, l’album ne s’associe à aucun style graphique précis et empêche la possibilité de sa classification dans une esthétique visuelle et musicale. Pour Ian Inglis, “en ne disant rien, la pochette dit tout”. Pour Hamilton, c’est une “pochette d’album conceptuelle”.
La pochette ouvrante contient une série de quatre photographies prises par John Kelly , ainsi qu’une affiche conçue par Hamilton avec les paroles des chansons imprimées au verso. Alors que les images habituelles des Beatles les présentaient comme un groupe cohésif, l’inclusion de ces portraits séparés reflète le sentiment d’individualisation qui se développe au sein du groupe, et soutient l’idée d’Inlgis que cet album est une collection de chansons créées par quatre compositeurs différents. Chaque Beatle confirme sa propre identité, d’autant plus qu’ils se présentent chacun avec des attributs physiques distincts : les photographies habituelles des Beatles les présentaient comme les membres d’un groupe uni, souvent vêtus identiquement: en costumes traditionnels durant leur période Beatlemania avec la même coiffure “moptop”, en vestes identiques pour Rubber Soul, déguisés en bouchers pourYesterday and Today, en militaires pour Sgt. Pepper ou en animaux pourMagical Mystery Tour. Ici, chaque Beatle se présente avec une longueur de cheveux, une pilosité faciale, des vêtements et des accessoires différents, et les prises en gros plan–sous des angles différents pour chaque membre–ne font qu’accentuer leur individualité.
L’affiche-collage est conçue à partir de clichés personnels des Beatles auparavant jamais publiés, recueillis par Mal Evans et Neil Aspinall, lesroad managerset assistants personnels des Beatles. Hamilton complète la collection avec des photos qu’il retrouve lui-même, notamment des photos d’identité et des clichés pris durant le séjour des Beatles à Hambourg. Hamilton et McCartney travaillent ensemble plusieurs jours sur la composition du collage avant d’arriver à un résultat final.
Bien que la technique du collage ait été utilisée auparavant dans les pochettes de la période psychédélique des Beatles, le collage du White Album communique un sentiment entièrement différent. En effet, les éléments du collage de Revolver s’intégraient dans la composition du dessin et formaient un ensemble cohérent. Malgré l’utilisation de techniques graphiques différentes dansRevolver, les éléments du collage ne sont pas fragmentés et sont au contraire soudés, une impression qui est d’autant plus facilitée par les couleurs unifiées. De même, l’impression de collage est utilisée dans Sgt. Pepperpour construire un tableau composé d’éléments qui sont certes disparates, mais qui existent dans le même espace et qui se mélangent pour créer un ensemble cohésif. Le collage du White Album présente des images distinctes, individuelles, assemblées sur un fond blanc. L’impression de “vide” créée par la pochette est ici prolongée avec le fond du collage : les éléments n’existent pas au sein d’une composition graphique plus large – comme Revolver et Sgt. Pepper– mais sur un fond vide. Les photos représentent les Beatles séparément. Très peu de clichés les montrent ensemble, en groupe. La présence de plusieurs photos en gros-plan, ainsi que des photos d’identité et des photos intimes de souvenirs accentuent le sentiment d’individualité relayé par les photos, et servent à construire une identité propre à chaque Beatle. Les photos sont assemblées dans leur état original : elles ne sont pas découpées, comme le sont les photos du collage deRevolver. L’intention ici n’est pas d’intégrer les photos entre elles, mais de conserver leurs séparations et leurs différences. La multitude de lignes et d’angles provoqués par la superposition et la juxtaposition de photos rectangles et carrées distinctes crée une sensation de fragmentation profonde. Le collage semble ainsi faire écho à l’esthétique musicale et l’ambiance de l’album.
Selon Walter Everett, la pochette vide du White Album est emblématique de la tentative du groupe de retourner à leur simplicité pré-psychedelique. Bien que les Beatles profitent au maximum de leur ingénuité de composition et de la créativité de leurs ingénieurs sur cet album plus que sur aucun autre, celui-ci s’appuie beaucoup sur la guitare acoustique, un instrument qu’ils redécouvrent à Rishikesh et qui représente leurs racines, le premier instrument sur lequel ils apprennent à jouer le rock n’ roll. Pour Everett, si les Beatles apprennent quelque chose de leur séjour méditatif en Inde, c’était bien “un dédain pour le modernisme”. Les Beatles tenteront de totalement abandonner les trucages du studio en 1969 avec leur projet d’albumGet Back, et c’est seulement après l’échec de ce projet qu’ils se retrouvent à réaliser des nouvelles formes d’expérimentations dans Abbey Road.
A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.
