Publié en février 1975, l’album Rock ‘n’ Roll de John Lennon revisite les classiques des années 50-60. Confronté à un litige avec Chuck Berry et aux contraintes d’un accord imposé, il collabore avec Phil Spector dans des sessions chaotiques pour finaliser ce disque. Véritable hommage à ses racines et ultime clin d’œil avant sa retraite familiale, cet album mêle nostalgie, tensions juridiques et passion rock dans une aventure tumultueuse.
Publié en février 1975, Rock ‘n’ Roll est un album de John Lennon composé essentiellement de reprises de standards des années 1950 et du début des années 1960. S’il peut paraître à première vue comme un simple clin d’œil rétro, ce disque résulte en réalité d’un parcours tortueux, mêlant litiges judiciaires, virées alcoolisées, retrouvailles inespérées avec Phil Spector et besoin de renouer avec les racines même du rock. C’est aussi l’ultime album studio que Lennon sortira avant son long retrait de cinq ans, consacré à sa vie familiale.
Sommaire
- Un litige avec Chuck Berry en toile de fond
- Le retour de Phil Spector, une collaboration mouvementée
- Un album bloqué… puis ressuscité par Capitol
- L’affaire “Roots” : la sortie pirate de Morris Levy
- La parution officielle de Rock ‘n’ Roll
- L’ultime album avant le retrait familial
- Contenu et réception
- “Here We Go Again” et “Angel Baby” : les inédits
- L’album “Roots” : curiosité de collection
- Un héritage en demi-teinte, mais un adieu éloquent
Un litige avec Chuck Berry en toile de fond
Pour comprendre pourquoi Lennon s’attelle à un album de reprises, il faut remonter à 1969, lorsque les Beatles enregistrent “Come Together” sur Abbey Road. La chanson incorpore un vers (« Here come old flat-top ») directement emprunté à Chuck Berry, et plus précisément à sa composition “You Can’t Catch Me” (1956). L’éditeur de Berry, Morris Levy, assigne Lennon pour plagiat. Afin d’éviter un procès, Lennon conclut un accord : il promet d’enregistrer au moins trois chansons du catalogue de Levy sur son prochain album.
Or, le projet initial de 1973 de Lennon — Mind Games — ne respecte pas la clause : seul “Ya Ya” apparaît (de façon anodine) dans sa version finale. Levy, furieux, s’apprête à relancer une procédure. Lennon, contraint, doit donc rapidement composer un album comportant les titres convenus — à savoir “You Can’t Catch Me” et d’autres morceaux gérés par Big Seven Music, la firme de Levy.
Le retour de Phil Spector, une collaboration mouvementée
Juste après Mind Games, Lennon souhaite revisiter des classiques du rock. Il réinvite Phil Spector, avec qui il a déjà collaboré sur plusieurs albums (Imagine, etc.). Débutent ainsi, en octobre 1973 à Los Angeles, des sessions délirantes, au cœur du fameux “Lost Weekend” (période de séparation entre Lennon et Yoko Ono). Spector se pointe en costume de chirurgien, tire en l’air dans le studio, se montre imprévisible. L’ambiance est à l’ivresse permanente : de nombreux musiciens affluent, mais la discipline fait cruellement défaut.
Les séances ont lieu à A&M Studios, puis migrent vers Record Plant West après que Spector a tiré un coup de feu dans le plafond. Malgré tout, quelques pistes sont mises en boîte, comme “You Can’t Catch Me”, “Sweet Little Sixteen” ou “Just Because”. Mais Phil Spector s’accapare systématiquement les bandes, les emmenant chez lui chaque nuit, ce qui entrave la capacité de Lennon à contrôler la production.
Finalement, en décembre 1973, Spector disparaît brutalement avec toutes les cassettes. Lennon, bloqué, s’engouffre dans de nouvelles frasques à Los Angeles, produit l’album Pussy Cats d’Harry Nilsson et continue sa dérive alcoolisée, entouré de Ringo Starr, Keith Moon, etc.
Un album bloqué… puis ressuscité par Capitol
Les bandes du projet “oldies” restent introuvables jusqu’à ce qu’Al Coury, cadre de Capitol Records, réussisse à les récupérer. Il découvre que Spector a perçu une avance importante de Warner Bros. pour un album de Lennon, qu’il n’a pas livrée. Coury verse 90 000 $ et négocie un pourcentage de royalties pour Spector, obtenant ainsi enfin les précieuses cassettes. Lennon les reçoit, mais, à ce moment-là, il est déjà rentré à New York et a enregistré Walls And Bridges (1974). Il se remet néanmoins à l’ouvrage pour finaliser l’album de reprises, afin de clore définitivement l’accord passé avec Morris Levy.
En octobre 1974, Lennon rassemble les mêmes musiciens que pour Walls And Bridges (le guitariste Jesse Ed Davis, le bassiste Klaus Voormann, le batteur Jim Keltner…) et réserve le Record Plant East. Les répétitions s’étalent les 19 et 20 octobre, puis, en cinq jours, il enregistre le reste des titres manquants, comme “Be-Bop-A-Lula”, “Stand By Me” et “Peggy Sue”. Lennon y appose une production plus sobre que celle, démentielle, de Spector.
L’affaire “Roots” : la sortie pirate de Morris Levy
Pendant ce temps, Lennon, pour prouver sa bonne volonté, envoie des mixes de travail à Morris Levy. Celui-ci, flairant la possibilité d’un coup commercial, édite en douce un disque appelé Roots: John Lennon Sings the Great Rock ‘n’ Roll Hits sur son label mail-order Adam VIII, sans l’accord de Capitol ni d’Apple. Ce pressage pirate, à la pochette jaune bon marché, sort brièvement en février 1975 et est annoncé à la télévision, avant d’être stoppé par injonction judiciaire. Seuls 3000 exemplaires auraient été vendus, devenant rapidement des collectors.
Lennon, furieux, intente un nouveau procès, tandis que Levy réclame 42 millions de dollars pour rupture de contrat. Les procès se solderont par des sommes nettement plus modestes : Big Seven Music obtient un petit dédommagement, tandis que Lennon reçoit plus de 100 000 $ pour la violation de ses droits sur la sortie pirate.
La parution officielle de Rock ‘n’ Roll
Pour couper l’herbe sous le pied de Levy, Capitol devance la sortie initiale et propose Rock ‘n’ Roll dès février 1975. La sélection définitive comprend quatre prises provenant des sessions de Spector (“You Can’t Catch Me”, “Sweet Little Sixteen”, “Bony Moronie”, “Just Because”), et les autres (comme “Stand By Me”, “Be-Bop-A-Lula”, “Slippin’ And Slidin’”) viennent des séances d’octobre 1974. Lennon reprend l’idée d’un titre provisoire “Oldies But Mouldies” qu’il abandonne, séduit par la maquette lumineuse réalisée pour la pochette — le lettrage “John Lennon Rock ‘n’ Roll”.
La pochette montre Lennon (photo de 1960, capturée par Jürgen Vollmer à Hambourg) adossé à un mur pendant que Paul, George et Stuart Sutcliffe passent en trombe au premier plan. Lennon apprécie la symbolique : un hommage à ses racines, lorsque les Beatles écumaient les clubs de Hambourg.
Commercialement, l’album atteint la 6ᵉ place aussi bien aux états-Unis qu’au Royaume-Uni. Toutefois, les ventes restent en-deçà de ses précédents disques : la vague nostalgique autour du rock des fifties, inaugurée par Pin Ups (David Bowie) et These Foolish Things (Bryan Ferry) en 1973, est déjà retombée.
Le single “Stand By Me”, une reprise de Ben E. King, se classe 20ᵉ au Billboard et 30ᵉ dans les charts britanniques. L’accueil critique est partagé : certains considèrent que c’est un simple retour en arrière, d’autres saluent la qualité de l’interprétation de Lennon, qui s’investit pleinement.
L’ultime album avant le retrait familial
À peine Rock ‘n’ Roll dans les bacs, John Lennon se réconcilie avec Yoko Ono, qui tombe bientôt enceinte. Décidé à ne pas rater la naissance de son fils Sean et à se consacrer à la vie de famille (après plusieurs fausses couches), Lennon se retire totalement de la scène musicale. Il ne reviendra qu’en 1980, avec Double Fantasy.
Ce disque de reprises clôt donc une première phase de la carrière solo de Lennon. Il se souvient de la musique qui l’a façonné adolescent : Gene Vincent, Chuck Berry, Little Richard, Fats Domino, Buddy Holly. Au-delà des complications juridiques, Rock ‘n’ Roll est aussi un hommage sincère au rock originel, avec un travail vocal sincère et des orchestrations plutôt maîtrisées, malgré les séances chaotiques.
Contenu et réception
Dans le détail, on trouve un mélange de tubes incontournables :
- “Be-Bop-A-Lula” (Gene Vincent) ouvre le bal, Lennon y rend un vibrant hommage à ce classique de 1956.
- “Stand By Me” (Ben E. King), single principal, s’impose comme une ballade soul-rock intemporelle. Lennon la défend en télé et obtient un succès honorable.
- Medley : “Rip It Up/Ready Teddy” (Little Richard) ou “Ain’t That A Shame” (Fats Domino) confirment l’intérêt pour le répertoire rock’n’roll, tandis que “Peggy Sue” (Buddy Holly) et “Do You Wanna Dance?” (Bobby Freeman) élargissent la palette.
- “You Can’t Catch Me” de Chuck Berry, imposée par l’accord judiciaire, retrouve ainsi un nouvel éclat, même si l’arrangement est parfois jugé trop proche de la version originale.
- “Bony Moronie” (Larry Williams) et “Just Because” (Lloyd Price) sont extraites des sessions Spector, avec un son plus chargé en écho et en cuivre.
Les critiques dithyrambiques ne pleuvent pas, mais plusieurs observateurs (dont The Rolling Stone Album Guide) soulignent que “John donne de la dignité à ces classiques : son chant est à la fois tendre, convaincant et affectueux.” Effectivement, la voix de Lennon, débarrassée d’enjeux politiques ou familiaux, s’épanouit avec une certaine liberté.
“Here We Go Again” et “Angel Baby” : les inédits
Plusieurs titres enregistrés lors des sessions de Phil Spector ne figureront pas sur Rock ‘n’ Roll. “Angel Baby”, “To Know Her Is to Love Her” et “Since My Baby Left Me”, par exemple, ne sortiront que dans la compilation posthume Menlove Ave. (1986) ou sur John Lennon Anthology (1998). “Here We Go Again”, coécrit par Lennon et Spector, paraît également sur Menlove Ave.. Le coffret Rock ‘n’ Roll remasterisé de 2004 inclut certains de ces bonus, à l’exception de “Here We Go Again”.
L’album “Roots” : curiosité de collection
La version pirate de Morris Levy, nommée Roots: John Lennon Sings the Great Rock & Roll Hits, rassemble des mix bruts et inclut des titres finalement absents du LP officiel, tel “Be My Baby”. Très peu d’exemplaires circulent, ce qui en fait un objet très recherché par les collectionneurs. La qualité sonore est inégale, la pochette médiocre, et Lennon considère cette sortie non autorisée comme un coup bas. Mais la rareté confère à Roots un statut culte parmi les fans et les collectionneurs de bootlegs.
Un héritage en demi-teinte, mais un adieu éloquent
Au final, Rock ‘n’ Roll incarne un album de transition, souvent perçu comme un “labour of love” terni par des frasques et des procédures légales. Il n’atteint pas les sommets des classements, mais décroche tout de même la 6ᵉ place au Billboard et au UK Albums Chart. Lennon y démontre sa capacité à revenir à la simplicité rock, même si l’absence de nouveautés l’empêche d’apparaître comme un acte créatif majeur.
C’est pourtant un projet cher à Lennon, passionné par cette musique qui l’a formé. L’interprétation de “Stand By Me” restera l’une des meilleures de sa période post-Beatles. On y sent à la fois la nostalgie d’un gamin de Liverpool fan de Little Richard, et la lassitude d’une star qui traverse un divorce moral avec sa vie de rockeur flamboyant.
Quelques mois après la sortie, Lennon se réconcilie avec Ono, entame son fameux “house-husband period”. La suite est connue : pendant cinq ans, le silence, avant le retour triomphal et tragique de 1980. Dans ce sens, Rock ‘n’ Roll est un ultime clin d’œil à l’adolescent qu’il fut, amateur de rythm & blues, avant de s’effacer de la scène. Il referme un chapitre, celui du Lost Weekend et des tribulations judiciaires, pour amorcer un retrait familial complet.
Rock ‘n’ Roll peut se lire comme un hommage au patrimoine musical qui a nourri Lennon, un pied-de-nez à la routine pop et une manière de régler ses comptes (au sens propre, vu les obligations contractuelles) avec Morris Levy. Derrière un désordre apparent — deux producteurs, Spector et Lennon, des musiciens multiples, des disputes légales — le disque reflète la volonté de l’ancien Beatle de retomber amoureux du rock qui l’avait fait rêver adolescent. Sans marquer l’histoire autant que Plastic Ono Band ou Imagine, l’album se hisse néanmoins dans les charts et s’accompagne d’un single mémorable, “Stand By Me”. Puis Lennon quitte la scène sur cette note nostalgique, enclenchant un silence de plusieurs années.
Ainsi, Rock ‘n’ Roll demeure un témoignage sincère, quoique tumultueux, des racines rock de Lennon, un baroud d’honneur avant la retraite, et l’achèvement tourmenté de la parenthèse infernale du “Lost Weekend”.
