Dans mon introduction à ma traduction du Vijnâna-bhairava-tantra (Le tantra de la reconnaissance de soi, paru chez Almora), j'avais déjà noté que le maître bouddhiste Advaya-vajra (XIè siècle), que les Tibétains identifient à Maitripâda, citait des versets du tantrisme non dualiste dans ses écrits.
En voici un autre exemple.
Dans sa Méditation sur l'initiation (Seka-nirṇaya), il cite un verset de l'Ucchuṣma-tantra :
śiva-śakti-samāyogāt sat-sukhaṃ parama-advayam |
na śivo nāpi śaktiś ca ratna-antargata-saṃsthitam ||
Magnifique verset que l'on peut traduire ainsi :
"De l'union de Shiva et Shakti
naît le vrai bonheur, la vraie non-dualité.
[Sans cette union], il n'y a ni Shiva, ni Shakti,
[et alors le vrai bonheur] reste [caché comme l'éclat d'un joyau reste]
à l'intérieur du joyau [tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le frapper]"
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L'idée que tout devient possible seulement par l'union de Shiva et Shakti est au cœur des traditions Kaula, le tantrisme non dualiste, par exemple dans le Secret de la tradition kaula (Kaula-rahasya) :
śivaśaktisamāyogāt kiṃ na siddhyati bhūtale |
"En ce monde, qu'est-ce qui ne peut-être être réalisé par l'union de Shiva et Shakti ?"
Shiva et Shakti ne sont pas deux divinités lointaines. Ainsi, quand je goûte ce café, ce qui est goûté est Shiva. La saveur, la conscience, l'expérience du café est Shakti. Même cette expérience banale est, en réalité, une union de Shiva "contracté" avec Shakti "contracté".
Mais, même dans ce moment ordinaire, Shiva reste Shiva - lumière sans limites - et Shakti reste Shakti - conscience de soi sans limites. Et le plaisir que je goûte, la délectation que j'éprouve est en réalité l'union de Shiva et de Shakti. Tel est le Soi selon la tradition des Yoginîs. La pratique consiste à reconnaître cette union, cet émerveillement, à chaque mouvement du cycle du jour et de la nuit.
Le "vrai bonheur" est caché en nous, dans notre chair, comme l'éclat d'un joyau reste "caché" en lui, tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le toucher.
