Yoko Ono est une figure de l’art contemporain, pionnière du mouvement Fluxus et militante pacifiste. Née au Japon, elle a traversé plusieurs décennies de l’histoire culturelle et politique. Artiste avant-gardiste, elle a participé à l’épanouissement de la contre-culture, mêlant art, musique et activisme. Bien que souvent critiquée pour son rôle dans la rupture des Beatles, son parcours révèle une détermination sans faille à promouvoir la paix et l’expérimentation artistique, de ses premières performances aux installations participatives.
Yoko Ono est une figure majeure de l’art contemporain, dont la notoriété est indissociable de sa relation avec John Lennon et de son implication dans l’épopée post-Beatles. Pourtant, la réduire à un simple rôle d’épouse ou de muse serait méconnaître la richesse d’une carrière où se croisent performance artistique, engagement pacifiste et exploration musicale avant-gardiste. Née au Japon en 1933, Yoko Ono a traversé presque un siècle d’histoire culturelle et politique, façonnant un parcours singulier qu’elle a toujours placé sous le signe de l’expérimentation. À la fois plasticienne, chanteuse, réalisatrice de films expérimentaux et activiste pacifiste, elle développe depuis les années 1960 un art basé sur l’interaction et l’immatériel. Souvent décriée, parfois incomprise, elle est devenue, au fil des décennies, l’une des icônes de la contre-culture et un symbole de l’héritage conceptuel issu du mouvement Fluxus. Son histoire, depuis son enfance tokyoïte jusqu’à l’ouverture d’une tour de la paix en Islande, nous éclaire sur la persistance d’un idéal humaniste et la vitalité d’une création qui repousse sans cesse les frontières du possible.
Sommaire
- UNE ENFANCE ENTRE LE JAPON ET LES éTATS-UNIS
- LA SCèNE NEW-YORKAISE ET LE MOUVEMENT FLUXUS
- CUT PIECE : UNE ICÔNE DU HAPPENING FéMINISTE
- GRAPEFRUIT : LA POéTIQUE DE L’INSTRUCTION
- LA RENCONTRE AVEC JOHN LENNON : UNE FASCINATION RéCIPROQUE
- LES BED-INS : ENTRE PAIX ET PERFORMANCE
- LES EXPéRIMENTATIONS MUSICALES : LE PLASTIC ONO BAND
- ENGAGEMENT POLITIQUE ET DéFENSE DU PATRIMOINE LENNON
- LES INSTALLATIONS PARTICIPATIVES : WISH TREE, ARISING…
- POLéMIQUES AUTOUR DES BEATLES ET DE LEUR RUPTURE
- UNE RéCEPTION RéVISéE ET UN STATUT ICONIQUE
- HéRITIèRE DE LENNON ET RECHERCHE DE LA PAIX
- UNE LONGéVITé CRéATIVE SANS COMPROMIS
- HéRITAGE ET PERSPECTIVES
- EPILOGUE : UN VASTE TERRAIN D’EXPLORATION
UNE ENFANCE ENTRE LE JAPON ET LES éTATS-UNIS
Yoko Ono voit le jour le 18 février 1933 dans un Japon encore sous l’Empire, au sein d’une famille aisée. Son père, Eisuke Ono, est banquier, et sa mère, Isoko, descend d’une lignée adoptée par la puissante famille Yasuda. Le prénom “Yōko” (洋子) peut se traduire par “enfant de l’océan”, ce qui, selon l’interprétation qu’en fera plus tard John Lennon, résume en partie son attrait pour la liberté et l’insondable. Pendant les premières années de sa vie, Yoko Ono partage son existence entre Tokyo et des séjours en Californie, son père étant muté régulièrement. Cette oscillation lui impose tôt une forme de déracinement, marquant son sentiment de toujours se trouver “en dehors” de la norme.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, la famille est renvoyée au Japon. Les bombardements sur Tokyo frappent de plein fouet la capitale. Yoko Ono et ses proches se réfugient un temps dans la campagne, subissant la faim et le dénuement. De ces années rudes, elle retiendra l’idée d’une vie ponctuée de désastres, mais aussi l’obligation pour l’individu de se réinventer en toutes circonstances. Son adolescence au Japon se poursuit dans des écoles élitistes comme le Gakushūin, puis la guerre achevée, elle rejoint ses parents à New York, où ils ont émigré en 1952. Yoko Ono a alors 19 ans, et découvre la bouillonnante scène culturelle de Manhattan.
Elle s’inscrit au Sarah Lawrence College, où elle étudie la musique et la littérature, rêvant d’expérimenter de nouveaux modes d’expression. À la même époque, elle rencontre Toshi Ichiyanagi, qu’elle épouse en 1956. Ce premier mariage se dissout quelques années plus tard, mais il la relie déjà aux milieux artistiques avant-gardistes, notamment ceux qui fréquentent John Cage ou d’autres figures américaines de la musique expérimentale. S’emparant des audaces du minimalisme et du dadaïsme, Yoko Ono va construire pas à pas son langage artistique propre.
LA SCèNE NEW-YORKAISE ET LE MOUVEMENT FLUXUS
Dans le New York des années 1960, Fluxus se présente comme un mouvement international, mené par des artistes radicaux comme George Maciunas. Leur credo consiste à brouiller les frontières entre art et vie, entre créateur et public, en privilégiant la performance, le happening et une certaine forme de dérision conceptuelle. Les œuvres Fluxus tiennent parfois à de simples instructions, invitant le spectateur à participer activement. Yoko Ono, qui rejette l’enrôlement formel dans le mouvement, partage cependant ses idées. C’est ainsi qu’en 1961, Maciunas lui organise sa première exposition solo à l’AG Gallery. Dès cette période, elle conçoit des pièces participatives, à l’image de Painting to Be Stepped On, un fragment de toile posé sur le sol et que le public est invité à piétiner, ou encore Ceiling Painting (aussi appelée « Yes Painting »), où le visiteur grimpe sur une échelle pour lire, à travers une loupe, le mot “YES” écrit en minuscule.
L’un des gestes fondamentaux de l’art de Yoko Ono réside dans la juxtaposition d’un objet familier (une toile, une échelle, une loupe) et d’une consigne invitant le public à réagir. Cette attitude, qui peut être perçue comme austère ou conceptuelle, préfigure la notion d’ « art comportemental », dans laquelle l’artiste jette un pont entre l’idée et l’action, entre l’objet et la performance. Dans son loft du 112 Chambers Street, Ono organise avec La Monte Young une série de concerts et d’événements déroutants. Elle expérimente de nouvelles formes sonores, en écho à l’enseignement de John Cage, dont elle a été brièvement l’élève. L’audience découvre, non sans étonnement, ces “événements” où tout semble permis, où le son se confond avec le quotidien.
CUT PIECE : UNE ICÔNE DU HAPPENING FéMINISTE
En 1964, Yoko Ono conçoit et réalise Cut Piece, considéré par l’histoire de l’art comme l’une des performances majeures du XXe siècle. La première représentation a lieu à Kyoto, puis elle la rejoue à New York et Londres. Assise sur scène, vêtue d’un tailleur soigné, Yoko Ono invite le public à venir découper, à l’aide de ciseaux, des fragments de ses vêtements. Peu à peu, ses habits se délitent, révélant son corps dénudé. Cette mise en danger, pourtant calme et silencieuse, confronte les spectateurs à leur propre rapport au voyeurisme, à l’agressivité et à la nudité féminine.
Cut Piece sera interprété et réactivé par d’autres performers, dont Charlotte Moorman et Carolee Schneemann. Cette performance se veut un commentaire sur la vulnérabilité, la passivité, mais également sur la faculté de résister. Ono se tait, observe, et prolonge l’acte aussi longtemps qu’elle l’estime nécessaire. Les critiques y verront un moment clé de l’art conceptuel et un geste pionnier dans la direction du féminisme artistique, où le corps de la femme devient l’espace d’un questionnement politique. Des décennies plus tard, en 2003, Yoko Ono rejoue Cut Piece à Paris pour dénoncer les tensions géopolitiques de l’époque. Elle affirme que c’est “un moment où nous devons nous faire confiance les uns les autres”.
GRAPEFRUIT : LA POéTIQUE DE L’INSTRUCTION
Un autre jalon crucial de la pensée artistique de Yoko Ono apparaît avec la publication du livre Grapefruit en 1964. Dans cet objet à l’apparence minimaliste, l’artiste offre une série d’instructions, parfois cryptiques, parfois poétiques, destinées au lecteur-participant. On peut y lire : « Cachez-vous jusqu’à ce que tout le monde rentre chez soi. Cachez-vous jusqu’à ce que tout le monde vous oublie. Cachez-vous jusqu’à ce que tout le monde meure. » L’œuvre, reproduite et rééditée plusieurs fois (notamment par Simon & Schuster en 1971, puis en 2000), agit comme un mode d’emploi existentiel, où chaque page est une invitation à la réflexion ou à la rêverie.
John Lennon raconte d’ailleurs qu’une des pages de Grapefruit lui a inspiré une démarche similaire lorsqu’il grimpe sur l’échelle de Ceiling Painting/Yes Painting en 1966, rencontrant Ono à la Indica Gallery. Le mot « YES », découvert par Lennon, incarne un optimisme contrastant avec le ton cynique de bien d’autres artistes conceptuels de l’époque. C’est précisément dans ce grand “oui” que Lennon a reconnu une éthique, une liberté sans borne — qui sera, quelques années plus tard, l’une des clés de leur union.
LA RENCONTRE AVEC JOHN LENNON : UNE FASCINATION RéCIPROQUE
La légende veut que Yoko Ono, préparant une exposition londonienne, se rende dans un premier temps chez Paul McCartney pour demander des partitions à inclure dans un livre (le projet Notations de John Cage). McCartney la renvoie vers Lennon, jugeant l’affaire secondaire. Au cours de l’exposition d’Ono à la Indica Gallery en novembre 1966, Lennon, déjà star mondiale grâce aux Beatles, est intrigué par la démarche conceptuelle de l’artiste. Il monte sur l’échelle, lit ce fameux “YES”, et ressent une bouffée de fraîcheur. Il propose, un peu plus tard, de planter un clou dans l’une de ses œuvres, et Ono lui répond qu’il devra payer pour le faire. Lennon, sans argent sur lui, déclare qu’il paiera « cinq shillings imaginaires », ce qui amuse fort la plasticienne.
La suite de leur relation s’inscrit dans une complicité artistique de plus en plus évidente. Yoko Ono envoie à Lennon des lettres, des instructions, des idées de performances. Leur rencontre amoureuse, vers 1968, se fera dans le sillage de la réalisation de l’album révolutionnaire Unfinished Music No.1: Two Virgins, un disque bruitiste et expérimental, dont la pochette — un nu intégral de Lennon et Ono — scandalise l’opinion publique. L’affaire déteint sur le moral des Beatles, déjà fragilisés par leurs dissensions internes. Lorsque Lennon épouse Ono le 20 mars 1969, ce n’est plus seulement un fait divers : c’est une déclaration artistique. Ils se présentent désormais comme un duo, collaborant sous le nom de “Plastic Ono Band”.
LES BED-INS : ENTRE PAIX ET PERFORMANCE
Devenus mari et femme, John Lennon et Yoko Ono organisent des événements médiatiques à la frontière de la performance Fluxus et de l’activisme. Leur lune de miel se transforme en “Bed-In for Peace” à l’hôtel Hilton d’Amsterdam, en mars 1969. Les journalistes sont conviés, surprenant le couple resté au lit, vêtus de pyjamas, expliquant leur engagement pour la paix et dénonçant la guerre du Viêt Nam. Quelques semaines plus tard, ils réitèrent l’initiative à Montréal, au Fairmont Reine Elizabeth, où ils enregistrent l’hymne “Give Peace a Chance”. Cette chanson, créditée officiellement au duo Lennon-McCartney, est en réalité composée par Lennon et Ono, geste qui témoigne de la confusion entre les identités artistiques de chacun.
Dans la foulée, Lennon et Ono réalisent diverses actions autour de l’idée de bagism, concept selon lequel toute personne peut porter un sac couvrant intégralement son corps pour suspendre toute forme de jugement ou de discrimination. Cet humour dadaïste, signe de rébellion, fige l’image d’un couple excentrique aux yeux du grand public, alors que la presse britannique, peu amène, surnomme Ono « la femme qui a brisé les Beatles ». L’incompréhension est d’autant plus virulente qu’Ono est une femme japonaise, considérée comme étrangère à la culture pop anglo-saxonne. Lennon, quant à lui, défend farouchement son épouse, rejetant l’idée qu’elle soit responsable de la dissolution du groupe. Malgré les rumeurs, George Harrison lui-même affirmera, bien plus tard, que les tensions internes existaient bien avant l’arrivée d’Ono dans l’orbite des Beatles.
LES EXPéRIMENTATIONS MUSICALES : LE PLASTIC ONO BAND
Entre 1969 et 1973, Yoko Ono déploie une trajectoire musicale singulière, fondée sur l’improvisation, la déconstruction des formes pop, le bruitisme et l’influence du free jazz. Son premier album solo, Yoko Ono/Plastic Ono Band, paraît en 1970, en parallèle du John Lennon/Plastic Ono Band de son mari. Bien que l’instrumentation (Ornette Coleman, Ringo Starr, etc.) confère une aura rock à l’ouvrage, l’approche vocale d’Ono reste radicale : cris, onomatopées, éructations proches de la transe chamanique. Elle trouve ainsi un terrain commun avec les avant-gardes jazz (notamment Coleman ou Albert Ayler). Le succès commercial est marginal, mais la critique underground y voit une audace qu’elle salue. Plusieurs de ses albums — Fly (1971), Approximately Infinite Universe (1973), Feeling the Space (1973) — poussent encore plus loin cette exploration du son.
Après l’assassinat de Lennon, survenu le 8 décembre 1980, Ono poursuit sporadiquement sa carrière musicale. Des pièces comme Season of Glass (1981) expriment un lyrisme poignant ; la pochette du disque montre les lunettes ensanglantées de Lennon près d’un verre à moitié rempli. Puis, dans les années 1990, elle effectue un retour à l’écriture expérimentale (boîte de 6 CD rétrospective nommée Onobox) et s’ouvre à la scène techno/dance, notamment via des remixes d’anciens morceaux. Les DJ de renom, tels Peter Rauhofer, Danny Tenaglia ou Pet Shop Boys, transforment des titres comme « Walking on Thin Ice » en hymnes pour les clubs. À sa grande surprise, Yoko Ono devient ainsi, à plus de soixante-dix ans, une figure récurrente du hit-parade dance, cumulant plusieurs premières places dans le Billboard Dance Chart.
ENGAGEMENT POLITIQUE ET DéFENSE DU PATRIMOINE LENNON
En parallèle, Ono incarne la gardienne de l’héritage de John Lennon, finançant le mémorial Strawberry Fields à Central Park, face au Dakota Building où Lennon fut assassiné. Elle parraine l’ouverture de la tour Imagine Peace Tower en Islande, allume périodiquement son faisceau lumineux pour symboliser l’espoir d’une planète unie. Elle a aussi créé le John Lennon Museum à Saitama, au Japon (fermé en 2010), et a soutenu diverses causes caritatives.
Militante pacifiste, elle lance régulièrement des campagnes pour la non-violence. En 2002, elle inaugure une bourse artistique, le LennonOno Grant for Peace, récompensant des défenseurs de la paix. Le message “War Is Over! If You Want It” apparaît sur des panneaux publicitaires dans plusieurs grandes villes, en mémoire des actions menées avec Lennon en 1969. Par ailleurs, elle soutient des organisations écologiques et s’oppose au fracking, rejoignant en 2012 Mark Ruffalo et d’autres célébrités au sein du collectif « Artists Against Fracking ».
Lors du débat sur le port d’armes aux états-Unis, particulièrement à la suite des tueries de masse, Yoko Ono publie un tweet en 2013, montrant les lunettes ensanglantées de John, rappelant que plus d’un million de personnes ont péri par arme à feu depuis 1980. L’image, violemment explicite, suscite un grand émoi, soulignant son talent pour l’impact visuel militant.
LES INSTALLATIONS PARTICIPATIVES : WISH TREE, ARISING…
Si Yoko Ono est souvent associée au happening, elle développe aussi diverses installations durables. Wish Tree est un concept récurrent depuis les années 1990 : un arbre est installé, le public est invité à y accrocher un vœu inscrit sur un bout de papier. L’arbre se couvre de messages, symboles de désirs intimes, et l’artiste transfère périodiquement ces souhaits à la tour Imagine Peace en Islande. De San Francisco à Londres, en passant par Tokyo, Copenhague ou Liverpool, ces arbres rappellent la poésie qu’incarne l’espoir collectif.
En 2015, l’œuvre Arising présentée à Venise s’attaque plus directement aux enjeux féministes, abordant la question de la violence envers les femmes. Ono convie celles qui ont été victimes d’agressions à envoyer un témoignage, joint à une photographie de leurs yeux. L’ensemble compose une archive poignante, exposée sur des murs, évoquant la fragilité du corps féminin et la nécessité d’entendre leur parole. Les motifs d’un phénix surgissant des cendres s’allient à la puissance du feu. C’est là un rappel du désir d’Ono de réveiller la « Women Power » qui sommeille en chacune.
Autre exemple, Skylanding, érigée en 2016 à Chicago dans le Jackson Park, renoue avec son rêve de paix : l’installation prend la forme de pétales sortant du sol, célébrant le rapprochement entre les cultures et la mémoire historique (Jackson Park fut le lieu où s’étaient déroulés des échanges liés à l’Exposition Universelle de 1893).
POLéMIQUES AUTOUR DES BEATLES ET DE LEUR RUPTURE
Longtemps, Yoko Ono fut considérée comme la responsable de la séparation des Beatles. Les tabloïds britanniques, désireux de trouver un bouc émissaire, se sont acharnés sur cette femme asiatique et avant-gardiste. Paul McCartney lui-même, dans les années 1970, se montre réservé vis-à-vis de son influence sur John. Cependant, bien plus tard, en 2012, McCartney déclarera publiquement qu’Ono n’avait pas brisé le groupe, reconnaissant que les problèmes entre les membres existaient depuis longtemps. Harrison avait déjà affirmé quelque chose de similaire, tandis que Lennon, de son vivant, démentait également cette rumeur.
Yoko Ono n’échappe pas non plus à la controverse dans la gestion de l’héritage Lennon–McCartney. À la mort de Lennon, elle soutient l’idée que certaines compositions devraient être attribuées conjointement à Lennon et elle-même (comme « Give Peace a Chance »). McCartney voit parfois cette démarche comme une réécriture de l’histoire. Toutefois, les tensions s’apaiseront au fil des années, allant jusqu’à un éloge de McCartney, mentionnant que la présence d’Ono a stimulé l’exploration artistique de Lennon.
UNE RéCEPTION RéVISéE ET UN STATUT ICONIQUE
Jusqu’à la fin des années 1970, la plupart des commentateurs populaires taxent Yoko Ono de “charlatan”, incapable de créer une musique accessible. Son chant « primal » et son approche extrême ne correspondent pas à la norme rock ou pop. Les milieux plus branchés l’accueillent cependant positivement, louant sa liberté totale. L’évolution radicale de la scène musicale — la naissance du punk, de la new wave, de la noise music — finit par révéler Yoko Ono comme une pionnière, particulièrement lorsque des groupes tels que Sonic Youth, The B-52’s ou Meredith Monk la citent en référence.
À partir des années 1980, et plus encore dans les années 1990, les institutions muséales se ravisent. En 1989, le Whitney Museum de New York lui consacre une rétrospective, confirmant son statut de grande figure de l’art conceptuel. La publication de l’anthologie de 6 CD Onobox en 1992 permet à une nouvelle génération de découvrir sa discographie. Ses morceaux “Walking on Thin Ice”, “Kiss Kiss Kiss” ou encore “Every Man Has a Woman Who Loves Him” sont réévalués, tandis que ses performances Cut Piece et Bed-In entrent dans l’imaginaire collectif du XXe siècle. Son projet “Yes Yoko Ono” en 2000 sillonne musées et galeries. Les honneurs se multiplient : en 2009, elle reçoit un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière à la Biennale de Venise.
La renommée tardive de Yoko Ono s’étend même aux clubs de dance : ses remixes, diffusés depuis le tournant des années 2000, obtiennent régulièrement la première place dans le « Billboard Hot Dance Club Songs ». En 2013, à plus de 80 ans, elle se produit sur scène, entre autres au Meltdown Festival qu’elle a elle-même organisé à Londres, invitant Lady Gaga ou Thurston Moore. Ce climat d’appréciation, diamétralement opposé à la hargne qui l’a longtemps entourée, atteste d’une mue de la perception publique. Yoko Ono y apparaît désormais comme la matriarche d’une frange expérimentale qui n’a cessé de semer son influence.
HéRITIèRE DE LENNON ET RECHERCHE DE LA PAIX
Après l’assassinat de John Lennon le 8 décembre 1980, Ono traverse un deuil qui se mue en mission : préserver l’œuvre de Lennon et en propager le message. Elle finance en 1985 le mémorial Strawberry Fields à Central Park, où de nombreux fans se recueillent chaque année. Plus tard, elle fait édifier en Islande la tour Imagine Peace Tower, un phare lumineux allumé chaque 9 octobre, jour de l’anniversaire de Lennon, jusqu’au 8 décembre, date de sa mort.
Parmi ses engagements récents, elle s’oppose à la prolifération des armes à feu aux états-Unis, publie sur les réseaux sociaux des images-choc, milite en faveur de l’écologie et du respect des droits humains. Parallèlement, elle continue d’élaborer des expositions. Son art se veut, plus que jamais, participatif. Des bannières “War Is Over (If You Want It)” ornent les places publiques ; dans ses performances de 2010-2020, elle invite le public à formuler des vœux ou à réfléchir à la condition des réfugiés. Ses tweets, souvent lapidaires, sont une extension contemporaine de ses « instructions » type Grapefruit : quelques mots pour attiser l’imagination ou dénoncer une injustice.
L’essence même de son approche demeure la confiance dans la force de l’idée. Les objets sont parfois secondaires : l’œuvre est dans l’esprit, dans l’échange et la relation humaine. Cette orientation résonne parfaitement avec la philosophie de Fluxus, qui proclamait que l’art est la vie et la vie est l’art.
UNE LONGéVITé CRéATIVE SANS COMPROMIS
À plus de 90 ans (elle est née en 1933), Yoko Ono demeure un symbole de modernité. Quiconque la considère uniquement comme la veuve de Lennon passerait à côté d’une productrice de disques, d’une performeuse, d’une militante émérite. Son catalogue d’albums, de Unfinished Music No.1: Two Virgins à Warzone, en passant par des collaborations avec ses groupes Plastic Ono Band successifs, dresse le portrait d’une femme libre, n’ayant jamais hésité à confronter le grand public. Ses films expérimentaux, comme No. 4 (Bottoms), ou Fly, sont devenus des références pour les historiens du cinéma underground. Ses livres, dont Grapefruit et Acorn, conservent une aura quasi mystique, maniant l’humour et l’injonction poétique.
Si son militantisme a pu agacer certains, il faut souligner le dévouement de Yoko Ono à la cause pacifiste : que l’on songe à ses “Bed-Ins” de 1969, à ses messages “Imagine Peace” relayés sur des panneaux d’affichage à travers le monde, ou encore à sa solidarité envers les victimes de catastrophes naturelles (aux Philippines, au Japon). Les bourses qu’elle a créées, comme le LennonOno Grant for Peace, encouragent les artistes et défenseurs des droits humains. On ne compte plus les actions entreprises pour maintenir la mémoire de Lennon vivante, ni sa générosité dans le soutien d’associations.
Cette ténacité à lier art et vie, contestation et poésie, a fini par imposer Yoko Ono comme une conscience inspirante pour toute une nouvelle génération d’artistes, de musiciennes, d’activistes ou de DJ. Quand on songe au parcours entamé dans le Tokyo déchiré des années 1940 et qui s’achève, ou du moins se prolonge, dans l’ère numérique, on ne peut qu’admirer sa capacité d’adaptation et sa volonté inébranlable de diffuser le rêve d’une humanité pacifiée.
HéRITAGE ET PERSPECTIVES
Certains historiens de l’art considèrent Yoko Ono comme l’une des principales contributrices au mouvement conceptuel. D’autres la rattachent d’emblée au féminisme, la citant en exemple pour avoir anticipé, via Cut Piece, la question du corps féminin mis en scène. Sa musique, d’abord moquée, trouvera son prolongement dans l’avant-garde punk ou la noise, et même dans l’ambient ou la dance électro, via ses collaborations avec des DJ reconnus. Son nom orne aujourd’hui des expositions dans les musées les plus prestigieux (MoMA, Whitney, Schirn Kunsthalle) et figure parmi les lauréates de prix internationaux, du Lion d’Or de Venise (2009) au Japon Art Association.
Plus fondamentalement, Yoko Ono reste une figure de l’expérimentation plastique et sonore. Ses performances et instructions invitent chacun à devenir acteur de l’œuvre, refusant la passivité. Cette philosophie de la participation — imaginable dès Grapefruit, assumée dans Cut Piece, reprise avec Wish Tree ou d’autres installations — témoigne de sa foi en la possibilité d’un dialogue universel. Elle voit en l’art un médium capable de reconnecter les individus autour de l’idée la plus simple : “Imagine peace”. En un sens, on peut dire que sa trajectoire ne cesse de poursuivre cette utopie, longtemps associée à Lennon, mais dont Yoko Ono fut et demeure la gardienne opiniâtre.
Son influence dépasse le champ restreint de l’art. Les happenings, l’usage des réseaux sociaux, la défense constante des minorités et de la non-violence, montrent combien elle a su prolonger l’héritage de la contre-culture des années 1960 dans le XXIe siècle. Les plus jeunes la découvrent via les remix électro de “Walking on Thin Ice” ou via des documentaires consacrés aux Beatles, en la considérant d’un œil moins sévère que leurs aînés. L’histoire a réhabilité la voix d’une femme que l’on comparait, à tort, à une simple accompagnatrice. Au contraire, sa détermination et son langage unique en font désormais une légende à part entière.
EPILOGUE : UN VASTE TERRAIN D’EXPLORATION
Yoko Ono, à plus de 90 ans, s’est faite discrète depuis quelques années, laissant son fils Sean prendre en main certains projets. Son nom continue pourtant de résonner, qu’il s’agisse de son positionnement sur les armes à feu, de ses tweets incisifs ou du flux continu d’expositions qui lui sont dédiées. Ses nombreuses collaborations (avec l’orchestre de jazz d’Ornette Coleman, avec Thurston Moore de Sonic Youth, Lady Gaga, le groupe Cat Power, entre autres) attestent d’une curiosité insatiable.
Au-delà de la polémique liée à la séparation des Beatles, au-delà du rôle d’épouse ou de muse, il apparaît que Yoko Ono reste un symbole d’authenticité. Son parcours interroge la frontière entre l’art et la vie : lorsqu’elle invitait le public à couper ses vêtements, lorsqu’elle envoyait un “YES” à travers une loupe, ou lorsqu’elle transformait sa chambre d’hôtel en scène mondiale pour prôner la paix, c’était toujours pour insuffler de la vie et de la conscience dans chaque geste.
L’héritage de Yoko Ono se formule dans la multiplicité : de la plasticienne conceptuelle à la chanteuse avant-gardiste, de la performeuse à l’activiste inlassable, en passant par la gardienne du temple lennonien et la mère d’un musicien prometteur. Tout au long de sa route, elle n’a cessé de défendre l’idée qu’une instruction, un simple mot, “peut changer la conscience et, partant, le monde”. De Cut Piece à Wish Tree, des Bed-Ins pour la paix à la Tour Imagine Peace, elle forge l’image d’une artiste totale, dont l’influence s’est muée avec le temps en respect profond, bien au-delà du scandale ou de l’animosité d’autrefois. On peut donc conclure, sans craindre d’exagérer, que Yoko Ono demeure, dans l’histoire de l’art comme dans celle du rock et de la culture globale, l’une des rares personnalités à avoir constamment cherché à faire fusionner poésie, action politique et réenchantement de la réalité.
