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L’amateur d’art en pisteur alerte d’indistinct

Publié le 27 novembre 2025 par Comment7
L’amateur d’art pisteur alerte d’indistinct

Fil narratif à partir de : quelques toiles de Liza Lacroix, galerie Chantal Crousel, Paris – Baptiste Morizot, Le regard perdu, à l’origine de l’art pariétal animal, Actes Sud 2025 – une vie de lecteur – oiseaux et vélo…

L’amateur d’art pisteur alerte d’indistinct

Forcément, lesté d’un corps-organisme-lecteur, il sonde souvent ce que c’est, lire, les rampes de lancement qu’ouvre la lecture à ses rêveries essentielles. Ce n’est pas qu’une histoire d’évasion dans le cadre rigide de livres, de papier, délimité par le marché de l’édition, ça remue tous les domaines de son existence, ça tient en éveil ses moindres tropismes, inlassable « pistage alerte de formes implicites », cet implicite qui aiguise ses désirs … 

Paroi mentale des lectures englouties,

d’où surgissent des sous-textes improbables

Yeux et visages vagabondent dans les horizons de lignes imprimées, livre ouvert, main prête à tourner la page ou à souligner, annoter. Il en a fait une activité non linéaire. A partir du récit – qu’il s’agisse de fictions ou de sciences humaines, c’est toujours de l’ordre du récit -, il papillonne les ailleurs. Les pages nouvelles s’intègrent, se fondent dans l’épaisse et infinie paroi de toute la matière déjà lue, métabolisée, métastabilisée,depuis qu’il lit et a ouvert son premier livre, cette paroi qu’il lui est vital d’alimenter, de maintenir en vie, en croissance (et qui, elle, a besoin de lui pour tisser cette voie d’individuation et de transindividuation). Et à la surface de cette paroi de narrations captées, formalisées, transmises par d’autres êtres vivants, la plupart mort-es et enterré-es, son esprit procède à ce qui est, pour lui, la véritable lecture, cherchant dans le sous-texte la forme d’idées, le surgissement d’images imprévisibles, stimulant l’envie de chercher, de fouiller la nécromasse spirituelle de l’humanité, son désir de vivre. Ces idées et images le guidant au seuil de sensations où penser à nouveaux frais les vieilles rengaines qui l’obsèdent, le poursuivent, ne proviennent pas, rarement, des mots et phrases alignées sur les pages ouvertes devant lui, mais de la manière dont celles-ci réactivent, exhument des images et idées lues ou vues ailleurs, à d’autres moments, parfois très anciens. Cela se produit en général quand une formule, une association de mots, une allitération, une métaphore, un effet de style singulier, convoque, pour déclencher une compréhension adéquate, un effort remémoration vers quelque chose d’enfouis, en tout cas situé ailleurs, hors pages. Un motif auquel il est sensible, qui évolue, qui varie ses occurrences, ses apparitions, une sorte d’animal chimérique dont il guette les apparitions. 

Lire, chasse, style

Ce regard avide qui ne cesse de scruter la paroi où se côtoie le déjà lu, ce qui est en train d’être lu et tout le lisible en friche, à venir, puise dans le savoir-faire instinctif de l’œil du chasseur tel qu’analysé par Baptiste Morisot et où il voit l’origine, chez nos ancêtres préhistoriques, de la capacité à voir venir à eux, depuis les parois de roches, des formes d’animaux qu’ils vont ensuite dessiner, peintre. Capacité de voyance surentraînée par leur vie quotidienne où, apercevoir et identifier d’un coup d’œil, de façon quasi inconsciente, quel est l’animal qui se pointe là-bas, sur telle lisière, en tel creux ou sur tel promontoire de la steppe, est une question de vie et de mort, en tout cas de survie. Non pas photo réaliste de la bête, mais capture fulgurante de son identité schématique, ce qui la distingue de tous les autres, son style. L’efficacité de cette identification s’appuyant sur une multitude d’exercices en temps réel, transformés en mémoire, véritable bibliothèque de schémas de d’animaux.

Lire, recréer de l’informe, l’indistinct fécond

Sa paroi à lui, mentale, telle qu’il l’imagine constituée au fil des ans par les œuvres lues (mais aussi vues, entendues, senties), n’est pas un répertoire savant de références dont il saurait quoi penser, précisément. Un capital culturel en bonne et due forme. Non, cela redevient un parchemin de choses informes, indistinctes. Tout comme les vraies parois rocheuses où les préhistoriques voyaient surgir les silhouettes de leur bestiaire, la sienne aussi « possède une puissance générative de formes, un pouvoir d’évocation matriciel, qui lui est propre », cela étant lié à « la manière dont elle est informe » (où tout ce qu’il a lu retourne, déterminé par sa lecture idiosyncrasique, à l’informe). « Elle n’est pas informe comme la page blanche, uniformisée industriellement, au sens de « sans la moindre forme ». Elle est informe au sens de privée de formes abouties, figuratives, claires, distinctes mais pour autant elle bruisse de « choses indistinctes » : des formes implicites métastables, des amorces de formes, en attente d’un acte relationnel de l’œil de les individuer comme des formes abouties. » (p.102) Chaque livre ouvert le branche sur le bruissement abyssal de l’ensemble de sa bibliothèque, cosmos de « choses indistinctes », et pourtant lues, assimilées, digérées.

A l’affût de motifs, de magie, lecture créative,

cordon ombilical (relié au vivant)

Quand, dans le texte lu (qui vient à lui autant qu’il va à lui), un tel motif apparaît, lui fait palpiter le cœur, cela dépasse le sens strictement attribuable aux caractères d’imprimerie qu’il a sous les yeux. Ceux-ci convoquent, involontairement, des morceaux d’images et d’idées surnageant d’autres textes, d’autres expériences esthétiques, se relient à une constellation de signes bien plus large. Ce qui fait que ce qui bouge vers lui depuis les pages ouvertes, vient de beaucoup plus loin. Pas du livre proprement dit, ni des intentions de l’auteur-trice, pas même directement de son esprit de lecteur, interprétant. Elles viennent d’une extériorité lointaine, un ailleurs d’où des possibles envoient leurs ondes. Ce qui renvoie à « ce que Simondon appelle le « caractère d’extériorité » des images », « elles ne sont pas de pures créations du sujet, voulues, gouvernables à l’envi, et c’est dire qu’il y a une part d’elles qui vient d’ailleurs que de la conscience, qu’elles sont des réalités relationnelles, forgées par la relation entre l’esprit et le monde. » (p.117) Cela, tant du côté de l’auteur-trice du texte, des images qu’il organise dans son écriture, que du lecteur-trice, qui réinvente le texte, le parcourt, le survole ou le dissèque, dans l’espoir qu’en surgissent des messages qui le transportent. Ceux-ci, dans le plaisir cognitif et esthétique, doivent évoquer une origine indécelable, surtout pas localisable en son intériorité de lecteur, en sa seule mémoire. Un régime de visions qui, à travers le texte, constitue une « invite puissante pour des interprétations, la recherche de significations et l’incorporation dans le cours de la vie et de l’action », cela surtout, la lecture et les images qui en naissent, imprévisibles, engendrent une activité qui l’aide à s’incorporer dans le cours de la vie et de l’action, pour se sentir en être, vivant ; soi-même créatif de quelque chose. Cela, qui ne se résume pas à un calcul de l’écrivain, (ou de l’artiste au sens large), de ses éditeurs et agents,, ni aux fonctions de l’appareil mental de lecture individualisé, singularisé, a quelque chose de magique. Comme devait être magique pour nos ancêtres de voir affleurer sur les parois rocheuses, des formes animales semblables à celles qu’ils observaient dans leur écosystème. Une magie telle qu’elle leur donnait envie d’en dessiner le style, chaque fois unique, les peindre en suivant les lignes, les formes, dans la pierre – avant même de savoir ce que signifiait dessiner et peindre. Et sans la prégnance, au début, d’un quelconque système religieux ou symbolique. « L’expérience de voir émerger les animaux de la pierre, dans une vision qui vient à soi et non de soi, est émotionnellement et esthétiquement assez puissante pour justifier à elle seule d’une puissance magique de la situation, et commander une part de l’acte de commencer à peindre, ou de songer à commencer à peindre (mille motifs peuvent ensuite se supplémenter) ». (p.162) 

On crée ce qui vient à soi, pas de soi. 

C’est cette magie première qu’il traque dans l’épaisseur des textes lus-à lire, masse imprimée qui ravine sa paroi rocheuse mentale. Ce n’est pas quelque chose que j’ai en moi et que je projette tel quel, depuis un « pur dedans ». Ca me met en relation avec… Ce relationnel signifiant que je rentre en contact avec quelque chose que je ne peux rationnaliser, et avec qui/quoi, je crée, que je sois artiste ou pas. (Il aime se murmurer ce genre de choses, en italiques). Rien ne se passe sans au préalable s’être rendu sensible, par une longue pratique tâtonnante, un écolage patient aux « invites », aux « formes implicites ». « … l’acte de création ne vient pas du pur dedans, mais il est relationnel et appelé du dehors par des invites qui sont des formes implicites (on crée ce qui vient à soi, pas de soi).Ce n’est pas le regard qui projette sa volonté sur le support passif, c’est la rencontre entre disponibilité et forme implicite, qui invite le regard préparé à faire émerger la forme déjà là virtuellement.’ (p.156) Être créatif dans sa vie, de sa vie, qui n’est pas réservé aux artistes, aux inventeurs, mais concerne tout le monde, s’agissant de singulariser, de faire sien le flux relationnel qui relie au vivant, peut se décrire comme « un pistage alerte des formes implicites » tel qu’il affleure dans le matériau que l’on aime scruter, paysages, littératures, peintures, architectures…

Écritures d’oiseaux, lecture coup d’ailes

La périphérie des pages lues, parfois, s’élargit, inclut d’autres formes d’écritures, d’autres catégories de signes, phagocyte la page blanche de la fenêtre, alternativement transparente et émaillée de taches vivantes, fugaces, insistantes, infimes mouvements extérieurs, à la limite du subjectif et de l’objectif, semblables à ceux qui fourmillent et rendent vivant le texte, de page en page. Ils semblent s’amuser à exciter le désir d’être détectés et interprétés, se montrer, se cacher. C’est, presque imperceptible, dans le champ visuel extérieur, mais tellement familier qu’il devient lui aussi décor mental, des oiseaux voletant dans les branches d’un résineux, affairés, face à son bureau. Ils trouvent là apparemment une pitance inépuisable. Dès lors, livre sur les genoux, il peut rester un temps indéfini à suivre des yeux l’écriture aérienne, primesautière, de ces chers oiseaux. Familles de mésanges, bleues, charbonnières, à longue-queue. L’œil s’exerce à les différencier instantanément, à les comparer. Parfois se glissent des intrus, pinsons, fauvettes, passages perturbant de merles, geais, pies. Mais les mésanges ! Elles viennent me voir ! Leur ballet toujours me remonte le moral ! Elles ne font pas que chercher leur nourriture, becquetant fruits et écorces. Elles jouent, elles échangent, elles socialisent. Lesquelles sont les parents, lesquelles sont les ainé-es (qui enseignent au plus jeunes ce que les parents leur ont appris) ? De jour en jour, il aimerait distinguer chaque individu, leur donner un nom, caractériser leur comportement singulier dans le groupe, personnaliser les échanges, formaliser leur communication. Faire en sorte que ce ne soit plus simplement « des mésanges », mais telle ou telle mésange, auxquelles il pourrait attribuer un nom. Ainsi du relationnel qu’il entretient, cycliste silencieux dans les méandres campagnards, avec les rapaces, faucons et buses, à l’affût dans les haies ou les fils électriques, qui le regardent passer ou s’envolent et planent en parallèle à sa course ; il pédale et, du coin de l’œil, sous le casque, il guette leur apparition, ils s’élèvent des prairies, une proie entre leurs serres, ils surgissent d’un bosquet, il entend d’abord leur cris. Ils jouent avec le vent. Les faucons en transe stationnaire. Une fois, une buse surgissant de maïs surplombant la route, dans un virage, lui effleure le visage. Il parcourt les mêmes routes, les mêmes campagnes, traversent leur territoire, ils doivent le reconnaître, à la longue. Lui cherche à les identifier, les reconnaître, aiguise son œil à saisir leurs traits singuliers.

Parois mentales, abris sous roches, galeries d’art,

étranges barbouillages de Liza Lacroix,

remémoration de peintures anthropophages

Et ainsi du regard qu’il exerce lors de ses courses urbaines, de galerie en galerie qui cessent d’être strictement des « cubes blancs’, mais des sortes d’abris sous roches où, scrutant les parois, il cherche les invites et formes implicites qui vont permettre de voir venir à lui des images qui l’inspirent, l’aident à entretenir en lui le fil créatif, anonyme, quelconque, qui le relie à d’autres (non, suis pas tout seul), au vivant. Où il cherche des images, des « motifs », qui relance sa curiosité, renouvelle l’énergie curieuse pour aller à la rencontre de ce que les humains inventent, imaginent. Non pas telle ou telle œuvre, entière, telle quelle, et qu’il pourrait photographier et considérer avoir capturé ce qui, en elle, lui importe. Non. Dans diverses œuvres, des éléments, des lignes, des éclats de couleurs, des éléments schématiques, des saillances stylées, des fantômes, des bouts de vision, des intentions. Ces configurations par lesquelles des imaginaires transitent d’un esprit à un autre, se transmettent d’un cerveau à un autre, matérialisant des réseaux de sensibilité. Quand il revient bredouille de ces longs « pistages alertes de formes implicites », quelle déprime ! Ou quelques fois, il rentre avec une énigme, le souvenir d’œuvres dont il ne sait quoi penser. Proche du rien. Mais qu’il ne parvient pas à effacer. Qui insiste. Comme quelques toiles de Liza Lacroix qu’il photographia, à tout hasard. Dans des sortes de ténèbres brouillées – qui lui rappellent des tréfonds obscurs de toiles anciennes sans remémoration précise, des détails oubliés, enfouis, il cherche du côté de Rembrandt ou des cannibales de Goya, telle qu’il dût les voir, il y a longtemps, en sa préhistoire culturelle à lui, avant qu’il sache ce que signifiait « peintre » et « peinture ». Des repentirs de peintre, un peu sanglants, des pelotes viscérales de formes déformées. On dirait des cocons agités de formes implicites. A force de scruter, de grossir l’image sur l’ordinateur, quelques fois, il en vient à distinguer des silhouettes, approximatives, incertaines. En pelotes d’agonie. Qui viennent à lui ou en train d’être englouties par la peinture, la toile ? Oui, ça lui évoque des gros plans picturaux de matières vivantes déchirées, dévorées, telle qu’il en fantasmait à partir d’une image de Goya, qui l’impressionnait tant, enfant, et qu’il allait regarder dans il ne sait plus quel livre dans la bibliothèque familiale (ou qui était reproduite en illustration d’un conte pour enfants ?), cela, non sans crainte, appréhension, la peinture ne laissait pas de l’inquiéter. Celles de Liza Lacroix renouvellent cette inquiétude. Des toiles prises, en leur centre, de convulsions dépressives, aspirant dans leur dérèglement, ce qui était représenté, peut-être même toute l’histoire de la peinture, et la retourne vers son origine, un bouillon d’indistincts. Barbouillages aux airs de chefs-d’œuvre inconnus, énigmatiques, sans âge. 

Pierre Hemptinne

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