En 1982, George Harrison livre avec Gone Troppo un album discret, lumineux et sincère. Enregistré dans son studio de Friar Park, entouré de proches musiciens, il signe un disque apaisé, sous-estimé à sa sortie mais redécouvert comme une pépite mélodique et artisanale.
Lorsqu’il paraît en novembre 1982 sur Dark Horse Records, « Gone Troppo » déroute. C’est le dixième album studio de George Harrison, enregistré une petite année après « Somewhere in England », et le dernier à honorer son contrat avec Warner Bros. On a souvent résumé ce disque à une livraison minimalement promue, comme si l’auteur, lassé par l’industrie du divertissement, l’avait fait en roue libre. C’est un raccourci. Car si « Gone Troppo » n’a pas bénéficié d’un plan marketing offensif, il n’en est pas moins un album travaillé, riche de trouvailles harmoniques, de textures chaleureuses et d’un état d’esprit que l’on entend rarement à un tel degré chez Harrison : détendu, ludique, parfois espiègle, souvent lumineux.
Le titre même, emprunté à un argot australien signifiant littéralement « devenu fou » ou « parti en vrille », sonne comme un clin d’œil à l’époque et à la perception que George a alors du business musical. Mais derrière l’humour affleure la lucidité d’un artiste qui, à 39 ans, sait exactement ce qu’il veut : écrire de belles chansons, les enregistrer au calme, dans l’écrin de Friar Park et de son studio privé, et refuser la course aux effets et aux postures. « Gone Troppo » n’est pas un pamphlet ni un renoncement ; c’est un plaidoyer pour la simplicité inspirée.
Sommaire
- Contexte : 1981–1982, entre cinéma, retrait médiatique et fidélités musicales
- L’atelier Friar Park : une fabrique de couleurs
- Une pochette manifeste : l’esprit Legs Larry Smith
- « Wake Up My Love » : l’appel pop qui ouvre grand les fenêtres
- « That’s the Way It Goes » : sagesse mélodique, regard sur le monde
- « Dream Away » : le clin d’œil cinéma qui court au générique
- « Circles » : mémoire des Beatles, sagesse cyclique
- « I Really Love You » : la cover doo-wop qui sourit
- « Mystical One » : confession douce, lumière tamisée
- « Unknown Delight » : berceuse pour le foyer
- « Baby Don’t Run Away » et « Greece » : latitudes et latences
- « Gone Troppo » : la plage-titre, clin d’œil et décompression
- Une écriture « basse tension », une production qui refuse l’esbroufe
- Les « mates » de George : une science de l’écoute
- Sortie, promotion, chiffres : l’éclipse et ses raisons
- Accueil critique : tiédeur d’époque, réévaluation à pas sûrs
- Les thèmes : argent, détachement, douceur, humour
- La place de « Gone Troppo » dans la discographie
- Le « son Dark Horse » en 1982 : artisanat et hi-fi domestique
- Une écoute d’aujourd’hui : pourquoi il gagne à être redécouvert
- Est-ce son album le plus sous-estimé ?
- Un mot sur la voix : la modestie comme force
- Portraits instantanés des complices : pourquoi leurs timbres comptent
- La logique d’album : un arc, pas un patchwork
- Pourquoi « Gone Troppo » mérite mieux que sa légende de « petit disque »
Contexte : 1981–1982, entre cinéma, retrait médiatique et fidélités musicales
Depuis la fin des années 1970, George Harrison a élargi le cadre : il joue moins la carte de la scène, investit du temps et de l’énergie dans HandMade Films, coopère avec des amis de toujours, accueille les musiciens qu’il admire. L’année 1981 couronne l’aventure cinéma avec le succès de Time Bandits (production HandMade Films réalisée par Terry Gilliam), dont « Dream Away » fermera les crédits. À l’orée de 1982, le musicien veut composer à sa main : pas de tournée à organiser, pas de croisade promotionnelle, mais des semaines d’atelier musical où l’on essaie, où l’on garde ce qui chante, où l’on jette ce qui tient moins bien la distance.
Ce choix va de pair avec une équipe de proches qui connaissent le langage Harrison sur le bout des doigts : Ray Cooper aux percussions et aux idées sonores, Jim Keltner et Henry Spinetti aux batteries, Herbie Flowers à la basse, Billy Preston aux orgues et claviers, Mike Moran aux synthétiseurs et à l’architecture harmonique, Joe Brown à la mandoline et Vicki Brown aux chœurs. Rien d’ostentatoire : un atelier de confiance, et l’envie d’attraper ce grain chaleureux qui a fait l’identité des disques Dark Horse.
L’atelier Friar Park : une fabrique de couleurs
Au cœur de « Gone Troppo » se trouve un son maison. Friar Park n’est pas seulement une demeure ; c’est un écosystème créatif. Enregistrer au calme, loin du tumulte des grands blocs hollywoodiens ou londoniens, permet à Harrison de modeler ses titres avec cette attention aux timbrages qui le caractérise depuis « All Things Must Pass » : guitares rondes, batteries souples, claviers aérés, slide ciselée qui parle « comme une voix ». Sur « Gone Troppo », ce son respire. On y entend l’air entre les instruments, l’attaque nette d’un glockenspiel, la caresse d’un orgue, l’éclat d’un marimba. Rien n’écrase ; tout sert la chanson.
Le co-pilotage artistique avec Ray Cooper compte beaucoup. Cooper ne se contente pas d’ajouter des accessoires percussifs ; il organise des ambiences, propose des décors sonores qui font ressortir la ligne vocale de George. Herbie Flowers, bassiste à la fois mélodiste et terrien, ancre ces décors avec une rondeur qui « tient » la maison, tandis que Jim Keltner et Henry Spinetti alternent selon les besoins : Keltner pour la souplesse feutrée, Spinetti pour la droiture qui porte les morceaux radio. Billy Preston, fidèle complice, apporte la lumière des claviers gospelisés, et Mike Moran brode ces couches synthétiques typiques des early eighties, mais jamais clinquantes chez Harrison, toujours au service de la courbe mélodique.
Une pochette manifeste : l’esprit Legs Larry Smith
La pochette signée Legs Larry Smith (ex-Bonzo Dog Band) est un manifeste visuel. Elle joue des tropiques et d’un imaginaire naïf, presque cartoonesque, qui épouse le ton de l’album. Soleil, lettrages malicieux, silhouettes stylisées : tout y raconte un décalage joyeux par rapport aux codes d’une pop 1982 parfois obsédée par la pose et la mode. Cette couverture dit deux choses : Harrison n’a rien à prouver et il assume de s’amuser ; l’album sera chaleureux, pas solennel.
« Wake Up My Love » : l’appel pop qui ouvre grand les fenêtres
Choisie comme premier single, « Wake Up My Love » est l’une des chansons les plus immédiates du disque. D’emblée, un motif de synthétiseur clair installe l’humeur, bientôt rejoint par une batterie au rebond ferme et des guitares qui bordent le cadre sans l’alourdir. La voix de George, placée droit devant, refuse l’emphase et gagne ce qu’elle perd en puissance : une chaleur confiante, un sourire dans le timbre. La mélodie est directe, le refrain accrocheur, et l’ensemble a cette élasticité qui donne envie de relancer la piste. Ce n’est pas un « banger » 1982 à boîtes à rythmes et nappes étales ; c’est une pop élégante, bien crantée, d’une sobriété qui vieillit étonnamment bien.
« That’s the Way It Goes » : sagesse mélodique, regard sur le monde
Écrite entre Hawaï et l’Australie, « That’s the Way It Goes » condense une philosophie harrisonienne : prendre acte de la préoccupation universelle pour l’argent et le statut, constater que la course ne s’arrête jamais — et choisir malgré tout la douceur. Musicalement, c’est un bijou. Les accords glissent avec une évidence qui n’appartient qu’à George, la basse chante, la slide murmure des contrechants comme autant de commentaires aimants. Rien n’est démonstratif. C’est une chanson tenue, équilibrée, qui a su parler au long cours et qu’Harrison lui-même tenait très haut. Qu’elle ait été reprise avec émotion par Joe Brown lors du Concert for George en novembre 2002 en dit long : c’est l’une de ces pièces intérieures qui finissent par irradier l’ensemble d’une œuvre.
« Dream Away » : le clin d’œil cinéma qui court au générique
« Dream Away » est le morceau cinéma par excellence du disque. Pensée pour Time Bandits, elle a l’allure d’un au revoir de fin de film : tempo allant, arrangement ruisselant de claviers et de petites trouvailles percussives, refrain qui s’inscrit au premier passage. On y entend l’humour et la tendresse d’Harrison pour l’équipe HandMade Films, et surtout sa faculté à écrire des finals qui ne cherchent pas l’apothéose mais la connivence. Le texte, malicieusement allusif, a été parfois lu comme un carnet d’impressions sur le tournage et les discussions autour des musiques additionnelles ; la chanson n’en reste pas moins autonome et très Harrison dans l’âme : légère de ton, forte d’affect.
« Circles » : mémoire des Beatles, sagesse cyclique
Pièce fascinante du puzzle « Gone Troppo », « Circles » a été écrite en 1968, au moment où les Beatles s’immergent dans la méditation transcendantale auprès du Maharishi Mahesh Yogi. Tout y parle de cycles, de retours, de renaissances : le mot-titre, la mélodie aux arabesques modales, la respiration même de la chanson, qui semble flotter plutôt que marcher au pas. Harrison en avait capté un démo à la maison, l’a revisitée en 1979 lors des sessions de l’album « George Harrison », puis l’a enfin fixée pour « Gone Troppo ». La version 1982 garde la fraîcheur de l’idée initiale tout en profitant de l’écrin sonore des années 80 : orgues discrets, guitares pastel, percussions aérées. Publiée en face B du single « I Really Love You » aux États-Unis, elle ferme l’album comme on referme un livre que l’on rouvre souvent.
« I Really Love You » : la cover doo-wop qui sourit
Unique reprise du disque, « I Really Love You » (composée par Leroy Swearingen et popularisée par The Stereos en 1961) apporte la légèreté d’un doo-wop revisité à la sauce Friar Park. Chœurs souples, orgue bienveillant, batterie qui pousse sans peser : Harrison sait trouver la bonne distance avec la nostalgie, entre hommage et réinvention. Sortie en single début 1983 aux États-Unis, la chanson capte l’esprit récréatif de l’album sans jamais tomber dans le pastiche.
« Mystical One » : confession douce, lumière tamisée
Parmi les titres souvent cités par les admirateurs, « Mystical One » occupe une place particulière. Tout y est retenu : la voix de George, les arpèges qui tournent comme une toupie tranquille, les couleurs de claviers posées au pinceau fin. On y lit une intimité pudique, un autoportrait sans effet : l’homme qui aime le silence, qui cherche à se tenir à l’écart du bruit, qui se sait mystique à sa manière mais refuse tout grandiloquent. C’est une chanson véridique, qui montre un Harrison apaisé autant qu’exigeant.
« Unknown Delight » : berceuse pour le foyer
Écrite à la faveur d’un moment de grâce domestique, « Unknown Delight » a cette qualité crépusculaire des chansons qui semblent chanter d’elles-mêmes. On y perçoit l’émerveillement d’un père, le sentiment d’un quotidien devenu inépuisable. Là encore, la musique est simple, mais la justesse instrumentale la rend riche : basse ronde, piano discret, slide qui n’orne jamais, qui parle.
« Baby Don’t Run Away » et « Greece » : latitudes et latences
« Baby Don’t Run Away » développe une hypnose à la Harrison : groove qui avance sans s’imposer, claviers en fines nappes, guitares qui respirent en contretemps. La chanson fonctionne comme un mantra pop, où la répétition rassure au lieu d’user. « Greece », vignette instrumentale ou quasi, a la saveur d’une carte postale en musique : on y goûte le plaisir du motif simple répété, du voyage qui se glisse dans le son plutôt que dans le texte.
« Gone Troppo » : la plage-titre, clin d’œil et décompression
La chanson titre revendique le décalage. On la croirait écrite en souriant, pour le plaisir d’amuser autant que de jouer. Elle rappelle l’un des fils rouges de George Harrison : l’humour. Après les majestés de « All Things Must Pass » ou la densité de « Living in the Material World », il est heureux d’entendre un Harrison qui décompresse, qui s’amuse des tics de la pop, et qui en tire un titre vrai, attachant, sans pose.
Une écriture « basse tension », une production qui refuse l’esbroufe
Ce qui frappe, à l’échelle de l’album, c’est l’homogénéité du timbre et la sobriété de la mise en son. « Gone Troppo » n’essaie pas d’être un disque « de 1982 » à tout prix ; il habite 1982 en restant Harrison. Les synthés sont employés comme de véritables instruments, pas comme gadgets de modernité ; la batterie garde de la chair ; les chœurs restent au niveau du sourire, jamais du sirop. Le mixage respire, comme souvent chez George depuis qu’il travaille à Friar Park : on distingue un tambourin, un glockenspiel, la coulée d’un orgue de Billy Preston, le pas feutré d’une basse. Cette lisibilité sonore est l’une des raisons pour lesquelles l’album vieillit si bien.
Les « mates » de George : une science de l’écoute
On l’a souvent dit : George Harrison est un capitaine doux. Il aime diriger en laissant advenir. Avec Ray Cooper, Herbie Flowers, Jim Keltner, Henry Spinetti, Billy Preston, Mike Moran, Joe et Vicki Brown, il retrouve cette conversation musicale patiemment tissée depuis les années 1970. Tous savent écouter. Tous savent occuper l’espace juste : un contrechant, une relance, une pause. Chez Harrison, la percussion est un personnage, jamais un coup de théâtre ; la basse est un chant ; la slide est une voix qui commente sans bavarder.
Sortie, promotion, chiffres : l’éclipse et ses raisons
« Gone Troppo » sort en novembre 1982 sans véritable campagne promotionnelle. George Harrison ne donne pas d’interviews fleuve, n’arpente pas les plateaux, ne met pas sur pied de tournée. Les classements en pâtissent : l’album s’arrête à une place modeste aux États-Unis, et son empreinte médiatique reste faible au Royaume-Uni. Le single « Wake Up My Love » se fraye un passage, mais sans déclencher l’effet boule de neige qui aurait relancé la curiosité sur l’album entier. Les commentateurs pressés y verront un symptôme de désengagement ; les auditeurs patients y reconnaîtront, au fil du temps, la conséquence d’un choix de vie.
Il faut dire aussi que 1982 est une année dispersive pour l’oreille pop : les nouvelles technologies de studio, les hybridations souvent tapageuses, la promesse de sons « jamais entendus » saturent les ondes. Dans ce paysage, « Gone Troppo » fait figure d’irréductible : il refuse de hurler pour exister et préfère chanter à voix moyenne, pour celles et ceux qui ont le temps d’écouter.
Accueil critique : tiédeur d’époque, réévaluation à pas sûrs
À sa sortie, l’album reçoit des jugements mitigés : on salue la fabrication, on regrette l’absence de « grand single », on chipote sur la non-promotion. Et puis le temps fait son œuvre. À mesure que l’on repose « Gone Troppo » entre deux décennies ou trois, ses vertus apparaissent : unité de ton, élégance discrète, qualité d’écriture des mid-tempos, intelligence des arrangements. La remarque, devenue quasi proverbiale chez certains commentateurs, finit par s’imposer : « Gone Troppo » serait le disque le plus sous-estimé de George Harrison. Et si le mot « sous-estimé » est galvaudé, il prend ici un sens précis : l’album n’a pas reçu au moment T l’attention proportionnée à sa tenue musicale.
Les thèmes : argent, détachement, douceur, humour
On retrouve dans « Gone Troppo » des thématiques harrisoniennes constantes, mais présentées avec une légèreté nouvelle. Il y a l’argent et les statuts (dans « That’s the Way It Goes »), mais sans aigreur : constat plus que charge. Il y a le détachement, qui n’est ni pose ni fuite, mais un choix d’hygiène mentale. Il y a l’amour comme accueil du quotidien (« Unknown Delight », « Mystical One », « Baby Don’t Run Away »), l’humour comme bouclier (« Gone Troppo » la chanson), et cette spiritualité douce, presque domestique, qui tient autant à la qualité du silence qu’à la déclaration explicite.
La place de « Gone Troppo » dans la discographie
Il est tentant de tracer une ligne All Things Must Pass → Living in the Material World → 33⅓ → George Harrison → Cloud Nine et de ne retenir que ces « sommets ». On se priverait de l’épaisseur réelle du catalogue. « Gone Troppo » est un disque-pivot de maturité tranquille, où l’on entend Harrison réaffirmer sa manière : chansons au souffle moyen, lutherie sonore patiemment choisie, mix clair, voix posée. Il annonce à sa façon la renaissance de 1987 (« Cloud Nine »), non par l’énergie radio-friendly mais par la confiance retrouvée dans la forme simple bien tenue. On peut écouter « That’s the Way It Goes » et « Mystical One » comme des préfaces à la sérénité assumée de la période Jeff Lynne : même goût de la ligne claire, même refus de l’emballement artificiel.
Le « son Dark Horse » en 1982 : artisanat et hi-fi domestique
À l’échelle de l’histoire du son, « Gone Troppo » capture la hi-fi domestique du début des années 80 : image stéréo lisible, transitoires nets, peu d’effets envahissants, beaucoup de matière instrumentale. L’album ne cherche pas à bluffer l’auditeur ; il l’accueille. C’est une constante chez George Harrison : sa musique est pensée pour l’écoute plus que pour l’esbroufe. En cela, « Gone Troppo » ressemble aux disques qu’on adopte avec le temps, qui deviennent des compagnons.
Une écoute d’aujourd’hui : pourquoi il gagne à être redécouvert
Réécouter « Gone Troppo » aujourd’hui, c’est mesurer sa fraîcheur. On n’y trouve ni compression agressive ni tics datés trop voyants. Les chœurs sont enveloppants sans être sucrés, les claviers sont lumineux sans tape-à-l’œil, la slide de George conserve sa pureté chantante. Surtout, on y entend un musicisien heureux de créer, dégagé des enjeux de classement, soucieux de bien faire plutôt que de faire parler. Cette éthique transparaît piste après piste et explique la tendresse que beaucoup éprouvent pour ce disque discret.
Est-ce son album le plus sous-estimé ?
La question fait sourire George depuis l’au-delà, sans doute. « Sous-estimé » par rapport à quoi ? Si l’on parle de la qualité intrinsèque des chansons, de la tenue instrumentale, de la cohérence d’ensemble, « Gone Troppo » soutient largement la comparaison avec d’autres jalons. Si l’on parle d’impact public, il est clair qu’il n’a pas eu les armes promotionnelles et le contexte favorable. Mais l’histoire de la pop est pleine de ces albums-refuges qui se révèlent hors-temps. À la réécoute, la réponse penche vers oui : c’est sans doute l’album le plus sous-estimé de George Harrison, non parce qu’il serait un chef-d’œuvre caché oublié de tous, mais parce qu’il est resté dans l’ombre de ses grandes « pentes » alors qu’il offre ce que l’on cherche chez Harrison : probité, chaleur, mélodie, humour, sagesse.
Un mot sur la voix : la modestie comme force
La voix de George Harrison n’est ni large ni tonitruante. Elle est juste. « Gone Troppo » la présente au naturel, sans forcer le coffre, sans hâblerie. Sur « Wake Up My Love », elle se fait solaire ; sur « That’s the Way It Goes », elle console ; sur « Circles », elle plane ; sur « Mystical One », elle chuchote presque. Cette palette de demi-teintes est une signature. Elle suppose une production qui sache respecter le grain, éviter les drames inutiles. L’album en est un exemple convaincant.
Portraits instantanés des complices : pourquoi leurs timbres comptent
Il serait injuste de refermer « Gone Troppo » sans saluer la valeur des compagnons. Ray Cooper est la colonne d’air du disque : il oxygène, il sculpte avec marimba, glockenspiel, percussions fines ; il suggère plutôt qu’il n’assène. Jim Keltner est une horloge souple : ses ghost notes portent sans lourdeur, ses ouvertures de charleston réchauffent le spectre. Henry Spinetti apporte l’assise droite qui met les refrains sous projecteur. Herbie Flowers joue la basse comme un chant, avec ces descendantes délicieuses qui font chanter la tonique. Billy Preston offre la joie des orgues et des pianos qui savent sourire. Mike Moran dessine l’architecture harmonique où s’encastrent les synthés. Joe Brown et Vicki Brown ajoutent la couleur britannique et folk qui arrondit les contours.
La logique d’album : un arc, pas un patchwork
Enfin, « Gone Troppo » tient parce qu’il a un arc narratif. On y entre par un réveil pop — « Wake Up My Love » —, on traverse des paysages variés sans chocs d’altitude, on s’attarde au foyer (« Unknown Delight », « Mystical One »), on croise une vieille chanson revenue de 1968 (« Circles »), on s’offre une respiration doo-wop (« I Really Love You »), et l’on repart par une pointe d’humour tropical (« Gone Troppo » la chanson) ou par la sagesse cyclique de « Circles » selon l’ordre de lecture. Ce parcours est pensé. Il a la modestie des albums que l’on garde près de la platine.
Pourquoi « Gone Troppo » mérite mieux que sa légende de « petit disque »
Parce qu’il est cohérent sans être prévisible, chaud sans être sirupeux, simple sans être simpliste, « Gone Troppo » mérite mieux que l’étiquette de disque mineur. C’est un Harrison à hauteur d’homme : celui qui rit des travers du milieu, qui choisit ses compagnons, qui enregistre chez lui pour chercher la vraie note, qui assume de ne pas vendre son âme à la promotion. C’est un album bien écrit, bien joué, bien capté. Il contient au moins quatre chansons de premier plan — « That’s the Way It Goes », « Dream Away », « Mystical One », « Unknown Delight » — et plusieurs vignettes qui gagnent à être revisitées. Il montre un artisan au travail, un ami en studio, un passeur de timbres qui n’a pas besoin de faire du bruit pour exister.
Est-ce son album le plus sous-estimé ? On peut l’affirmer sans forcer. Peu d’albums illustrent aussi bien ce que l’on aime chez George Harrison lorsqu’on l’écoute au long cours : l’honnêteté du geste, la qualité du son, la douceur d’une voix qui sourit, la grâce d’une slide qui parle, l’humour qui dédramatise, la sérénité qui protège. À celles et ceux qui ne l’ont pas entendu depuis des années, ou qui ne l’ont jamais pris au sérieux, l’invitation est simple : réécoutez « Gone Troppo » du début à la fin. Ce que vous y trouverez n’est ni une curiosité ni une note de bas de page. C’est un album-compagnon, un ami discret qui revient aux bons moments. C’est du George Harrison pur jus — et c’est beau.
