Quand on parle de liberté, on oppose souvent la liberté et le déterminisme, avec une thèse et une antithèse.
D’un côté, on peut dire que la liberté existe : la liberté individuelle qui n’est pas déterminée. C’est-à-dire que, quand je vous parle en ce moment, j’ai bien conscience que des conditions, des causes pèsent sur mes choix, sur ce que je veux vous dire. Le fait qu’il fasse plus ou moins chaud, plus ou moins froid, que je sois plus ou moins en forme, plus ou moins fatigué, et cetera.
Et néanmoins, j’ai aussi conscience que j’ai ce pouvoir de choisir ce que je vais dire ou ne pas dire, la manière dont je vais le dire. J’ai le choix. J’ai le choix. Je peux parler, je peux aussi ne pas parler.
Et c’est ça, la liberté : c’est-à-dire le libre arbitre au sens strict. Ce n’est pas la toute-puissance. Ce n’est pas dire que je peux faire tout ce que je veux. Personne n’a jamais défendu cette idée. Personne. Ce n’est pas ça, la thèse. Non : la thèse, c’est qu’il y a un pouvoir qui échappe au poids des déterminismes, au poids des circonstances, au poids du mécanisme des forces physiques et de tout ce qui en dépend : le social, le psychologique, le familial, le génétique.
Il y a quelque chose qui échappe. Il y a un pouvoir qui échappe au déterminisme.
Et comment je le sais ? Je le sais par l’épreuve que j’en fais. Je l’éprouve. Il n’y a pas besoin de prouver puisque je l’éprouve. C’est comme la faim, la soif. Je n’ai pas besoin, pour savoir si j’ai faim, de faire une analyse de mon sang pour connaître sa composition détaillée. Non : je le sens. Je sens que j’ai faim. Donc je mange : c’est fiable.
Mais, de l’autre côté, il y a l’antithèse. L’antithèse consiste à dire : « Oui, mais en fait, ce pouvoir libre, ce pouvoir de décision, c’est une illusion, parce qu’en réalité il y a tout un tas de causes et de conditions dont tu n’as pas conscience. » C’est-à-dire que, comme disait Spinoza, les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent.
Là, on prend un exemple : une pierre qui roule. Imaginons que cette pierre soit douée de conscience, eh bien elle croirait qu’elle roule, si elle est sur une pente, parce qu’elle veut rouler dans cette direction. Elle veut rouler, elle roule parce qu’elle a décidé, parce qu’elle a choisi. Et pourquoi croit-elle cela ? Parce qu’elle ignore les lois de la gravitation. Parce qu’elle ignore comment fonctionne la nature. Parce qu’elle ignore sa propre nature. Elle ne comprend pas sa propre nature.
C’est-à-dire : elle a conscience de ce qu’elle veut, mais elle n’a pas conscience de pourquoi elle le veut. Elle n’a pas conscience des causes de cette volonté.
Si maintenant je veux manger un croissant, eh bien c’est une cause, certes, mais cette cause elle-même est l’effet de causes antérieures, qui elles-mêmes sont l’effet de causes antérieures, et ainsi de suite. On peut remonter sans jamais pouvoir s’arrêter.
Et le fait qu’on ne puisse jamais s’arrêter à une cause première, à un commencement absolu, mais que toute cause soit elle-même l’effet d’une cause antérieure, et ainsi de suite à l’infini, sans qu’on puisse jamais s’arrêter — eh bien cela prouverait que le libre arbitre tout simplement n’existe pas, et que donc l’expérience que nous faisons de notre libre arbitre n’est qu’une illusion. C’est une forme d’ignorance.
C’est parce que notre conscience est limitée que nous croyons que nous sommes libres. Mais en réalité, il n’y a pas de liberté. La seule chose que nous pouvons faire, c’est comprendre ce déterminisme, c’est-à-dire comprendre la nature, c’est-à-dire, selon les termes de Spinoza, comprendre Dieu, comprendre l’univers et comprendre notre véritable nature, et comprendre qu’il n’y a que ce qui est, comme on dit aujourd’hui.
Et ça, ce serait la véritable sagesse : consentir par la compréhension, par la connaissance, par la pleine conscience, consentir à ce déterminisme. Ce serait ça, la seule forme de liberté. Ce serait agir non pas en se faisant des illusions sur mes choix, mais agir en ayant la connaissance la plus complète possible de tous ces déterminismes, de tous ces conditionnements, comme on dit aujourd’hui, qui forment ma nature et qui forment la réalité, la seule et unique réalité, ce qu’on appelle aussi l’univers.
Et donc ce consentement à ce qui est, ce serait ça, la véritable liberté, au lieu de s’imaginer faussement qu’on a un pouvoir de choisir.
Alors, en effet, cette antithèse est très forte, parce qu’elle a pour elle l’observation, et notamment l’observation scientifique. Quand on observe celui ou celle qui affirme être doué de libre arbitre, du pouvoir de choisir indéterminé, eh bien on n’observe rien du tout d’indéterminé. On observe des déterminismes, des enchaînements de causes et d’effets.
Dans le cerveau, il y a des enchaînements de phénomènes électriques et chimiques. Il y a des synapses et des neurones qui agissent les uns sur les autres comme un jeu de dominos — un jeu de dominos extrêmement complexe, mais un jeu de dominos quand même — où il y a une succession de causes et d’effets.
Tout obéit à ce qu’on appelle le déterminisme, et nulle part on n’observe un quelconque libre arbitre.
Vous ferez remarquer, au passage, qu’il en va exactement de même pour ce qu’on appelle la conscience. Quand on observe un être qui se prétend conscient, eh bien si on l’observe même de très, très près, on n’observe absolument rien de tel que la conscience. On observe seulement des choses qui agissent sur d’autres choses. Et même si on descend au niveau des atomes, on n’observe rien que des phénomènes mécaniques.
Certes, le cerveau est une machine extrêmement complexe, mais elle est faite d’éléments simples dans lesquels la conscience n’entre absolument pas en ligne de compte. Il n’y a pas de conscience, il n’y a pas de libre arbitre. Tout cela ne serait que des illusions engendrées par l’interaction d’un très grand nombre d’éléments qui, en eux-mêmes, sont totalement dépourvus de conscience, totalement dépourvus de libre arbitre.
Donc au final, il n’y a que la matière, entièrement déterminée par ses propres lois.
Et vous voyez comment ce point de vue qui nie le libre arbitre — que ce soit au nom de la science ou au nom d’un éveil ou d’une compréhension quelconque — est en réalité un matérialisme.
Alors, certains scientifiques appellent cela « matérialisme » ou « physicalisme ». Et, dans les milieux spirituels, eh bien souvent on a affaire à un matérialisme qui ne dit pas son nom.
Parce que nier le libre arbitre, c’est forcément nier la conscience, c’est nier l’esprit, et donc c’est dire qu’il n’y a que la matière, ou l’énergie, ce qui revient au même.
Donc c’est fascinant de voir cette spiritualité contemporaine — ou cet aspect de la spiritualité d’aujourd’hui — qui se veut spirituel, alors qu’en fait c’est une forme de scientisme, de matérialisme extrêmement banal, au fond.
La personne, le moi, la conscience, le libre arbitre ne sont que des illusions. Il n’y a que la matière qui existe et qui est réelle.
Bon. Mais y a-t-il des indices en faveur du libre arbitre ? Que répondre, en dehors de l’expérience ?
Eh bien ce qui est intéressant, c’est qu’on peut s’appuyer sur la physique quantique.
La physique quantique, c’est la physique qui s’intéresse à ce qui se passe à une échelle très, très petite : à l’intérieur même des atomes. Plus petits que les atomes : ce qu’on appelle les particules.
Aujourd’hui, au terme de plus d’un siècle de progrès scientifique incroyable — une aventure vraiment passionnante qui a commencé à la fin du XIXᵉ siècle — nous disposons d’une théorie incroyablement complète et surtout précise dans son pouvoir de prédiction. C’est justement une forme de déterminisme extrêmement fort. C’est ce qu’on appelle le modèle standard, dans lequel il y a 12 particules.
En fait, il y a 4 particules principales : les neutrons, les protons, les électrons, les photons. Et tout est fait de cela.
Alors, qu’est-ce que cela a à voir avec le libre arbitre ? Eh bien cela a à voir avec le fait qu’à cette échelle, on observe une forme d’indéterminisme.
C’est-à-dire qu’avant d’être observée par un œil humain ou par un instrument scientifique — peu importe — avant d’être observée, une particule est dans plusieurs états à la fois, et dans plusieurs endroits à la fois.
Et ce n’est pas simplement le fait que, avant de savoir où tu es, de mon point de vue, tu es partout parce que je ne sais pas où tu es. Non : réellement, avant d’être observée, la particule est dans plusieurs endroits à la fois.
C’est ce qu’on appelle un état de superposition, et cela a été popularisé par l’expérience de pensée du chat dans la boîte, qui est à la fois mort et vivant. Le chat, avant qu’on ouvre la boîte, est à la fois mort et vivant.
Mais alors pourquoi, quand on ouvre la boîte, le chat est-il toujours soit mort, soit vivant, mais jamais les deux à la fois ?
Eh bien parce que, dès qu’on ouvre la boîte, il y a observation. C’est-à-dire — ce n’est pas l’observation en elle-même, contrairement à ce qu’on dit souvent — c’est le fait que l’observation implique une interaction entre les particules.
Et en effet, une particule est dans plusieurs états à la fois, mais dès qu’elle interagit avec d’autres particules, eh bien elle « s’effondre » et elle choisit — entre guillemets — un état précis parmi tous ces états possibles.
C’est ainsi qu’à notre échelle, dans notre monde, nous ne vivons pas dans un monde de superposition d’états où plusieurs états sont présents simultanément, mais dans un seul monde, avec un seul état.
Mais du coup, certains se sont posé la question suivante :
Dans le cerveau, il se passe des choses à une échelle extrêmement petite. Le cerveau n’est pas très grand, il y a les molécules, et en dessous il y a les atomes, mais les atomes eux-mêmes sont faits de particules.
Et ils se sont dit : peut-être que la conscience et le libre arbitre s’expliquent par des phénomènes à l’échelle quantique, c’est-à-dire à l’échelle infiniment petite, à l’échelle des particules, à l’échelle de ce qu’on appelle aussi les quarks, qui forment les neutrons et les protons, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes.
Et ils se sont dit : puisque, à l’échelle des particules, il y a des états de superposition — c’est-à-dire des potentialités où plusieurs états sont simultanément réels — et que cela s’effondre ensuite, est-ce que cela ne ressemble pas fortement à un choix ?
Comme si, à chaque fois qu’un état superposé s’effondrait, il y avait comme un choix.
Et certains en ont tiré la conséquence — certes invérifiable, mais tout de même très intéressante — que, à chaque effondrement, en réalité l’état superposé s’effondrerait dans tous les états possibles. Et donc qu’il y aurait une multitude d’univers qui évoluent en parallèle : une infinité d’univers, en fait.
Or, il est tentant de se dire que mes choix sont des effondrements.
C’est-à-dire que, quand j’imagine différentes possibilités — parce que c’est ça aussi, la condition du libre arbitre : il faut que je puisse imaginer autre chose que ce qui est, différentes possibilités, différents états possibles — eh bien, quand je décide, cela correspondrait à l’effondrement de cet état de possibilités multiples, cet état de superposition, dans un seul état.
Et donc, c’est ainsi que la physique quantique — la théorie standard, le modèle standard — pourrait expliquer le libre arbitre.
Alors certes, ce n’est pas une preuve. Mais du moins il semble que la théorie de la physique quantique — qui est une partie du modèle standard, l’autre grande partie étant la théorie de la relativité générale — rende possible, ou soit compatible avec, l’expérience que nous faisons du libre arbitre.
Voilà ce que je voulais vous partager aujourd’hui. Et je me demande ce que vous en pensez : est-ce que vous pensez que la physique quantique va dans le sens du libre arbitre ou non ?
Voilà : telle est la question du jour.
