Chose n’est pas coutume, je vais commencer par applaudir cette superbe couverture, visiblement l’œuvre d’une certaine Pauline que l’autrice remercie d’ailleurs à juste titre en fin d’ouvrage et qui m’a fait penser à la couverture de l’incontournable « Replay » de Ken Grimwood. C’est probablement dû à cette horloge qui insuffle une impression de temps suspendu, de bascule brutale, ainsi qu’à une esthétique visuelle qui évoque l’urgence et la fragilité de l’instant… même si dans le cas de Ken Grimwood la bascule s’effectuait dans le passé, alors que Barbara Abel nous propulse dans un futur que l’on espère le plus lointain possible…
Dans « Ici s’arrête le monde », Barbara Abel opère en effet un changement de registre net, s’éloignant quelque peu du thriller domestique pour nous plonger dans un récit de catastrophe à portée sociétale. Mais, que les fans de l’autrice bruxelloise se rassurent directement : elle ne renonce pas pour autant à sa signature psychologique et parsème son récit de drames intimes et de tensions de voisinage comme elle sait si bien le faire.
Outre le changement de genre, le plus surprenant est probablement que Barbara Abel s’attèle à détruire sa propre ville. Dès les premières pages d’ « Ici s’arrête le monde », Barbara Abel nous propulse en effet dans une Bruxelles méconnaissable, ravagée par des bombardements soudains. Mais, si l’autrice semble sacrifier notre chère capitale, c’est afin de mieux nous placer devant le miroir en fin d’ouvrage. Derrière le fracas des explosions, c’est en effet un autre choc, beaucoup plus intime, que l’autrice orchestre : celui de nos convictions, de nos valeurs et de notre humanité mise à l’épreuve. En quittant le terrain du thriller domestique pour embrasser l’ampleur d’un drame collectif, Barbara Abel ne se contente pas de détruire la ville, elle fissure également nos certitudes, nous obligeant à regarder en face ce que nous serions prêts à faire pour survivre. Un roman qui, sous les décombres, révèle la vérité nue de l’âme humaine.
Le roman s’ouvre pourtant sur un samedi ordinaire à Bruxelles, en compagnie d’une famille recomposée. Puis surgissent les explosions. La ville plonge dans le noir, les réseaux tombent et l’urgence dicte désormais chaque geste. Hélène et Raphaël, leurs enfants — Laura, Soline et Marius — ainsi que Félix, invité pour le week‑end, se réfugient dans la cave de leur immeuble lorsque les déflagrations frappent Bruxelles. Au fil des heures, les dilemmes s’enchaînent : rester ou fuir, aider ou protéger, partager ou fermer la porte…
Le roman suit dès lors la trajectoire de cette famille recomposée dans un environnement saturé d’incertitude, multipliant les scènes de choix qui engagent l’éthique autant que l’instinct. Barbara Abel déplace son regard des tensions domestiques vers la survie d’un clan, faisant exploser nos certitudes et mettant progressivement toutes nos valeurs à nu.
L’autrice installe un huis clos suffocant au cœur d’une ville dévastée, refusant toute explication géopolitique pour concentrer le lecteur sur les effets — pas les causes — de la catastrophe. Ce parti pris contribue à renforcer l’universalité du récit : peu importe « qui bombarde », ce qui compte est comment les individus réagissent quand les repères s’effondrent. L’espace restreint des appartements et des caves se mue alors très vite en laboratoire des comportements humains.
Afin d’insuffler du rythme et de restituer le sentiment d’urgence, la narration procède par chapitres courts, poussant le lecteur à accélérer la lecture et transformant l’ouvrage en page‑turner addictif. Au fil des pages, l’autrice ne ménage pas ses personnages et s’amuse à mettre à mal leurs convictions. À l’image de la pauvre Hélène, qui se voit comme juste et généreuse, mais qui se heurte assez vite aux limites mouvantes de sa morale quand la peur et les enfants dictent l’agenda.
En quittant son domaine de prédilection du thriller domestique pour un drame de catastrophe à échelle humaine, Barbara Abel signe un livre à la fois haletant et intime. Tout au long du récit vous y chercherez des réponses, mais une fois arrivé à la fin vous y trouverez surtout des questions… qui vous poursuivront longtemps après la dernière page. Si vous aimez les romans qui font vaciller vos certitudes et vous obligent à reconsidérer ce que « protéger les siens » signifie vraiment, plongez dans « Ici s’arrête le monde ».
Ici s’arrête le monde, Barbara Abel, Éditions Récamier, 368 p., 21,00 €.
Elles/ils en parlent également : Aude, Jess, Lulu, Nadia, Mélie, Julie, Cindy, Célittérature

