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Rubber Soul : 60 ans d’un tournant majeur des Beatles

Publié le 03 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1965, les Beatles se trouvent à la croisée des chemins. L’époque est à l’effervescence culturelle du « Swinging London », et le quatuor de Liverpool ressent l’urgence de se réinventer musicalement. Après l’euphorie de la Beatlemania et les tournées mondiales épuisantes, ils aspirent à évoluer au-delà des simples chansons d’amour qui ont fait leur gloire initiale. L’année est marquée par des tensions internes et des changements d’influences décisifs. John Lennon et George Harrison ont découvert le LSD au printemps 1965, et tous les Beatles fument alors beaucoup de marijuana – ce que Lennon appellera plus tard « l’album de la marijuana » en parlant de Rubber Soul Ces expériences élargissent leur conscience artistique et ouvrent la voie à des chansons plus introspectives et audacieuses. « Rubber Soul était l’album du pot », dira Lennon, et il préfigurait déjà l’ère psychédélique à venir

Sur le plan personnel, l’équilibre du groupe est en évolution. Lennon traverse une période d’introspection teintée d’insatisfaction conjugale, tandis que McCartney, engagé avec Jane Asher, voit leur relation mise à l’épreuve par ses propres escapades et l’indépendance croissante de Jane. « J’étais désillusionné par son manque d’engagement », confiera Paul à propos de cette époque, évoquant les disputes qui inspirèrent certaines chansons de l’album. Harrison, de son côté, s’affirme progressivement en tant qu’auteur-compositeur, et Starr reste le pilier rythmique, cherchant encore sa place dans l’écriture. Malgré leur unité affichée, de subtiles divergences apparaissent quant à la direction musicale : Lennon s’oriente vers des textes plus crus et introspectifs, McCartney explore les mélodies sophistiquées et les arrangements hors du rock traditionnel, Harrison s’ouvre aux musiques du monde et à la philosophie orientale.

Le contexte musical de 1965 joue un rôle primordial. Les Beatles sont impressionnés par Bob Dylan, qu’ils ont rencontré l’année précédente et qui a influencé Lennon à écrire des paroles plus personnelles et poétiques. Dylan, lui-même fan discret des Beatles, vient de passer à la guitare électrique – un tournant qui résonne chez les Anglais. L’ombre de Dylan plane sur des morceaux comme « Norwegian Wood » ou « Nowhere Man », aux textes plus mûrs et plus amers qu’auparavant. George Harrison confirmera que le groupe écoutait intensivement les disques folk de Dylan à l’époque. Le rock américain influence aussi l’album : l’essor du folk-rock porté par The Byrds se fait sentir. En retour, Harrison compose « If I Needed Someone » en s’inspirant directement des arpèges en son clair de Roger McGuinn. Il reconnaîtra avoir construit cette chanson « autour d’un accord de Ré ouvert » et de motifs de guitare douze-cordes empruntés aux Byrds. Avec malice, Harrison fera transmettre à McGuinn que Rubber Soul doit beaucoup aux chansons des Byrds « She Don’t Care About Time » et « The Bells Of Rhymney ». On observe là un riche échange transatlantique d’influences : les Beatles avaient, les premiers, intégré une guitare Rickenbacker 12 cordes sur A Hard Day’s Night (1964), ce qui inspira The Byrds ; ces derniers renvoient l’ascenseur en nourrissant la créativité de Harrison en 1965.

Les Beatles baignent également dans la culture pop britannique foisonnante. Ils fréquentent désormais les soirées chics de Londres – chez l’icône Alma Cogan par exemple – y croisant aristocrates et stars d’Hollywood. « C’était un monde nouveau pour les moptops », notera un journaliste, et les Beatles l’observent avec une distance narquoise dans certaines chansons de Rubber Soul. Paul est fasciné par la musique française : il a dans ses bagages un embryon de ballade aux accents chanson qu’il jouait depuis 1959 pour amuser la galerie (« Michelle »). Les quatre musiciens s’intéressent aussi au son Motown de Détroit – McCartney admire le bassiste James Jamerson de la Tamla Motown et s’inspire de ses lignes mélodiques sur plusieurs morceaux. Enfin, l’Inde fait irruption dans leur univers lorsque George Harrison, après avoir découvert le sitar sur le tournage du film Help! en début d’année, se passionne pour la musique classique indienne. En 1965, il achète son premier sitar à Londres et s’initie en autodidacte. Cette curiosité se concrétisera de façon retentissante sur « Norwegian Wood ».

Au milieu de ces influences, la collaboration avec le producteur George Martin reste cruciale. Martin, désormais producteur indépendant après avoir quitté le giron d’EMI en 1965, est pleinement à l’écoute des nouvelles envies du groupe. Il perçoit que les Beatles sont en pleine métamorphose artistique. « Rubber Soul a été le premier album qui présentait au monde des Beatles en pleine croissance », dira Martin, ajoutant : « Pour la première fois, nous avons commencé à penser aux albums comme à des œuvres d’art en soi, comme un tout cohérent ». Cette prise de conscience de l’album-concept, plutôt que d’une simple collection de chansons, est un tournant. Les Beatles, galvanisés par l’idée, assument de plus en plus le contrôle créatif. Lennon racontera que Rubber Soul fut le premier disque où le groupe imposa réellement ses vues en studio et refusa les recettes d’enregistrement standard. Le ton est donné : il s’agit d’explorer de nouveaux territoires sonores, affranchis des attentes du grand public.

La cohésion interne du groupe est malgré tout mise à l’épreuve par le calendrier infernal de 1965. Après avoir sorti l’album Help! en août et effectué une tournée américaine triomphale (passant notamment par le Shea Stadium en août), les Beatles rentrent en studio à l’automne pour enregistrer un nouvel opus à sortir avant Noël. Le délai est serré : seulement quatre semaines d’enregistrement en octobre-novembre. La pression est telle qu’ils manquent un temps d’inspiration. Le 27 octobre, une session est annulée faute de chansons prêtes. George Martin refuse l’idée de recourir à des reprises pour combler le manque et préfère attendre que « le groupe reprenne la semaine suivante » avec du nouveau matériel. Dans l’urgence, Lennon et McCartney se retroussent les manches et achèvent in extremis plusieurs morceaux. Ils iront même exhumer « Wait », une chanson inachevée datant de juin (sessions de l’album Help!), pour la compléter à la hâte et l’intégrer à la tracklist. Cette intensité de travail forge le caractère particulier de Rubber Soul. En treize jours de studio (en à peine un mois), ils enregistrent quatorze nouvelles chansons et même deux titres supplémentaires destinés à un 45 tours (« Day Tripper » / « We Can Work It Out ») – le tout en expérimentant plus que jamais. « Nous savions certainement que nous étions en train de faire un bon album », se souvient George Harrison. « On y a passé plus de temps et essayé de nouvelles choses. Surtout, on entendait soudain des sons auxquels nous n’avions pas accès auparavant ». Rubber Soul marque ainsi l’émancipation artistique du groupe : libérés des tournages de films et autres obligations promotionnelles pendant l’automne, les Beatles peuvent « se consacrer exclusivement à un projet d’enregistrement, sans tournée ni distractions ». Cet investissement sans précédent dans le travail de studio permet toutes les audaces et aboutit à un album d’une cohérence et d’une maturité remarquables, sorti le 3 décembre 1965 au Royaume-Uni (le même jour, par coïncidence, où sort aussi My Generation des Who – signe que la pop britannique a bien grandi).

Sommaire

Enregistrement à Abbey Road : innovations techniques et anecdotes de studio

Les séances d’enregistrement de Rubber Soul se déroulent aux studios EMI d’Abbey Road sous la houlette de George Martin, assisté de l’ingénieur du son Norman Smith (pour qui ce sera le dernier album avec les Beatles avant sa promotion comme producteur). En quelques semaines, les Beatles vont repousser les limites du studio quatre-pistes en multipliant les trouvailles techniques. À partir du 12 octobre 1965, ils adoptent une méthode plus méticuleuse : chaque chanson fait l’objet d’arrangements peaufinés et d’expérimentations sonores. Cette approche reflète la fracture croissante entre le groupe en tant que bête de scène (ils sont encore des idoles de concert) et leurs ambitions d’« artistes de studio » désormais tournés vers la création pure.

Parmi les innovations marquantes de Rubber Soul, on compte l’introduction d’instruments exotiques ou peu usités dans la pop de l’époque, ainsi que des effets inédits. L’élément le plus célèbre est sans doute le sitar indien que George Harrison intègre sur « Norwegian Wood (This Bird Has Flown) ». C’est la première fois qu’un groupe pop occidental utilise un sitar sur un de ses titres grand public. Harrison a déniché l’instrument chez un disquaire d’artisanat indien à Londres et l’a « bricolé » en autodidacte. « Le sitar traînait par là… Je n’avais pas vraiment compris comment en jouer. C’était assez spontané : j’ai trouvé les notes pour la petite mélodie. Ça collait et ça marchait » racontera-t-il. Le choix du sitar, qui double le motif principal de guitare acoustique sur « Norwegian Wood », confère une couleur totalement nouvelle au morceau et intrigue profondément le public en 1965. C’est un jalon dans l’introduction de la musique indienne dans le rock, prélude à l’essor du raga rock et au psychédélisme à venir.

Les Beatles innovent aussi en matière de sonorités de guitare. George Harrison, pour enrichir la palette de l’album, adopte pour la première fois une guitare électrique Fender Stratocaster qu’il vient d’acquérir – tout comme John Lennon. On entend nettement ces Stratocaster au son cristallin sur « Nowhere Man », notamment dans le solo de guitare joué à l’unisson par John et George avec une pureté inédite. Par ailleurs, Harrison continue d’explorer sa Rickenbacker 12 cordes (rendue célèbre sur A Hard Day’s Night) et l’utilise brillamment sur « If I Needed Someone », créant le riff en arpèges brillants qui structure la chanson. L’emploi de capodastres sur les guitares acoustiques permet également d’obtenir des timbres plus aigus et pétillants – par exemple sur « Girl » ou « If I Needed Someone », où les guitares sonnent dans un registre élevé inhabituel.

Paul McCartney, de son côté, profite d’une nouvelle arme musicale : pendant la tournée américaine, on lui a offert une basse Rickenbacker 4001, qu’il utilise en studio sur plusieurs titres de Rubber Soul. Ce modèle à corps plein lui procure un son de basse plus riche et défini que son Höfner violon habituel. La Rickenbacker permet à Paul d’élaborer des lignes de basse plus mélodiques et complexes, qui deviennent l’une des signatures de l’album. Les fans à l’écoute en 1965 remarquent cette basse plus présente, notamment sur « Drive My Car » ou « The Word ». Un commentateur notera que le « toucher plus ample de la Rickenbacker convenait mieux à l’enregistrement que la Höfner », dont l’intonation laissait parfois à désirer. McCartney est en train de révolutionner le rôle de la basse dans la pop : sur Rubber Soul, elle ne se contente plus d’asseoir l’harmonie, elle dialogue avec les chants et les guitares, devenant presque un instrument soliste par moments.

Une autre innovation de taille est l’usage du « fuzz » (distorsion) sur une basse. C’est la chanson de George Harrison, « Think For Yourself », qui sert de terrain d’expérimentation : Paul y enregistre deux pistes de basse, l’une en son normal et l’autre passée dans une fuzz box, un petit boîtier électronique qui amplifie et sature le son. Le résultat est un grondement saturé qui double la ligne de basse et lui donne un mordant insolent. Rubber Soul compte ainsi parmi les premiers exemples de fuzz bass dans l’histoire du rock. Harrison explique que l’idée lui est venue d’une anecdote de production de Phil Spector : « Quand ils ont enregistré “Zip-A-Dee-Doo-Dah”, l’ingé son a surchargé le micro de la guitare, ça a complètement saturé. Spector a dit : “Laissez comme ça, c’est génial.” Quelques années plus tard, tout le monde a voulu copier ce son, et on a inventé la fuzz box. On en avait une, on a essayé la basse dedans et ça sonnait vraiment bien ». L’effet apporte à « Think For Yourself » un timbre rugueux très en avance sur son temps, presque pré-hard rock dans l’esprit.

George Martin, en tant qu’arrangeur et magicien du studio, contribue lui aussi aux couleurs novatrices de l’album. Sur « In My Life », n’ayant pas trouvé avec les Beatles quel instrument jouerait le solo instrumental central, Martin propose d’enregistrer un piano en style baroque. Il profite des techniques de studio : pendant une pause thé des musiciens, il enregistre une partie de piano à moitié de vitesse (et une octave plus bas) puis accélère la bande pour la restituer à la vitesse normale, obtenant un son aigrelet évoquant le clavecin. « John ne savait pas quoi faire au milieu, alors pendant qu’ils prenaient le thé, j’ai enregistré un solo de piano baroque sans qu’il le sache. C’était trop complexe pour le jouer en direct, donc je l’ai fait au ralenti puis on l’a accéléré, et ça lui a plu » relate Martin. L’astuce est brillante : le solo zigzaguant de Martin confère à « In My Life » une grâce mélancolique du XVIIIᵉ siècle tout en étant joué sur un instrument moderne. C’est un des moments forts de l’album, qui illustre la créativité sans limite permise par le studio.

De nombreuses autres trouvailles parsèment les séances de Rubber Soul. Le groupe raffine l’art des harmonies vocales, enregistrant des chœurs à trois voix d’une précision sans précédent – l’introduction a cappella de « Nowhere Man » en témoigne, tout comme les entrelacs de voix sur le refrain de « The Word » ou de « Girl ». Sur cette dernière, Lennon veut même capter le son de sa respiration haletante pendant les ponts, pour un effet de proximité sensuelle : « John tenait à bien entendre la respiration, il voulait quelque chose de très intime », raconte McCartney. « George Martin a donc mis un compresseur spécial sur la voix pour amplifier le souffle, puis John l’a rechanté par-dessus ». Pari réussi : les soupirs audibles de Lennon dans « Girl » choquent et intriguent à la fois – un effet d’audace très nouveau en 1965.

L’humour subversif des Beatles trouve aussi des chemins détournés sur l’album. Paul et John s’amusent à glisser un mot grivois en arrière-plan de « Girl » : au milieu du morceau, on les entend répéter « tit-tit-tit » (argot anglais pour « nichon ») en chœur sous couvert d’harmonies douces. « On voulait copier l’innocence d’un chœur qui fait “la la la”, comme les Beach Boys, mais on a préféré chanter “dit dit dit”… que nous avons décidé de transformer en “tit tit tit” dans un petit élan d’espièglerie », admet McCartney. « C’était pratiquement indiscernable de “dit dit dit”, et ça nous faisait rire ». Les Beatles se délectent de ces clins d’œil clandestins, tout en feignant l’innocence devant George Martin : « Il nous demandait : “Vous chantez bien ‘dit-dit’ ?” – “Oh oui George… mais ça y ressemble un peu, hein ?” Et on montait en voiture morts de rire ». Cette irrévérence potache se retrouve également dans l’esprit de certaines chansons, comme « Drive My Car » qui inverse avec humour les rôles genrés (ici, c’est la fille opportuniste qui mène le jeu) ou « Girl » où Lennon glisse un perfide « tit » et des allusions ironiques à la religion (les chœurs entonnent « Ohhhh Girl » sur un mode quasi liturgique).

Techniquement, les Beatles exploitent à fond les quatre pistes dont ils disposent. Ils n’hésitent pas à faire de la « réduction de bande » (enregistrant sur 3 pistes puis mixant ces trois sur la 4ᵉ pour libérer de l’espace, et ainsi de suite) pour superposer plus d’instruments et de voix. Cela leur permet d’ajouter, par exemple, l’orgue Hammond joué par leur roadie Mal Evans sur « You Won’t See Me » – un simple bourdon tenu d’une note pendant le dernier couplet, presque imperceptible mais qui épaissit la texture. Ringo Starr, quant à lui, se montre créatif en percussions additionnelles : sur « I’m Looking Through You », il frappe un paquet d’allumettes avec ses doigts pour créer un rythme sec lors des couplets – une astuce de fortune qui donne un feeling acoustique original. Ringo s’essaie même à l’orgue sur ce morceau, jouant quelques accords d’appoint en arrière-plan.

L’ensemble des sessions de Rubber Soul se déroule dans une atmosphère studieuse mais ludique. Les Beatles commencent à enregistrer tard le soir et peuvent travailler jusqu’à l’aube, libres de l’œil du public. Lors de la première session, le 12 octobre, ils enregistrent « Run For Your Life » – un choix étonnamment rétro pour entamer l’album, puisqu’il s’agit d’un rock’n’roll simple et grinçant inspiré d’Elvis. Ce titre bouclera finalement le disque dans l’ordre final. Le 13 octobre, ils s’attaquent à « Drive My Car », où surgit l’influence de la soul américaine : c’est George Harrison qui a l’idée de bâtir le morceau sur un groove inspiré du « Respect » d’Otis Redding, avec basse et guitare jouant en parallèle un riff syncopé. Il confiera : « Sur “Drive My Car”, j’ai juste joué la ligne de guitare, qui est en fait un plan tiré de “Respect” – je l’ai jouée pendant que Paul la doublait à la basse ». Cette approche riff et la fougue d’exécution font de « Drive My Car » l’un des morceaux les plus funky que les Beatles aient jamais enregistrés – « Quatre petits Blancs de Liverpool sonnant comme quatre gars noirs de Detroit ! » s’enthousiasmera un fan plus tard.

En treize jours, avec quelques interruptions (le 26 octobre, les Beatles sont allés recevoir leurs médailles de MBE à Buckingham, et les 1-2 novembre ils ont enregistré des séquences TV pour l’émission The Music of Lennon & McCartney), les Beatles finalisent Rubber Soul. Ils auront au total passé 113 heures en studio pour l’enregistrement, puis 17 heures supplémentaires pour le mixage – un investissement conséquent à l’époque. George Martin note que ce n’est pas tant que l’album a été plus long à faire que les précédents, mais la différence est dans l’approche : « Nous étions plus précis quant à la fabrication de l’album, voilà tout » se souvient John Lennon. Ils ont même leur mot à dire sur la pochette (une photo déformée par un effet d’objectif, reflétant l’esprit un brin altéré de l’album) et sur le titre de l’album lui-même, Rubber Soul, clin d’œil à l’âme soul afro-américaine sous une forme « élastique » british humoristique.

Au final, Rubber Soul est l’album de l’émancipation technique et artistique des Beatles. Il témoigne de leur capacité à intégrer des idées empruntées à divers horizons (Dylan, Motown, folk, musique indienne, classique baroque) et à les transformer par leur alchimie unique. Comme l’observe le critique Chris Smith, « sur Rubber Soul, les Beatles montrent qu’ils peuvent dépasser les limites des techniques rock convenues et apporter en studio des idées vraiment innovantes : superposer des guitares basse et fuzz, inventer des rimes en d’autres langues, mêler des modes musicaux dans une même chanson, manipuler les bandes pour donner aux instruments des sonorités inédites, et introduire le sitar – un instrument pour le moins inhabituel dans un groupe de rock ». En somme, le laboratoire Abbey Road 1965 a accouché d’un disque riche en trouvailles, qui ouvrira pour les Beatles les portes de leur période dite « studio » et de tous les chefs-d’œuvre à venir.

Analyse piste par piste : quatorze chansons et autant d’expériences

« Drive My Car »

Drive My Car ouvre l’album avec énergie et humour. Cette chanson, essentiellement composée par Paul McCartney (bien que créditée Lennon-McCartney), marque une rupture avec les bluettes innocentes du passé. Sur un tempo rythmé et un riff chaloupé, les Beatles inversent les rôles : la protagoniste féminine est une arriviste qui propose au narrateur de « conduire sa voiture » en échange de faveurs, une métaphore à peine voilée pour une relation intéressée. Tonalité et structure : Le morceau est construit sur l’accord de Ré majeur, avec des inflexions blues. Le couplet alterne D – G – A, une cadence rock classique, et le refrain fait intervenir une subtile modulation vers la relative mineure (Si mineur) sur « and maybe I’ll love you ». Ce bridge se conclut par le retour à la dominante (A), créant une tension résolue par le retour au couplet. La structure est couplet-refrain alternés, sans pont distinct, ce qui donne un flux continu et entraînant.

Instrumentation et production : Drive My Car offre l’un des grooves les plus soul/funk des Beatles. George Harrison a suggéré d’imiter l’approche basse/guitare d’Otis Redding : ainsi, la ligne de basse de Paul et la guitare électrique de George jouent à l’unisson un riff pentatonique très accrocheur, conférant au morceau un son lourd et syncopé. Fait notable, c’est McCartney qui joue la guitare solo sur ce titre, y compris le solo de slide bluesy au milieu, tandis que Harrison tient le rythme sur sa Fender Stratocaster. Paul assure également la partie de piano qui double le riff, et Lennon ajoute un tambourin vigoureux pour accentuer la pulsation. Ringo maintient un rythme de batterie simple mais efficace, souligné par le martèlement d’une cloche (cowbell) très audible. L’enregistrement a nécessité quatre prises pour mettre en place ce dosage précis. On remarquera que Paul utilise sa nouvelle basse Rickenbacker, dont le timbre rond et défini se marie parfaitement avec la grosse caisse de Ringo pour ancrer le groove.

Interprétation vocale et paroles : Paul prend le chant lead, avec sa voix claire et assurée. John et George le rejoignent en harmonies sur les refrains et sur la fameuse onomatopée « Beep beep, beep beep, yeah! » qui ponctue la chute humoristique. Les paroles jouent sur le double sens : la jeune femme promet monts et merveilles (« Je vais être une star ») mais finit par admettre qu’elle n’a pas de voiture pour l’instant – « mais quand j’en aurai une, tu seras un chauffeur formidable » conclut-elle malicieusement. Cette pirouette finale (« I got no car and it’s breaking my heart… ») est ce que McCartney appelle « une petite pointe finale » en forme de blague. L’idée lui est venue après avoir initialement tâtonné sur un refrain cliché (« golden rings ») qu’il jugeait désastreux. En retravaillant avec Lennon, ils trouvent cette histoire de gold digger dominatrice, bien plus amusante et mordante. « Drive my car était un vieil euphémisme blues pour parler de sexe, donc au final tout s’éclaire* », explique McCartney. « L’humour noir s’en est mêlé et a sauvé la situation. La chanson s’est écrite toute seule après ça ». En effet, on perçoit clairement les sous-entendus : « You can do something in between » (« tu peux faire quelque chose entre-temps ») suggère crûment une faveur sexuelle pendant que la fille construit sa carrière… Le tout est chanté sur un ton espiègle, traduisant bien le « clin d’œil » ironique des Beatles.

Réception et contexte : Drive My Car surprend par son caractère très américain et groove. Des critiques évoqueront « quatre Blancs sonnant comme des Noirs de Detroit » pour louer ce virage soul inattendu. C’est aussi l’une des rares chansons des Beatles à mettre en scène une femme en position de force cynique – signe des temps qui changent. Musicalement, la chanson se démarque d’emblée par son efficacité : « Drive My Car est l’un des meilleurs ouvreurs d’album qui soient, un des trucs les plus funky qu’ils aient enregistrés* », dira plus tard un chroniqueur admiratif. L’alchimie entre la basse bondissante de Paul et la guitare de George, conjuguée aux éclats de piano et de cowbell, donne un titre irrésistible qui pose le décor groovy de Rubber Soul.

« Norwegian Wood (This Bird Has Flown) »

Avec Norwegian Wood, les Beatles plongent l’auditeur dans une ambiance feutrée, exotique et énigmatique. Tonalité et structure : La chanson est essentiellement en Mi majeur, mais emprunte des saveurs modales inhabituelles. Le morceau alterne entre le mode mixolydien (mi majeur avec septième mineure) dans les couplets et un passage en mi mineur dans le pont, ce qui lui confère une couleur harmonique changeante. La structure est A – B – A – B – A (couplets et refrains se confondent, avec un motif instrumental en lieu de pont classique). Le rythme en 6/8 (ou 3/4 selon les transcriptions) donne un air de valse folklorique, renforçant le côté intimiste. La ligne mélodique est délicate, presque chantonnée, avec des intervalles inhabituels qui accentuent l’étrangeté du récit.

Instrumentation et innovations : C’est ici qu’apparaît pour la première fois le fameux sitar joué par George Harrison. Son timbre sitar dépaysant double la mélodie principale de guitare et offre des ornements orientalisants, notamment sur les notes tenues à la fin des phrases. L’introduction instrumentale est immédiatement reconnaissable : quelques accords arpégés de guitare acoustique (accordée en D standard avec un capodastre haut sur le manche pour sonner plus aigu) et l’entrée du sitar en réponse. À l’enregistrement, la prise de son du sitar a demandé un certain bricolage, George n’étant pas encore expert de l’instrument. D’ailleurs, selon les archives d’Abbey Road, Harrison a d’abord essayé d’en jouer en direct sur les premières prises, puis a préféré le surdoubler en overdub sur la prise finale pour en peaufiner l’exécution. Ringo Starr apporte une touche percussive minimaliste mais efficace : il ne joue pas de batterie conventionnelle, mais un tambourin sur chaque temps et peut-être un gros tambour discret marquant le tempo. L’effet est celui d’une ballade étrange au coin du feu, où chaque élément est dépouillé. Le chant de Lennon est accompagné d’une basse subtile de McCartney, mixée très en retrait (certains critiques notent l’absence apparente de basse, bien que Paul en joue une sur la prise finale, combinée à la guitare 12 cordes sur la même piste). L’autre élément distinctif est une guitare acoustique 12 cordes jouée par Harrison en soutien – on l’entend notamment dans l’oreille gauche sur les enregistrements stéréo, elle étoffe l’harmonie avec ses cordes scintillantes.

Paroles et thématique : Norwegian Wood est écrite par John Lennon, qui y raconte de façon voilée une liaison extraconjugale. « C’est entièrement ma chanson », dira Lennon. « Ça parlait d’une aventure que j’avais à l’époque. J’étais très prudent et parano, je ne voulais pas que ma femme Cynthia comprenne qu’il s’agissait d’une vraie histoire. J’essayais d’être sophistiqué en écrivant sur une infidélité de façon assez codée… ». En effet, le texte décrit un narrateur invité chez une fille (« I once had a girl, or should I say, she once had me… ») – déjà un renversement de perspective – qui passe la nuit chez elle à parler, se voit refuser ses avances (« elle m’a fait dormir dans la baignoire »), et au matin, trouve la demoiselle partie. Vexé, il se venge en allumant un feu avec le bois norvégien de la décoration. Cette fameuse chute “So I lit a fire, isn’t it good, Norwegian wood?” a de quoi dérouter : a-t-il réellement incendié l’appartement par dépit, ou simplement allumé un feu de cheminée pour se chauffer ? Paul McCartney, qui a contribué à cette idée de final, lève le voile : « J’ai eu l’idée de cramer le décor en bois norvégien par vengeance, et on l’a fait très ironique. Elle l’avait fait poireauter, alors dans notre histoire le type devait bien prendre une revanche. Ça pouvait aussi se comprendre comme “j’ai allumé un feu pour me réchauffer et, au fond, est-ce que le décor scandinave n’était pas charmant ?”, mais en réalité ça voulait dire que j’ai foutu le feu à cette baraque par dépit ». Cette fin en demi-teinte, grinçante et narquoise, donne toute sa saveur au morceau. Lennon confirmera plus tard avoir adoré cette tournure cynique.

Le titre « Norwegian Wood » lui-même participe du mystère. Lennon affirmera ne plus savoir d’où lui est venu cet intitulé saugrenu, tandis que McCartney se souvient que beaucoup de gens à Londres utilisaient du bois de pin bon marché venu de Scandinavie pour leurs intérieurs à la mode – notamment un certain Peter Asher dont la chambre était lambrissée de pin norvégien, ce qui aurait marqué Paul. « Norwegian wood. En réalité c’était du pin bon marché. Mais “Pin bon marché”, bébé… ça sonne moins bien » plaisante McCartney. Quant à la demoiselle de la chanson, certaines sources de l’entourage Lennon (comme son ami Pete Shotton) ont spéculé qu’il s’agirait d’une journaliste londonienne, possiblement Maureen Cleave, amie proche de John à l’époque. Quoi qu’il en soit, jamais les Beatles n’avaient livré un texte aussi elliptique sur les jeux amoureux et la tromperie : c’est un saut de maturité notable.

Interprétation vocale : John assure le chant principal d’une voix posée, presque résignée. Paul et George fournissent des harmonies vocales délicates sur certaines phrases (notamment le « she once had me » du début). Le timbre de John est doux-amer, parfaitement en phase avec le ton nostalgique et ironique du récit. L’ambiance générale est feutrée, renforcée par l’enregistrement en son très rapproché : on a l’impression d’entendre les doigts glisser sur les cordes de guitare, et le sitar nasillard confère une distance onirique. La mélodie utilise plusieurs notes voisines qui créent une légère tension modale, suggérant le trouble intérieur du narrateur.

Réception et influence : Norwegian Wood a fasciné immédiatement les auditeurs par son étrangeté. En 1965, entendre un sitar dans une chanson pop relevait de la révolution. Le critique du Times décrira la chanson comme « étrangement belle et légèrement inquiétante ». La communauté folk a aussi été impressionnée : la chanson montre que les Beatles se sont aventurés sur le terrain de prédilection des chanteurs folk sérieux avec crédibilité. Le chanteur folk Roy Harper racontera : « Ils avaient débarqué sur mon territoire, ils y étaient arrivés avant moi, et ils en étaient les rois ». Bob Dylan lui-même, piqué au vif par cette incursion lennonienne dans l’auto-confession voilée, répondra en 1966 avec sa chanson « 4th Time Around » sur l’album Blonde On Blonde, pastiche manifeste de « Norwegian Wood » tant par la mélodie que par le thème. George Harrison notera avec amusement que Dylan semblait avoir « renvoyé la balle » en écrivant un titre qui, jusque dans son nom (« quatrième fois »), suggère un écho après la « troisième fois » (sous-entendu Norwegian Wood étant la troisième). C’était un clin d’œil révélateur de l’admiration mutuelle et de l’émulation en cours : Dylan avait influencé Lennon, et voilà que Lennon influençait Dylan en retour.

Sur le plan de l’héritage, Norwegian Wood est citée comme l’un des titres inaugurant la vague psychédélique et la fascination pour l’Inde dans le rock. Elle a ouvert la porte à la présence d’instruments du monde dans la musique pop. Ravi Shankar, le grand sitariste indien, dira avoir été assailli de demandes de la part de jeunes Occidentaux voulant apprendre le sitar après avoir entendu ce morceau. De plus, le mélange de modes (majeur mixolydien et mineur) et l’utilisation d’un récit à double sens placent « Norwegian Wood » parmi les chansons qui ont élevé l’exigence lyrique dans la musique pop. John Lennon lui-même la considérait comme une de ses meilleures réalisations. Enfin, la chanson a durablement marqué l’imaginaire collectif – au point que l’écrivain japonais Haruki Murakami intitula l’un de ses romans Norwegian Wood, tant la chanson avait symbolisé pour toute une génération l’éveil à une vie intérieure plus complexe.

« You Won’t See Me »

Changement d’humeur avec You Won’t See Me, une chanson pop aux teintes Motown signée Paul McCartney. Contexte et inspiration : Paul l’écrit en novembre 1965 en plein trouble sentimental, alors que sa compagne Jane Asher, partie jouer au théâtre à Bristol, se montre distante. Paul exprime ici sa frustration de ne pouvoir la joindre (« tu ne veux pas me voir ») et son sentiment d’abandon. « Elle était souvent absente, je n’arrivais pas à la joindre au téléphone, cela me rendait vulnérable », admet McCartney. Le texte est en effet amer, pour du McCartney : “Tu as changé, tu n’es plus la même, tu me laisses dans le flou”. C’est l’une des rares fois où Paul se montre aussi direct sur ses peines de cœur.

Analyse musicale : La tonalité de You Won’t See Me est La majeur. La chanson se caractérise par un tempo médium assez enjoué (♩= ~120) et une structure en couplets-refrains bien marquée. À noter, sa durée de 3’23 en fait, à sa sortie, la plus longue piste jamais publiée par les Beatles – ce dont Paul était conscient, repoussant un peu les limites du format pop standard de l’époque. Musicalement, Paul s’est lancé un défi de composition minimaliste : bâtir le morceau autour d’un motif de deux notes. « C’est venu d’une toute petite phrase de deux notes sur les cordes aiguës de la guitare, avec la note supérieure qui reste la même tandis que la note inférieure descend chromatiquement », explique-t-il. En effet, l’accompagnement repose sur ce gimmick : sur l’accord de La, une note pédale aiguë (mi) reste constante pendant que la note inférieure descend de do# à do puis si, créant une couleur légèrement dissonante. Ce procédé d’appogiatures descendantes confère au morceau son coulement harmonique original et un petit parfum soul. McCartney mentionne avoir voulu donner à la ligne de basse un style à la James Jamerson (bassiste de Motown) : la basse est très mélodique, ponctuée de marches descendantes et d’un groove dansant. Cette influence Motown se ressent surtout dans les couplets, où la basse joue presque un contre-chant indépendant.

Instrumentation : Paul tient la basse et le chant principal, mais joue aussi un piano rythmique qui double par moments la progression d’accords. Ringo assure la batterie avec un jeu assez carré, et ajoute un discret coup de charleston en overdub pour souligner la mesure (on remarque notamment un chabada au charleston assez continu en arrière-plan). George Harrison n’est pas à la guitare solo ici, mais à la guitare rythmique: curieusement, sur la piste de base, c’est John Lennon qui joue la guitare acoustique rythmique, tandis que George se contente du tambourin. Cette configuration inhabituelle (George au tambourin) s’explique par l’arrangement voco-instrumental prioritaire ; il n’y a pas de solo de guitare dans la chanson, seulement un court break instrumental dominé par le piano de Paul. Un invité de l’ombre participe : Mal Evans, le fidèle roadie, est crédité sur la dernière mesure du dernier couplet pour avoir tenu une note d’orgue Hammond en continu. Ce son d’orgue (presque un bourdon) surgit sur le mot “see” du dernier refrain et ajoute une touche vibrante au final, un effet subtil mais conscient pour épaissir la conclusion. Les Beatles ont eu l’idée de cette note tenue pour intensifier la tension finale, Mal Evans n’ayant qu’à garder la touche enfoncée sur l’orgue pendant quelques mesures.

Les voix : You Won’t See Me offre de somptueuses harmonies à trois voix. Paul chante le lead avec un timbre à la fois ferme et vulnérable, comme un amoureux dépité. John et George, en chœur, ponctuent chaque refrain avec le contre-chant « No I wouldn’t, no I wouldn’t » en harmonies descendantes, quasi en canon avec la ligne de Paul. Cet effet crée une densité vocale rappelant certains titres de Motown où les chœurs féminins répondent au chanteur principal. Sur le fade out final, ces harmonies répétées contribuent à l’impression de loop douce-amère, comme un reproche qui s’éteint peu à peu.

Anecdotes d’enregistrement : You Won’t See Me a été enregistrée lors d’une séance marathon le 11 novembre 1965, la dernière nuit allouée pour compléter l’album. Entre 18h et 7h du matin, les Beatles bouclèrent non seulement cette chanson, mais aussi « Girl » et des overdubs pour « Wait » et « I’m Looking Through You ». L’urgence était palpable mais stimulante. Paul a livré une performance vocale très assurée malgré l’épuisement, au point qu’il monte jusqu’en fausset sur certaines fins de phrase (par exemple “but not today”). Un détail amusant : vers la fin du morceau, on entend les chœurs faire une sorte de « la-la-la » gargouillé sur un temps faible – un effet involontaire dû à une légère dissonance ou un rire étouffé, qui ajoute du charme. Ce que certaines critiques appelleront les « chœurs gargouillés » (« gargled backing vocals ») sur You Won’t See Me traduit peut-être un esprit ludique en studio ou une fatigue en fin de session.

Réception : Si You Won’t See Me n’est pas sortie en single, elle a été remarquée pour son côté novateur. C’était rare d’entendre une chanson pop où le bassiste se permettait tant de fioritures mélodiques tout en chantant le lead. Le résultat a plu à beaucoup : on la considère souvent comme un « joyau caché » de Rubber Soul. Des musiciens de studio ont salué le morceau : « On dirait presque du Motown par sa ligne de basse et son groove », notait un critique, « Paul, Ringo et ce fichu tambourin font un travail fantastique sur le rythme ». D’autres ont souligné la modernité du texte pour l’époque – un homme avouant sa peine d’être ignoré, ce n’est plus le schéma boy meets girl candide des débuts. Avec You Won’t See Me, McCartney prouvait qu’il pouvait, lui aussi, écrire sur les tensions amoureuses de façon aiguë, tout en produisant une musique entraînante.

« Nowhere Man »

Chanson charnière de l’album, Nowhere Man est l’une des premières compositions de Lennon à s’éloigner totalement des thématiques amoureuses. Genèse et paroles : John l’écrit en plein doute existentiel. Il s’est installé dans une banlieue cossue (Weybridge) avec femme et enfant, mais il se sent isolé et en panne d’inspiration. Après avoir passé « cinq heures ce matin-là à essayer d’écrire une chanson signifiante et de qualité, j’ai fini par abandonner et m’allonger », confie-t-il. C’est dans cet abandon qu’est surgi Nowhere Man, « les paroles et la musique, tout d’un coup, alors que j’étais allongé ». Le texte parle d’un « homme de nulle part », apathique et sans but, « assis dans son monde de nulle part ». Lennon décrira plus tard : « Je pensais à moi-même assis là à ne rien faire, qui n’allait nulle part. Une fois que j’ai pensé à ça, tout est venu facilement ». C’est une auto-critique candide de sa propre inertie et un appel (implicite) à se réveiller.

Composition et tonalité : La chanson est en Mi majeur. Elle frappe d’emblée par son introduction : un accord vocal a cappella à trois voix sur « Nowhere man… ». Ces harmonies sur un accord de mi majeur pur (notes mi – si – sol# chantées par John, Paul, George respectivement) posent une atmosphère suspendue. On poursuit ensuite en rythme mid-tempo 4/4. La structure se veut atypique : Nowhere Man ne comporte pas de refrain chanté avec le titre, la phrase « nowhere man » ouvrant simplement chaque couplet. On a en fait trois couplets et deux ponts instrumentaux. L’absence de refrain ou d’évolution harmonique marquée sert le propos : tout comme le personnage stagne, la chanson évite les résolutions franches. Cela dit, l’harmonie est ingénieuse, ponctuée par des changements de tonalité mineurs (par exemple un passage éphémère en do# mineur lors du solo de guitare).

Arrangements instrumentaux : Le son de Nowhere Man est lumineux et épuré, dominé par les guitares électriques clair**. Harrison et Lennon jouent ensemble un motif arpégé sur leurs Fender Stratocaster flambant neuves. Le solo central est un moment fort : les deux guitares jouent des lignes à l’unisson puis en tierces qui scintillent, un peu à la manière des Byrds encore, mais avec la marque Beatles. Il n’y a pas de tambourin ou d’ornement extrême – Ringo tient une batterie simple (rythme binaire en appui sur la caisse claire, avec quelques roulements discrets). Paul fournit une ligne de basse mélodique comme à son habitude, notamment audible lorsqu’il descend conjointement aux accords du pont.

Cependant, l’atout principal de l’arrangement réside dans les voix. Nowhere Man est l’une des plus belles démonstrations du chant en harmonie du trio Lennon-McCartney-Harrison. Outre l’intro a cappella, ils chantent ensemble tous les refrains prolongés de « Nowhere Man, please listen… » en harmonies serrées. Ces nappes vocales pleines et parfaitement justes confèrent une douceur teintée de mélancolie. John prend seul les couplets « He’s a real nowhere man… » sur un ton détaché qui frise l’observation clinique de soi-même. Paul et George reviennent en écho sur les fins de phrase (« making all his nowhere plans for nobody » – le « for nobody » est magnifié par une montée en tierce de Paul par exemple).

Production et effets : En studio, Nowhere Man a été l’occasion d’expérimenter la stéréo de façon nette. Sur le mixage stéréo d’époque, les voix harmonisées sont entièrement à droite, les guitares solo à gauche, créant une spatialisation marquée qui, en isolant chaque côté, permet d’apprécier le tissage des parties vocales individuellement. L’enregistrement technique fut assez direct : deux prises le 21 octobre 1965 ont suffi pour obtenir l’essentiel, puis le groupe a passé la journée du 22 octobre à peaufiner, notamment ce fameux solo de guitare où Harrison et Lennon durent sans doute synchroniser leurs doigtés. Il n’y eut pas de recourt à des effets spéciaux ou à des instruments exotiques ici – Nowhere Man brille par sa sobriété moderne.

Réception et signification : Publiée en 1966 en single aux États-Unis, Nowhere Man rencontra un beau succès et fut comprise comme le signe que les Beatles parlaient désormais de sujets plus vastes que les amourettes. Beaucoup la considérèrent comme une chanson « générationnelle », s’adressant à tous ceux qui se sentent un temps perdus. La presse britannique fut un peu désarçonnée : Melody Maker estima à l’époque que certaines pistes de l’album comme Nowhere Man « devenaient presque monotones – ce qui est très peu Beatles », peut-être justement parce que cette chanson troquait l’énergie juvénile contre une contemplation stagnante. Mais cet avis minoritaire contraste avec la réception américaine : Newsweek loua Nowhere Man et consorts comme la preuve que les Beatles avaient acquis une « intelligence lyrique » rare et osaient mêler gospel, folk et même contrepoint baroque dans leur style. Nowhere Man a également trouvé un écho particulier dans le mouvement hippie naissant : son message implicite – « Nowhere man, the world is at your command » – invite à l’éveil de la conscience. Certains y ont vu une critique douce de la passivité de la société de consommation, d’autres un autoportrait émouvant de Lennon. Fait notable, les Beatles incluront Nowhere Man dans leur ultime tournée de 1966 (une des rares nouveautés de 65 qu’ils joueront sur scène), signe que Lennon y tenait. La chanson fera même une apparition dans le dessin animé Yellow Submarine en 1968, où elle est chantée pour consoler le personnage de Jeremy, l’« homme nulle part » du Sea of Nothing – preuve de son pouvoir évocateur.

Avec Nowhere Man, Lennon signe l’un de ses premiers manifestes introspectifs. Il dira plus tard que c’est l’une de ses préférées du disque, car « elle est tellement John ». Paul confirmera qu’il s’agissait en effet d’un « anti-John song », Lennon parlant de lui à la troisième personne tout en glissant dans la dernière ligne « Isn’t he a bit like you and me? » (« N’est-il pas un peu comme toi et moi ? ») pour inclure l’auditeur dans cette remise en question universelle. C’est cette dimension universalisante qui confère à Nowhere Man son statut de classique intemporel.

« Think For Yourself »

Première contribution de George Harrison sur l’album, Think For Yourself affiche un ton résolument mordant. Analyse lyrique : Harrison y délivre un message assez acide d’indépendance d’esprit : « Pense par toi-même, car je ne serai plus avec toi ». Le texte met en garde un interlocuteur contre ses mauvaises actions non corrigées (« time to rectify all the things that you should »). On sent poindre un Harrison cinglant, encore loin des sages maximes hindoues : Think For Yourself a « une amertume terre-à-terre » relève un critique, tranchant avec les future pseudo-cosmic wisdom qu’Harrison offrira plus tard. Harrison lui-même admettra ne plus se souvenir exactement de qui l’avait inspiré – « Probablement le gouvernement » plaisante-t-il dans son autobiographie. Certains y ont vu une adresse aux autorités ou à l’establishment, d’autres tout simplement une pique envers une personne de son entourage qui le décevait. Quoi qu’il en soit, c’est l’une des premières chansons « philosophiques » du groupe, comme le note le Beatles Bible : elle invite l’auditeur à se méfier de la pensée conformiste.

Musique et tonalité : Le morceau est en Sol majeur. Il se distingue par son tempo assez rapide et une sonorité tranchante. L’intro démarre par un accord bizarrement dissonant tenu à l’orgue (un accord de Sol avec une seconde mineure ajoutée). Puis couplets et refrains s’enchaînent sur une structure couplet / refrain / pont / couplet / refrain. Les couplets présentent une grille inhabituelle : Harrison y alterne entre Sol majeur et des accords voisins avec des modulations surprenantes, notamment un passage en mi bémol qui crée une tension (sur “Though you’ve gone all the way”, l’harmonie bifurque). Le refrain revient au Sol comme une résolution, mais la mélodie reste syncopée, presque parlé-chanté par moments.

Instrumentation innovante : Think For Yourself est surtout remarquable pour l’utilisation combinée de deux basses par Paul McCartney, dont l’une passée dans un fuzz box. Sur la piste de base, McCartney joue la ligne de basse principale de façon normale. Puis il a surdoublé une seconde ligne de basse en ajoutant l’effet de distorsion fuzz, produisant ce son saturé très gras qui gronde tout au long de la chanson. Ce fuzz bass double par moments la première basse en tierces ou en parallèles, créant une épaisseur insolite dans les graves. En 1965, c’est une audace quasi inédite. L’effet apporte une agressivité en accord avec le propos sans concession du titre. Harrison adore l’idée et mentionne que les fuzz boxes étaient alors toutes neuves : « On en avait une et on l’a essayée sur la basse, ça sonnait vraiment bien ». Outre la fuzz bass, l’autre ingrédient notable est un orgue Vox Continental joué par John Lennon en soutien. On l’entend particulièrement sur le pont instrumental : l’orgue exécute des accords secs et percussifs, renforçant l’ambiance un peu “garage rock” du morceau. En revanche, contrairement à ce que certains listings ont pu mentionner, il n’y a pas de guitare solo flamboyante : Harrison se cantonne à une guitare rythmique abrasive, jouée sur sa guitare électrique Gretsch ou Epiphone, saturée légèrement. Pas de solos mélodiques donc, tout est dans le rythme et le mordant.

Ringo tient la batterie avec fougue, nappée d’un roulement de maracas (assuré par Ringo également, en superposition) et de tambourin frappé par Lennon. Cet arsenal de percussions donne un certain drive au titre. On imagine bien Harrison dire aux autres « Il faut que ça tape ! », et en effet, Think For Yourself est l’un des morceaux les plus punchy de l’album.

Vocals : Harrison chante en lead d’une voix assurée et mordante, plus nasillarde qu’à l’accoutumée, ce qui sied à l’esprit acrimonieux. Lennon et McCartney lui fournissent des harmonies sur certaines fins de phrases (notamment sur “Do what you want to do”, ils prolongent en “…for you” en tierces). Ce n’est pas la prouesse harmonique de Nowhere Man, mais ces chœurs discrets épaississent le son et rappellent l’identité Beatles malgré tout. À noter que la voix de Harrison est légèrement doublée (double tracking) pour lui donner plus d’ampleur.

Enregistrement : La chanson a été enregistrée en une seule journée, le 8 novembre 1965, sous le titre de travail “Won’t Be There With You”. Ils ont réussi la prise de base du premier coup (take 1), preuve que le groupe était bien rodé sur ce titre, sans doute répété au préalable. Le fuzz bass, le tambourin et les chœurs ont été ajoutés en overdubs ensuite. Une curiosité : il existe un enregistrement de répétition de Think For Yourself capté par George Martin avant la prise, où l’on entend les Beatles plaisanter en jouant la chanson. Quelques secondes de ce studio chat apparaissent d’ailleurs dans le dessin animé Yellow Submarine (lors d’une scène où les Beatles réveillent le maire de Pepperland, on entend en fond les Beatles vocaliser sur Think For Yourself). Preuve que même une chanson sérieuse comme celle-ci n’était pas exempte de leur humour lors des sessions.

Réception et interprétation : Think For Yourself n’a pas fait de vagues médiatiques à la sortie, mais les fans attentifs y ont vu l’émergence de la plume de Harrison. Certains critiques plus analytiques y décèleront plus tard la continuité de la verve cynique de Lennon (dans You Can’t Do That ou Run For Your Life) transposée chez Harrison. C’est en tout cas un morceau qui montre que le “gentil George” savait être caustique. Musicalement, l’innovation du fuzz bass sera saluée par les musiciens rock des années suivantes. On peut raisonnablement penser que des groupes comme Cream ou les hard rockers de la fin 60s, qui feront usage de basses saturées, ont entendu Think For Yourself et capté le potentiel. Harrison, qui plus tard prônera l’ouverture spirituelle, commence ici par dire sèchement à son prochain de réfléchir par lui-même sous peine de ne plus avoir son soutien – attitude assez macho dirait McCartney, sourire en coin. Mais c’est cette diversité de ton dans Rubber Soul qui fait sa richesse : après la passivité de Nowhere Man, Think For Yourself apparaît comme une claque bien sentie.

« The Word »

Avec The Word, Lennon et McCartney proclament pour la première fois ce qui deviendra le credo hippie par excellence : Love. Genèse : La chanson est née d’une séance d’écriture conjointe entre John et Paul. « The Word fut le fruit d’une illumination : j’ai réalisé que l’amour était la réponse, j’étais plus jeune, c’était sur Rubber Soul, ma première expression de ça fut une chanson appelée The Word.* » dira John. En effet, The Word (littéralement « le mot ») présente l’amour comme le mot ultime, porteur de vérité et de salut. Lennon et McCartney, un brin prophétiques, s’y posent en évangélistes laïcs : « Now I’ve got it, the word is good / I’m here to show everybody the light » (« Maintenant j’ai compris, le mot est bon / Je suis ici pour montrer la lumière à tout le monde »). Il s’agit là d’un quasi prêche pop, bien avant All You Need Is Love (1967) qui reprendra cette thématique de manière encore plus explicite. Paul confirmera qu’ils avaient fumé un peu de marijuana en écrivant The Word, et qu’exceptionnellement cela ne les avait pas dispersés mais leur avait fait voir coloré – au point qu’ils avaient rédigé les paroles sur une feuille multicolore. « C’est la première fois qu’on faisait ça, on n’avait pas l’habitude de fumer en travaillant car ça embrouillait l’esprit. Mais là on l’a fait et on a écrit tout un texte multicolore… » se souvient McCartney.

Analyse musicale : La tonalité est en Ré majeur mixolydien. Le morceau baigne dans une ambiance funky pour l’époque. Le rythme est presque celui d’un morceau de soul uptempo (Ringo accentue le backbeat de caisse claire sur 2 et 4 et utilise généreusement le tambourin pour doper le groove). La basse de Paul est bondissante, très syncopée, jouant par moments des petites gammes blues qui donnent du corps (certains y voient l’influence de Duck Dunn de Stax/Volt : un commentateur notait que la basse « sonne presque comme Duck Dunn… c’est sûrement la Rick qu’il utilise ici »). L’harmonie repose sur un accord pivot de Ré7 sur lequel se construit le chant principal, ce qui confère un feel légèrement bluesy. La structure est couplet – refrain – couplet – refrain – pont – refrain, assez directe.

Instruments et arrangement : The Word est l’une des chansons les plus riches en claviers de l’album. George Martin joue un harmonium (sorte d’orgue à pédale) en arrière-plan, particulièrement audible dans le final où il double l’accord chanté de « the word is love ». McCartney apporte un piano aux accents R&B, enregistré sur les mêmes pistes que la guitare. Cela donne un mélange où le piano électrique renforce les croches de guitare, produisant un tapis rythmique très dansant. Harrison tient la guitare principale avec un son un peu tranchant, jouant des accords de septième très funky (certains ont comparé ses chops à ceux d’un guitariste soul tel Jimmy Nolen de James Brown). La batterie de Ringo, couplée au tambourin omniprésent, est d’une efficacité redoutable : c’est simple mais terriblement entraînant.

Vocals : Côté voix, Lennon mène la danse au chant principal (sa voix est vigoureuse, volontaire). Paul et George interviennent en harmonies sur les refrains avec une fièvre communicative. Les « à-coups » du refrain – “Say the word love” – sont chantés en chœur, à l’unisson d’abord puis sur le dernier refrain en tierces, ce qui fait monter l’intensité. En fait, plus la chanson avance, plus les Beatles empilent les couches vocales : sur le dernier couplet, les harmonies deviennent de plus en plus riches, chaque voix ajoutant un contrepoint (ainsi, sur « Now that I know what I feel must be right », ils se lâchent en gospel). Un fan décrira : « J’adore comment ils rajoutent de plus en plus de voix dans le dernier couplet, on sent que tout s’élève… ». Ces harmonies exubérantes traduisent bien l’enthousiasme juvénile du propos : l’amour est la révélation, il faut le crier sur tous les toits.

Thématique : Les paroles de The Word sont simples et directes, presque naïves : « In the beginning I misunderstood, but now I’ve got it… The word is love ». Il y a même une référence biblique implicite (« In the beginning was the Word… » rappelle l’Évangile de Jean) que certains commentateurs n’ont pas manqué de noter. D’ailleurs, la chanson a parfois été vue comme une appropriation laïque d’un discours religieux : « Au commencement, j’avais mal compris, mais maintenant j’ai saisi, le mot est bon » chantent-ils comme une profession de foi. Ce zèle quasi mystique a surpris en 1965 – c’était inhabituel pour un groupe pop de parler ainsi d’amour universel sans objet précis (pas *« Je t’aime toi » mais « aimez-vous les uns les autres » en somme). Un critique écrira que The Word montrait la prise de conscience des Beatles de leur pouvoir en tant que porte-parole de leur génération. En effet, Lennon et McCartney se positionnent comme des chantres : « Je suis ici pour vous montrer la lumière », clament-ils, non sans culot.

Enregistrement : The Word a été enregistrée tard dans la nuit du 10 au 11 novembre 1965. Seulement trois prises ont suffi à mettre en boîte la piste rythmique – l’affaire était rondement menée. Ensuite, ils ont ajouté les overdubs de piano par Paul, d’harmonium par Martin et les surcouches de voix et de percussions (Ringo aux maracas). Au petit matin, The Word était prête. Remarquons qu’à ce stade de l’album, les Beatles commencent à fatiguer physiquement ; pourtant, The Word ne montre aucun signe de faiblesse dans l’exécution, au contraire. L’euphorie du message les a peut-être portés.

Réception : À la sortie, The Word n’a pas été pointée comme un titre phare – c’est plus tard qu’elle prendra son importance rétrospective. Les commentateurs actuels la voient comme la pré-figuration du Flower Power. « “The Word” est peut-être la première chanson dans laquelle John fait du slogan peace & love comme dans une pub TV », relève un chroniqueur en reliant cette chanson à All You Need Is Love et aux hymnes militants de Lennon par la suite. De fait, on peut considérer The Word comme un prototype d’« All You Need Is Love ». En plus mordant peut-être, car John n’est pas encore tout à fait dans la candeur – il se réfère quand même à “the good and the bad books” (les bons et mauvais livres) où le mot est love, petit trait d’ironie sous-jacent. Quoi qu’il en soit, dans le contexte de Rubber Soul, The Word apporte un souffle d’optimisme collectif au milieu de chansons plus individuelles. C’est comme une proclamation de foi en l’amour avec un grand A, transcendant les petites histoires de couple. En cela, c’est un jalon essentiel : les Beatles ne chantent plus seulement « je t’aime », ils chantent « aimons-nous ». Deux ans avant l’été de l’amour, ils semaient déjà la graine, sur un rythme irrésistiblement dansant.

« Michelle »

Véritable pépite mélancolique de l’album, Michelle est une ballade douce aux teintes françaises, principalement composée par Paul McCartney. Origines : Paul a commencé Michelle des années auparavant, vers 1959, bien avant la Beatlemania. À l’époque, il avait imaginé une parodie de ballade de style français pour amuser ses camarades lors de soirées étudiantes, portant un pull à col roulé et chantant des mots de yaourt à la Sacha Distel. John Lennon se souvenant de cette ébauche, il lui a suggéré en 1965 de la finir et de l’utiliser pour l’album. McCartney s’y attelle donc, donnant à Michelle sa forme achevée. Inspiration musicale : Paul voulait expérimenter le finger-picking (jeu de guitare en arpèges aux doigts) à la manière de Chet Atkins. Il le dit lui-même : « “Michelle” était un air que j’avais écrit dans le style picking de Chet Atkins… Il a une chanson instrumentale “Trambone” où il joue la ligne de basse en même temps que la mélodie. Je voulais écrire quelque chose avec une mélodie et une basse simultanées. Je l’ai fait comme un instrumental en do majeur au départ ». En effet, l’introduction et le motif de Michelle reposent sur une guitare acoustique jouant une basse alternée et une ligne aiguë – un style inhabituel pour les Beatles, plus proche du folk ou de la bossa nova. La tonalité finale de la chanson sur l’album est Fa majeur (ils ont probablement transposé ou utilisé un capodastre, puisque Paul parlait d’un instrumental en do initialement). La progression d’accords est charmante et légèrement nostalgique : la suite d’accords emblématique est Fa – Ré mineur – Sol mineur – Do7, avec le fameux emprunt de Ré♭7 (accord de transition chromatique) qui fait glisser le bridge vers le ton plus sombre.

Éléments français et apport de Jan Vaughan : Pour parfaire l’atmosphère chanson française, Paul sollicite Jan Vaughan, la femme de son ami Ivan (celui qui lui avait présenté John en 1957). Jan était prof de français, et Paul lui demande de l’aider à trouver des expressions en français pour la chanson. « J’aime bien le nom Michelle. Peux-tu me trouver quelque chose qui rime avec Michelle en français ? » lui demande Paul. Jan propose « ma belle » – ce qui donne “Michelle, ma belle”. Paul, ravi, lui demande ensuite comment dire “ces mots qui vont très bien ensemble” – « sont les mots qui vont très bien ensemble », répond Jan, et Paul l’intègre tel quel dans le refrain. Il s’exerce à la prononciation avec son aide, puis plus tard lui enverra même un chèque de remerciement pour sa contribution, la considérant quasiment co-autrice de ces lignes. Ainsi sont nés les vers français de Michelle : “Michelle, ma belle / Sont les mots qui vont très bien ensemble”. Ces paroles simples mais exotiques pour le public anglophone confèrent à la chanson un charme fou et contribueront beaucoup à son succès international (les francophones, eux, trouvent cela adorablement naïf).

Structure et arrangement : Michelle est une chanson au tempo lent (balade en 4/4, ♩= ~72). La structure est couplet – refrain – couplet – refrain – pont – refrain, etc. Chaque couplet commence par le fameux “Michelle, ma belle” en voix douce, puis se poursuit en anglais. Les refrains consistent principalement en la ligne française répétée (Paul la chante seul la première fois, puis avec harmonies la seconde). Le pont (middle eight) est la partie en anglais où Paul chante “I need to, I need to, I need to / I’ll say the only words I know that you’ll understand”. Ce pont monte dans les aigus et exprime la passion ardente, avant de retomber sur le refrain français doux.

Instrumentation : Sur Michelle, les Beatles reviennent à un son très acoustique. La base est constituée de guitares acoustiques : Paul en joue une (sa guitare classique en finger-picking), John l’accompagne en strumming léger. George Harrison enrichit l’arrangement avec sa guitare électrique semi-acoustique jouée en son clair, qui délivre les petits solos mélodiques reconnaissables. C’est Harrison qui joue, par exemple, la courte phrase instrumentale reliant refrain et couplet, inspirée d’une progression de jazz manouche. Pour cette phrase, il utilise une guitare électrique avec un léger trémolo, et aurait même monté des cordes de guitare acoustique sur sa guitare électrique pour obtenir un timbre plus doux façon nylon. La basse (Hofner ou Rickenbacker, selon les sources – possiblement la Rickenbacker flambant neuve) joue très discrètement, se confondant parfois avec les basses des guitares, d’autant que Paul a enregistré beaucoup de pistes lui-même. Ringo assure une batterie minimaliste – essentiellement de la grosse caisse sur les temps, quelques balayages de cymbales très discrets, ce qui fait que la rythmique est à peine perceptible (certains pensent même qu’il n’y a pas de batterie du tout, mais on entend bien un soutien rythmique léger et possiblement quelques touches de ride sur la fin). Ringo ajoute par contre un tambourin bien marqué sur chaque deuxième temps pendant les refrains, qui donne ce petit chabada typique accentuant la scansion du français.

Harmonies vocales : Paul chante la majorité de la chanson en solo, de sa voix la plus smooth. John et George ne le rejoignent qu’en harmonies à trois voix sur les refrains, entonnant le “I love you, I love you, I l-o-ove you” en arrière-plan pendant que Paul chante en lead “sont les mots…”. Cette superposition, très brève, correspond à la contribution de John Lennon au morceau. En effet, John a avoué que sa seule contribution à Michelle fut l’idée de cette partie “I love you, I love you…” dans le pont. Il s’était inspiré d’une chanson de Nina Simone qu’il écoutait alors (I Put a Spell On You de 1965, où Nina chante “I love you” de façon lancinante). John a proposé à Paul d’intégrer un “I love you” prolongé pour donner du contraste. Paul a accepté, et ainsi la partie « I love you, I love you, I l-o-ove you » – chantée sur une note bleue en glissando – apporte une coloration bluesy inattendue au milieu de la douceur folk. John expliquera : « Ma contribution aux chansons de Paul était souvent d’y ajouter une petite touche blues ou dissonante. Sinon, “Michelle” serait juste une ballade toute droite. Là j’y ai mis cette phrase ‘I love you’ en mineur, j’ai apporté un côté triste, discordant ». Effectivement, sans ce contre-chant, Michelle serait purement sucrée ; avec lui, elle gagne en profondeur.

Enregistrement : Michelle a été enregistrée assez rapidement le 3 novembre 1965. La piste de base (guitares, batterie) fut capturée en une seule prise complète (take 1) tellement le groupe la maîtrisait. Ensuite, ils ont rempli les quatre pistes du magnétophone en ajoutant la basse, les guitares additionnelles, les voix et les percussions. La chanson, assez courte (2:40 environ), a été simple à mixer d’après George Martin : « Comme on n’avait que quatre pistes, tout était décidé dès l’enregistrement. Le mixage a pris une demi-heure, il n’y avait aucun choix à faire » racontera Martin. Cette simplicité technique se ressent dans l’écoute : Michelle sonne épurée, limpide.

Réception : Michelle a eu un énorme impact, notamment en Europe. Elle a valu aux Beatles en 1967 le Grammy Award de la chanson de l’année. En France, naturellement, elle a été adorée : le public français était flatté d’entendre sa langue dans la bouche des Beatles. Un critique hexagonal écrivit en 1966 : « Les Beatles chantent français mieux que nos propres idoles », hyperbole révélatrice de l’engouement. Au Royaume-Uni, Michelle fut abondamment diffusée à la radio, bien que n’étant pas sortie en single dans le pays. Le New Musical Express loua son « charme continental délicieusement inattendu dans un disque de rock » et beaucoup la comparèrent aux ballades amoureuses sophistiquées de la chanson française. Pour McCartney, Michelle restera longtemps un incontournable de son répertoire en concert, preuve de son attachement à ce morceau qui allie nostalgie et tendresse. Elle incarne aussi l’éclectisme de Rubber Soul : placée juste après la fougue de The Word, Michelle ralentit le tempo, invite à fermer les yeux et à se laisser bercer. C’est un moment de grâce intimiste au milieu de l’album, où l’on mesure à quel point les Beatles pouvaient exceller dans tous les registres – y compris celui de la ballade romantique transfrontalière.

« What Goes On »

What Goes On apporte la touche country & western de l’album, avec Ringo Starr en vedette au chant. Historique : C’est la seule chanson de Rubber Soul créditée Lennon-McCartney-Starkey, marquant ainsi la toute première participation de Ringo en tant que co-auteur officiel. En réalité, What Goes On est basée sur un ancien morceau de John Lennon datant de la période Quarrymen (pré-Beatles). Lennon l’avait en réserve depuis 1957-58 et n’en faisait pas grand cas. Lors des sessions de Rubber Soul, à court de matériel original, ils décidèrent de la ressortir et de la finaliser pour en faire « la chanson de Ringo » de l’album. John affirmera : « C’était un vieux titre à moi, écrit avant même que nous soyons signés. On l’a ressorti en y ajoutant un middle eight probablement avec l’aide de Paul, pour donner un morceau à Ringo et aussi pour ne pas gaspiller de matériau ». Ringo a sans doute contribué à quelques paroles amusantes (il mentionnera avoir écrit « environ cinq mots, et je n’ai rien fait depuis » en plaisantant lors d’une conférence de presse en 1966). Toujours est-il que What Goes On fut enregistrée rapidement et bouclée.

Style et tonalité : La chanson est un rockabilly/country rapide en Mi majeur. On y retrouve l’influence de Carl Perkins que les Beatles affectionnent : rythme enlevé en 2/4, accords de guitare en shuffle, et paroles de blues léger sur les peines d’amour. Ringo chante l’histoire d’un type trompé et jaloux, sur un ton plus enjoué que sérieux. C’est en quelque sorte la petite sœur de Act Naturally (la reprise de Buck Owens que Ringo chantait sur Help!), mais cette fois en version originale Beatles.

Instrumentation : What Goes On commence par une intro de guitare électrique claire jouée par George Harrison, avec un phrasé très country (alternance de cordes pincées et de slides). Harrison utilise beaucoup le picking country et les petites fill-in entre les phrases chantées. Son solo plus tard dans la chanson est bref, reprenant le thème, avec quelques notes pincées rappelant son admiration pour Chet Atkins ou Scotty Moore. John Lennon tient la guitare rythmique acoustique – on l’entend strummer tout du long, donnant le chunka-chunka caractéristique du train country. Paul assure la basse avec un jeu simple, marquant les fondamentales et la quinte en alternance (typiquement style country bass où on “poum-poum” sur les temps). Ringo est bien dans son élément à la batterie, jouant un rythme shuffle entraînant avec rimshot sur la caisse claire. Il ajoute un tambourin discret pour accentuer certains temps (peut-être en overdub). L’ensemble instrumental est rudimentaire mais efficace : on se croirait dans un honky-tonk de Nashville.

Voix : Ringo prend le chant lead, comme toujours avec son timbre bonhomme un peu traînant. Sa voix n’est pas puissante mais colle bien à ce registre léger. Il la double par endroits (double tracking sur quelques phrases pour l’épaissir). John et Paul viennent en chœurs d’harmonie sur certaines lignes de fin, typiquement en réponse. Par exemple, au refrain sur « tell me why », on entend une harmonie en contre-chant moqueur de John. L’ambiance vocale est très live, comme s’ils s’amusaient en studio.

Enregistrement : What Goes On a la particularité d’avoir été enregistrée dès le début des sessions, le 4 novembre 1965 tard dans la nuit. Les Beatles venaient d’enregistrer « Drive My Car » et « Day Tripper » dans la journée précédente. Entre 23h et tard dans la nuit, ils se sont attaqués à What Goes On. En 5 prises, la chanson était dans la boîte (ils ont mis 4 essais avortés puis la bonne prise 5 pour la piste rythmique). Ringo a ensuite posé sa voix, John et Paul leurs harmonies en overdub. Une anecdote : avant même Rubber Soul, What Goes On avait failli être enregistrée en 1963 pour l’album With The Beatles (ils l’avaient même jouée au producteur George Martin le 5 mars 1963 lors d’une session, mais à l’époque elle avait été écartée). Il aura donc fallu plus de deux ans et demi pour qu’elle voie le jour. Neil Aspinall, leur road manager, racontera que pour montrer la chanson à Ringo, Paul avait même enregistré une petite démo multipiste chez lui, où il chantait et jouait tous les instruments – Ringo l’a écoutée, a ajouté ses idées, puis ils sont allés en studio. Ce soin montre qu’ils prenaient à cœur d’offrir à Ringo un morceau digne sur l’album.

Paroles : Les paroles de What Goes On sont très simples, assez répétitives, dans la veine des chansons de rupture rockabilly. « Que se passe-t-il dans ton cœur ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis envers moi ? » pleurniche en substance le narrateur. Il y a un refrain récurrent “Tell me why… I’d really like to know” (on note au passage que Lennon avait une autre chanson Tell Me Why en 1964 – clin d’œil involontaire). Ringo, qui a un humour pince-sans-rire, plaisante sur ses contributions d’auteur : il dit qu’il « trouvait toujours que ses mélodies inventées rappelaient déjà quelque chose », ce qui l’a découragé d’écrire plus de chansons, mais il est fier d’avoir “cinq mots” dans What Goes On. Cette modestie amuse, car en effet l’apport de Ringo reste modeste. L’une de ses touches est peut-être l’ajout de l’expression “I’ve got to admit it’s getting better” en fin de pont – oh non, pardon, ça c’est plus tard dans Getting Better ! Dans What Goes On, il y a la ligne “I’ve been used to hearing rumors from friends” qu’on imagine bien de la plume simple de Ringo. Quoi qu’il en soit, les paroles n’ont pas de prétention littéraire : What Goes On sert surtout d’interlude joyeux, ramenant les Beatles à leurs racines skiffle et country.

Réception : What Goes On est probablement la chanson de Rubber Soul la moins révolutionnaire. Certains critiques l’ont jugée anecdotique dans le contexte de l’album. Richard Green, du Record Mirror, dans sa critique très sévère de l’album, citait What Goes On comme “pas terrible, on dirait un reste de 1963” (pour lui, presque tout Rubber Soul était décevant, un avis isolé). D’autres, plus bienveillants, la trouvent rafraîchissante, apportant un moment de légèreté. George Harrison avouera plus tard aimer cette chanson, allant à l’encontre de Lennon qui l’avait en horreur : « C’était une chanson banale que j’ai écrite à la va-vite, je ne l’ai jamais aimée », dira John en 1970, « mais George l’adorait curieusement ». En concert, What Goes On ne sera presque jamais jouée (elle fut tentée aux répétitions de la tournée 1966, puis écartée au profit de Act Naturally, plus connue du public). Cependant, What Goes On marque un point d’honneur : Ringo y obtient enfin sa mention de songwriter – un aboutissement symbolique de la volonté d’égalité et d’esprit de famille au sein du groupe. À partir de là, Ringo prendra plus confiance et composera lui-même (Don’t Pass Me By en 1968, Octopus’s Garden en 1969). What Goes On, sans être un sommet artistique, s’intègre bien sur Rubber Soul : elle conclut la face A du vinyle UK sur une note americana chaleureuse, comme un clin d’œil amical du groupe vers ses racines et le public country qui apprécie Ringo.

« Girl »

Girl est l’une des plus belles ballades de John Lennon, teintée de mélancolie et d’ironie. Tonalité et structure : Elle est écrite en mode mineur (la mineur pour l’essentiel, modulant brièvement en sol mineur dans le pont). La mélodie est sinueuse, avec des changements d’accords surprenants. On y entend l’influence de la musique grecque : George Harrison ponctue chaque phrase par des brèves interventions de guitare acoustique jouées dans les graves, imitant le style du bouzouki (instrument grec). Ce choix donne une couleur méditerranéenne à la chanson. Girl alterne des couplets poignants en mineur et un refrain minimaliste réduit à la respiration haletante “Ahh, Girl…”.

Paroles et thèmes : Girl dresse le portrait d’une femme idéalisée et cruelle à la fois. Lennon y mêle fantasme et critique voilée. Il avouera plus tard que Girl était en partie inspirée de son idéal féminin (il dira que rétrospectivement, Girl annonçait Yoko Ono, “the one that a lot of us were looking for”). Mais le texte va plus loin : Lennon y glisse une réflexion sur l’idée chrétienne de la souffrance nécessaire au paradis (“Was she told when she was young that pain would lead to pleasure?”). Il confiera en 1970 : « Je parlais du concept catholique selon lequel tu dois être torturé pour atteindre le paradis… Je ne croyais pas qu’il faille souffrir pour obtenir quoi que ce soit, mais c’était mon commentaire là-dessus ». Ainsi, Girl n’est pas qu’une simple chanson d’amour déçu. Elle a des sous-couches : critique de la culpabilisation religieuse (le vers “Pain will lead to pleasure”), autoportrait en martyr amoureux, et moquerie gentille du machisme (John met en scène l’homme victime d’une femme manipulatrice, un thème classique inversant Run For Your Life). D’ailleurs, sur la fin du pont, Lennon chante “but she’s the kind of girl who puts you down when friends are there, you feel a fool”, phrase rappelant étrangement le ressentiment qui transparaît dans la description par Paul de Jane Asher dans You Won’t See Me. On devine que Girl compile des expériences féminines vécues par John, plus sans doute quelques irritations communes à tous les jeunes hommes de l’époque face à la libération féminine naissante.

Interprétation vocale et respiration : La performance de John sur Girl est remarquable. Il chante d’une voix douce, presque chuchotée sur les couplets, puis sur chaque refrain il prend une profonde inspiration très sonore – ce fameux “hhha” aspiré qui simule un soupir d’extase ou d’épuisement. Cette respiration fait partie intégrante de la chanson, voulu comme tel (McCartney a confirmé que John voulait qu’on l’entende très nettement). Cela donne un caractère charnel à l’écoute, comme si Lennon soupirait au creux de l’oreille de l’auditeur. La sensualité qui s’en dégage était osée pour l’époque et participe du mythe de la chanson. Par ailleurs, Lennon utilise une technique vocale un peu particulière : sur “Girl, girl, girl”, il lance sa voix dans les aigus sur Girl en la laissant redescendre naturellement, créant une ligne mélodique descendante sur ce mot, qui appuie l’effet de soupir. Il double sa voix sur certaines sections pour lui donner plus d’ampleur.

Harmonies : Paul et George viennent enrichir le pont avec les fameux “tit-tit-tit” en chœur. Ils prétendent chanter “dit-dit-dit” en réalité, mais on comprend le jeu de mots grivois (ils l’ont fait volontairement pour s’amuser, comme évoqué plus tôt). Ce backing vocal discret mais coquin, répété quatre fois sur deux mesures, est presque inconscient pour l’auditeur lambda – beaucoup n’ont réalisé le truc qu’après coup. Cela ajoute une petite note d’humour potache dans une chanson autrement sérieuse. Sur les refrains, on n’entend que la voix solo de John, car le refrain consiste juste en “Ahh, Girl” répété (avec la respiration). En revanche, sur la toute dernière reprise du refrain, Paul et George apportent une harmonie à trois voix sur le “Ahh, Girl” final, comme pour conclure en beauté (ce “Girl” final a un accord vocal très riche, l’effet est saisissant et clôt magnifiquement la chanson).

Instrumentation : Girl repose sur des guitares acoustiques à la sonorité feutrée. John et George jouent chacun sur guitare folk (John en strumming accords, George en picking ornemental). La touche grecque provient notamment d’une guitare acoustique 12 cordes que George a utilisée (certaines sources évoquent même un bouzouki emprunté, mais plus probablement c’est la guitare 12 cordes jouée de manière à imiter le bouzouki). Son motif d’accompagnement, descendant en gamme de mi mineur, se répète après chaque “Girl…”, d’où ce parfum d’ailleurs. Paul joue une basse très discrète et plus aiguë qu’à son habitude – il se peut qu’il ait joué sur sa Höfner violon pour la chaleur du son. Ringo est très minimaliste : quelques coup de cymbale ici ou là, une caisse claire jouée aux balais pour juste marquer le tempo doucement, et surtout, sur les refrains, l’usage d’un Gretsch “campana” (petites cymbalettes) ou d’un tambourin léger pour rehausser le rythme chaloupé. L’ensemble forme un tapis moelleux pour la voix.

Enregistrement : Girl est la dernière chanson enregistrée pour Rubber Soul, achevée tard dans la nuit du 11 novembre 1965. On sent que c’est un aboutissement : Girl résume en quelque sorte tout l’album – introspection, expérimentation et subversion douce. En studio, deux prises ont suffi pour capturer la piste de base, John étant très sûr de ce qu’il voulait. Un fait intéressant : une partie de guitare fuzz avait été enregistrée par George Harrison en overdub pendant la session (similaire au fuzz de Think For Yourself), mais finalement ils ont choisi de la mixer mute, elle n’apparaît pas sur la version finale. Cela montre qu’ils ont essayé d’autres textures mais sont revenus à l’épure acoustique pour préserver le caractère intime de la chanson.

Réception : Girl a immédiatement été saluée comme l’un des sommets de l’album. La presse anglaise a noté son influence de la chanson française ou de la musique de cabaret berlinois des années 1930 dans la mélodie mineure (certains critiques parleront d’un « parfum Weimar » pour évoquer son côté downer déprimé élégant). En Allemagne, Girl a été sortie en single en 1966 et devint un tube, prouvant son attrait universel. Beaucoup la comparent par son intensité émotionnelle à In My Life. John Lennon, plus tard, la citera comme l’une de ses chansons Beatles préférées. Paul McCartney admirait aussi Girl, qui selon lui « traitait pour la première fois de relations d’adultes compliquées dans nos chansons, et qui mieux que les Beatles, qui respectaient toujours leur public, pour faire ça ». Sur scène, les Beatles ne l’ont jamais interprétée (trop subtile pour les cris du public), mais elle deviendra un standard de radio tard le soir.

Girl est sans doute la chanson de Rubber Soul qui capture le mieux l’âme tourmentée de Lennon à cette époque. Elle est à la fois sensuelle et résignée, tendre et amère. Chaque génération de fans s’y retrouve : les adolescents y entendent la douleur d’un premier amour unilatéral, les adultes y discernent le double sens sur la religion et les illusions perdues. Ce mélange de niveau de lecture est la marque d’un niveau d’écriture nouveau pour les Beatles en 1965. Et musicalement, Girl reste une ballade intemporelle, régulièrement reprise (les Stéréophoniques en feront un hit dans les années 1990, par exemple). Dans le contexte de l’album, placée juste après la légèreté country de What Goes On, Girl replonge l’auditeur dans la profondeur émotive, comme pour ouvrir grand la porte sur le chapitre final, plus introspectif, de Rubber Soul.

« I’m Looking Through You »

Avec I’m Looking Through You, Paul McCartney règle ses comptes de façon piquante avec sa compagne Jane Asher. Inspiration et paroles : La chanson a été écrite après une dispute entre Paul et Jane, alors que celle-ci s’investissait beaucoup dans sa carrière d’actrice au détriment du couple. Paul, se sentant négligé, exprime son amertume : « Je te vois à travers, tu n’es plus la même personne que je croyais connaître ». Il se rappelle : « Je me souviens de cette chanson en particulier comme étant née d’une désillusion sur son engagement. Jane partait souvent à Bristol, et j’avais l’impression de voir clair à travers son jeu, de réaliser que tout n’était pas comme il y semblait… J’ai mis ça dans une chanson pour me débarrasser de l’émotion. Je n’aime pas garder de rancune, donc écrire la chanson m’en a libéré ». Les paroles de I’m Looking Through You sont cinglantes : « Tu ne m’as pas changé, tu n’as pas changé, dans le fond tu n’es même pas là ». McCartney y déverse son ressentiment avec une honnêteté étonnante. Bien sûr, à l’époque le public ne savait pas qu’il visait Jane Asher, mais rétrospectivement c’est limpide.

Structure musicale : La chanson est en La majeur et se présente sous forme de couplets et refrains bien tranchés, avec un pont. Ce qui la rend vive, c’est son tempo assez rapide et surtout ses breaks rythmique. I’m Looking Through You commence par quelques accords acoustiques en syncope suivis d’une petite phrase d’orgue farfisa et un claquement de main ou de boîte d’allumettes servant de “false start” sur certaines versions (il existe en fait deux versions, l’une avec un faux départ, l’autre sans). Une fois lancée, la chanson alterne couplets en majeur et un refrain qui module brièvement, passant par l’accord de Si mineur, donnant une touche plus mélancolique sur “Love has a nasty habit of disappearing overnight”. Le bridgeWhy, tell me why, did you not treat me right? ») change d’ambiance : on part en Fa♯ mineur, brisant la routine et accentuant la tension, avant de retomber en La.

Instrumentation : Ce morceau a connu plusieurs arrangements en studio. Une première version enregistrée en octobre, plus lente et folk, a été abandonnée (elle figure sur Anthology 2). La version finale, enregistrée en novembre, est plus enlevée. Guitares acoustiques : Paul et John jouent chacun de l’acoustique. L’accompagnement est assez percussif, surtout audible sur les refrains. Orgue : L’instrument distinctif ici est un petit orgue Hammond portable joué par Ringo Starr. Oui, Ringo surprend en ajoutant de l’orgue sur les refrains ! Il s’agit de quelques accords plaqués (notamment ce mi majeur avec un vibrato audible sur “I’m looking through you”). C’est subtil dans le mix, mais bien réel. On a également une percussion insolite : Ringo frappe une boîte d’allumettes avec ses doigts pour marquer le rythme sur les couplets. Ce “tac tac tac” organique se marie aux claquements de mains (Paul ou John marquent le 2e et 4e temps par des handclaps discrets). La basse de Paul est ronde, très présente sur le pont par sa marche descendante. Georges Harrison joue de la guitare électrique (sans doute sa Epiphone Casino) pour quelques petites interventions piquantes : par exemple, les trois accords staccato qui lancent chaque refrain, ou le mini-solo à la fin du pont, très bref et insistant, quasi rythmique.

Voix : Paul assure le chant principal avec une ardeur nerveuse. On sent dans sa voix, sur le “I’m looking through you”, un mélange de sarcasme et de vexation. John et George rejoignent en harmonies sur la phrase “You’re not the same”, à l’unisson avec Paul pour accentuer ce constat glacial. Ils font de même sur “disappearing overnight”, ce qui donne plus de relief au refrain. Globalement, les chœurs ne dominent pas ; c’est un titre où la voix lead de Paul occupe le devant. Sur le pont, pas de chœurs, Paul y va seul, comme s’il s’adressait directement à l’autre dans la dispute.

Enregistrement et particularités : Ce titre a demandé plusieurs essais. Comme mentionné, la première tentative du 24 octobre (trop lente, sans le pont “Why tell me why”) fut mise de côté. Le 6 novembre, ils recommencent dans une version plus rapide mais ils ne sont toujours pas satisfaits. Ce n’est que le 10 novembre qu’ils enregistrent la version définitive. On peut imaginer la fatigue et l’agacement de Paul à ce stade – qui peut d’ailleurs se ressentir dans l’énergie de son interprétation : c’est vif, légèrement haché, survolté, ce qui convient au propos colérique. Pendant les overdubs, Ringo a l’idée du matchbox comme percussion, et on essaye divers claviers (peut-être un piano initialement, remplacé par l’orgue plus discret tenu par Ringo). Fait cocasse : sur le mix US stéréo, deux false starts apparaissent en début de piste – on entend l’intro mal calée deux fois, ce qui surprenait les auditeurs (il s’agit en fait de la piste de boîte d’allumettes de Ringo qui commence trop tôt puis s’arrête). Ces false starts ont été corrigés sur certaines rééditions mais restent un témoignage du travail en studio.

Réception : I’m Looking Through You est appréciée des fans pour son côté enlevé et honnête. Beaucoup de jeunes ont pu s’identifier au ressentiment post-dispute qu’elle exprime. Musicalement, certains commentateurs la trouvent un peu “inégale” (la section pont diffère du reste, peut-être moins accrocheuse). Mais d’autres saluent son groove. Un fan musicien sur un forum signalait « Ce swing improbable avec la petite boîte d’allumettes, c’est génial ! Et cette chanson prouve que même vexé, Paul savait faire un tube ». En effet, la mélodie est diablement accrocheuse, surtout ce refrain simple qui se retient bien. Sur Rubber Soul, I’m Looking Through You apporte une note plus rock après la douceur de Girl, relançant la dynamique de la face B.

À un niveau plus analytique, on peut y voir encore un signe du passage à l’âge adulte des Beatles : Paul n’hésite pas à exposer ses griefs personnels dans une chanson pop accessible. On est loin des « Hold me tight » naïfs. L’auditeur de 1965 entend soudain Paul dire « j’ai cru te connaître, tu n’es plus la même », c’est la vie réelle qui s’invite dans le format 3 minutes. Ce genre de sincérité préfigure ce que feront plus tard d’autres artistes rock dans leurs confessions musicales (on peut penser aux doléances amoureuses d’un Eric Clapton ou autres). I’m Looking Through You aura une vie post-Beatles : elle sera notamment reprise par Steve Earle en mode country-rock, montrant son potentiel de cross-over.

En somme, ce morceau incisif illustre l’apport de Rubber Soul : la maturité thématique enveloppée dans une pop intelligemment construite. Et sur le plan du groupe, il témoigne aussi de l’effort collectif pour donner vie à la vision de Paul (imaginez Ringo derrière son orgue et sa boîte d’allumettes, prêt à tout essayer !). La chanson, bien que née d’une contrariété intime, devient un plaisir partagé du groupe en studio, ce qui en fait une pièce attachante de l’album.

« In My Life »

Chef-d’œuvre de nostalgie signé John Lennon, In My Life est souvent considérée comme l’une des plus grandes chansons des Beatles. Genèse : Lennon l’écrit en puisant dans ses souvenirs, après une remarque du journaliste Kenneth Allsop qui lui avait demandé pourquoi ses chansons n’étaient pas aussi personnelles que ses écrits (John avait publié deux livres pleins d’humour absurde). Piqué, Lennon décide de composer une chanson évoquant sa propre vie. Initialement, il conçoit un texte très littéral listant les lieux de son enfance à Liverpool (Penny Lane, Strawberry Field, le tramway, etc.). Mais il trouve ce catalogue ennuyeux et abandonne l’idée. Finalement, il opte pour une approche plus universelle : In My Life devient une méditation poétique sur les amis et les amours perdus, et sur la persistance du souvenir malgré les changements. « Je pense que “In My Life” est la première chanson que j’ai écrite sciemment sur ma propre vie », admettra Lennon. Toutes les paroles sont de lui, « écrites, signées, cachetées, livrées » avant même que Paul ne les entende. John qualifie In My Life de « première véritable grande œuvre » dont il soit fier, car pour la première fois il y a mis « la part littéraire de lui-même ». Il y évoque notamment son meilleur ami Stuart Sutcliffe (décédé en 1962) et peut-être sa mère Julia (morte en 1958), bien qu’il ne les nomme pas directement. Le vers “Some are dead and some are living / In my life I’ve loved them all” touche une corde universelle de mélancolie.

Dispute d’attribution : In My Life a fait l’objet d’un débat d’attribution entre John et Paul. Lennon a toujours maintenu qu’il en avait écrit les paroles et la majorité de la mélodie, concédant que McCartney avait peut-être aidé pour le « middle eight » (pont). McCartney, lui, clame qu’il a composé toute la mélodie lorsqu’il a vu les paroles de John, s’inspirant de Smokey Robinson et du style Motown pour la mettre en musique. Selon Paul, John avait les strophes écrites mais « pas de mélodie » et Paul aurait dit “laisse-moi 10 minutes”, puis serait revenu avec la mélodie complète. Cette divergence restera leur plus gros désaccord sur le répertoire Beatles. Des analyses musicologiques récentes (par ordinateur) tendent à prouver que les couplets portent la patte mélodique de John, alors que le pont est plus proche du style de Paul. En tout cas, les deux ont certainement collaboré d’une manière ou d’une autre. On peut synthétiser ainsi : John a apporté le matériau brut (paroles, progression harmonique de base, mélodie embryonnaire) et Paul a probablement aidé à polir et enrichir la mélodie, en particulier sur le fameux pont “Though I know I’ll never lose affection…” qui s’envole dans les aigus. Quoi qu’il en soit, In My Life est créditée Lennon-McCartney et incarne bien la magie de leur partenariat.

Musique et tonalité : La chanson est en La majeur, mais la tonalité est floue au départ car l’intro commence sur un accord de Mi majeur (V) non résolu qui donne un sentiment de suspension. L’harmonie évite les cadences trop évidentes. On commence par une suite d’accords I – V – vi (La – Mi – Fa# mineur) qui installe une douce mélancolie. La mélodie de John dans les couplets est descendante, très doo-wop dans l’esprit, mais les accords en dessous ne suivent pas un schéma doo-wop habituel, ils explorent des degrés variés (passant par des IIIm ou IVMaj7 etc.), conférant une richesse harmonique. On note l’utilisation de la sous-dominante mineure (Ré mineur sur “of all these friends and lovers”), ce qui apporte un coloris nostalgique. Structure : couplets, pont, couplets. Le pont, en La majeur modulant vers Si mineur, est la partie culminante émotionnellement (les paroles expriment l’amour présent qui surpasse les souvenirs passés). Musicalement, ce pont est brillant : il part sur un Fa# mineur et grimpe jusqu’au Ré en passant par des accords d’inversion, créant une sensation d’élévation, puis retombe délicatement.

Instrumentation : In My Life est portée par les guitares et la basse, avec un invité de marque au piano (George Martin). Guitares : John joue la rythmique en accords plaqués sur sa guitare acoustique, audible dans le canal droit sur les mix stéréo, ce qui donne le drive de la chanson. George Harrison tient la guitare électrique solo (une Stratocaster), qui ponctue chaque fin de phrase des couplets d’un petit motif ascendant au son “cloche” (réalisé avec un capodastre très haut sur le manche). Ces fill de guitare sont simples mais d’une grande beauté, ils ajoutent une réponse mélodique à la voix de John. George double également la ligne de chant de John à la guitare sur le dernier mot de certains couplets (par ex sur “I recall” ou “In my life”), technique subtile pour renforcer l’émotion. La basse de Paul est mélodique, notamment audible sur le pont où elle descend une gamme conjuguée à la montée vocale – une sorte de contrepoint très gracieux. Ringo joue une batterie douce, avec usage de balais probablement, marquant un backbeat feutré et faisant rouler légèrement la caisse claire pour soutenir la fluidité. Il y a aussi un tambourin (joué par Ringo ou Martin) ajoutant une légère scintillance sur les temps faibles, discret mais présent.

Solo de piano “baroque” : La partie instrumentale centrale (16 mesures) constitue l’un des moments légendaires. Ne sachant quel instrument mettre, George Martin propose un solo de piano classique. Il l’enregistre sur un piano droit en jouant à la moitié de la vitesse et une octave en dessous, puis repasse la bande en vitesse normale. Résultat : on entend un piano très rapide, sonnant un peu comme un clavecin, qui exécute une figure inspirée de Bach. Ce solo, agile et ornementé, fait le lien entre le pont et le dernier couplet. Martin explique : « J’ai fait ce que j’appelle un piano accéléré – en partie pour obtenir ce son de clavecin, et en partie parce que j’étais incapable de jouer la partie à vitesse réelle ! J’ai joué à demi-vitesse, une octave plus bas, puis quand on remet la bande à vitesse normale, ça sonne brillant. Ça donne l’illusion que je suis plus virtuose que je ne le suis ». L’anecdote amuse, mais le résultat est merveilleux : ce solo confère à In My Life une touche intemporelle, hors du pop conventionnel, reliant la chanson à la musique de chambre. John adore la surprise en revenant de pause thé et le valide. Ce solo est souvent cité comme l’un des plus célèbres de Martin, le sixième Beatle.

Paroles : Elles sont d’une sincérité et d’une poésie qui tranchent avec tout ce que les Beatles ont écrit auparavant. In My Life contemple le passé avec gratitude et tristesse mêlées. John y dit que malgré tous les lieux et amis qu’il n’oubliera jamais, l’amour présent (on peut penser qu’il parle de sa femme Cynthia, ou de son fils Julian, ou de ses camarades Beatles) compte plus que tout : “In my life, I love you more”. Cette dernière phrase est d’une émotion rare. C’est une déclaration d’amour magnifiée par le contexte : après avoir évoqué les fantômes du passé, il affirme que la personne à qui il chante (à l’époque Cynthia, ou on peut l’interpréter pour Yoko plus tard) dépasse tout ce qu’il a aimé. La beauté de la langue simple employée (presque tout en monosyllabes anglais) donne une universalité au message.

Réception et héritage : In My Life est acclamée dès sa sortie. Une critique de 1965 parle d’« une chanson d’une qualité presque Dylanienne dans les paroles » – une reconnaissance du fait que les Beatles pouvaient désormais émouvoir et faire réfléchir autant qu’un songwriter folk. Au fil des décennies, In My Life s’est hissée en tête de nombreux classements (elle fut élue meilleure chanson Beatles par un panel en 2000). Des musiciens comme Leonard Cohen ou Johnny Cash la citeront en modèle d’écriture introspective en pop. Le solo baroque de Martin a fait école : on considère qu’il a lancé la vague du baroque pop dans les années suivantes (d’autres groupes incorporeront clavecin, cordes classiques etc., inspirés par In My Life). Sur le plan personnel, Lennon lui-même la qualifiait parmi ses meilleures chansons avec Strawberry Fields Forever, Help! et I Am The Walrus. Cela en dit long sur l’attachement qu’il lui portait.

Dans le contexte de Rubber Soul, In My Life fait figure de bilan. Placée en avant-dernière position sur l’album, elle agit comme le moment de sagesse après les tumultes amoureux précédents (Girl, I’m Looking Through You). Elle apporte une gravité affective qui élève l’album à un autre niveau. Si, comme beaucoup le pensent, Rubber Soul est le pont entre la période pop légère et la période artistique mature des Beatles, In My Life en est l’arche principale, reliant l’humain universel aux arrangements innovants. La chanson trouve un écho particulier avec la génération d’après-guerre vieillissante : elle est jouée à des cérémonies (mariages, funérailles) pour dire la gratitude du passé et l’amour du présent. Peu de chansons pop peuvent se vanter d’une telle postérité émotionnelle. In My Life transcende l’époque 1965 pour toucher à l’intemporel, ce qui est sans doute la marque des chefs-d’œuvre.

« Wait »

Wait est un morceau au destin singulier : initialement enregistré pour l’album Help! en juin 1965, il n’avait pas été retenu, puis a été ressorti à la dernière minute pour compléter Rubber Soul. Origine et enregistrement : Les Beatles avaient mis Wait de côté après l’avoir partiellement enregistrée le 17 juin 1965 (ils en avaient capté la base rythmique). Le 11 novembre, pressés de trouver un 14ᵉ titre, ils récupèrent cette piste et y ajoutent overdubs et voix pour la finaliser. C’est pourquoi Wait peut paraître un peu moins sophistiquée que les autres chansons de l’album – elle provient de l’ère Help! et son style s’en ressent, plus “Beatles 64-65 classique”. Néanmoins, avec les retouches de novembre (dont l’ajout de tambourin et de sitar à peine audible en fond, selon certaines sources), elle s’intègre honorablement au reste.

Paroles et thème : Wait est chantée en duo par John et Paul (alternance de lignes, un peu dans l’esprit de We Can Work It Out). Le narrateur est en tournée loin de sa bien-aimée et lui demande de l’attendre, tout en se rassurant lui-même qu’il ne l’a pas perdue. C’est une chanson sur l’absence et la fidélité – sujet qui collait bien à l’époque Help! où les Beatles partaient en tournées épuisantes loin de leurs compagnes. Les paroles sont simples : « Attends-moi, je reviens vers toi, j’espère que tu attendras ma main ». On note une pointe d’inquiétude : « Mes mains sont seules depuis qu’il n’y a plus la tienne ». Il y a aussi cette phrase “I feel as though you ought to know / that I’ve been good, as good as I can be” – littéralement « je sens que je dois te dire que j’ai été sage, du mieux que je pouvais » – suggérant que le gars admet à demi-mot avoir peut-être fauté un peu en son absence, justifiant le Wait ! Ce n’est pas explicite, mais c’est sous-entendu et confère une certaine ambiguïté maligne : est-il en train d’avouer qu’il a cédé aux tentations sur la route ? Ou juste qu’il lutte ? Quoi qu’il en soit, il la supplie d’attendre.

Musique : Tonalité de Mi mineur (avec passages en majeur pendant les refrains). Wait est structurée en couplet – refrain – couplet – refrain – pont – refrain – etc. Le tempo est modéré (♩=110 environ). L’intro démarre in media res sur un riff de guitare mordant en Mi, sans fioritures. La mélodie des couplets est conjointe, très facile à chanter, typique du style Lennon-McCartney des premières années (cette chanson aurait figuré sans choquer sur Beatles For Sale par exemple). Ce qui la distingue un peu, c’est l’usage de changements de tonalité entre couplet et refrain : les couplets sont en mineur sombre, puis le refrain “Wait till I come back to your side” module vers Sol majeur plus lumineux, exprimant l’espoir.

Instrumentation : On retrouve la formation rock standard. Guitares : John et George jouent des guitares électriques un brin saturées, en accentuant des contretemps (très audible sur les refrains – ce chank-chank off-beat qui est un gimmick chez eux). La prise de 17 juin comportait aussi une guitare à pédale de volume de George (comme sur Yes It Is), audible par moments comme un petit glissando pleurant en arrière-plan. Quand ils finalisent en novembre, George ajoute peut-être quelques licks de sitar discrets – certains fans jurent entendre un drone de sitar enfoui dans le mix sur certains passages, hypothèse plausible car George avait le sitar à portée de main durant ces sessions. Ringo apporte du tambourin énergique sur toute la deuxième moitié de chanson (superposé sur la caisse claire). Il utilise aussi des maracas sur le pont, ce qui donne un roulement sympathique sur “I’ve been good as good as I can be”. La batterie reste simple, marquant le beat avec ferveur sur les refrains (on entend Ringo faire claquer sa caisse claire plus fort, marquant la conviction du “Wait”). Paul tient la basse mélodiquement comme toujours, montant haut sur la fin du pont pour retomber sur le refrain final (une figure qu’il affectionnait).

Chant : John et Paul se partagent le chant principal, se renvoyant la balle. C’est un duo assez rare dans leur catalogue (un peu comme sur Baby’s In Black). Par exemple, John chante le début du couplet “It’s been a long time”, Paul enchaîne “Now I’m coming back home”, John “I’ve been away now”, Paul “Oh how I’ve been alone”. Cette alternance est très efficace et vivante. Sur les refrains, ils chantent à l’unisson “Wait till I come back to your side”, avec George qui s’ajoute en harmonie haute sur “we’ll forget the tears we cried”. Le pont, quant à lui, est entonné par McCartney (sa voix plus aiguë ressort sur “I feel as though…”), avec John qui double en dessous – les deux en harmonie tierce, belle synergie vocale rappelant leurs années de complicité juvénile.

Analyse : On sent que Wait est une chanson transitoire stylistiquement : elle a un pied dans l’ancien style Beatles (structure, duo voix, thème du manque en tournée rappelant All My Loving dans l’idée) et un pied dans la nouvelle ère (quelques arrangements plus travaillés, petite dissonance ici ou là). Par exemple, la fin du refrain passe par un accord de Si7 qui ramène en mi mineur d’une façon presque abrupte – cette tension est plus typique de Rubber Soul.

Réception : Wait passe un peu inaperçue médiatiquement parmi les géants de l’album. Elle n’en demeure pas moins très appréciée de nombreux fans. Son refrain est jugé très accrocheur et certains adorent l’énergie de John et Paul qui chantent ensemble. Une anecdote : dans une interview de 1970, Lennon, interrogé sur Rubber Soul, ne se souvenait plus du tout de Wait – c’est dire à quel point il la considérait comme mineure. Néanmoins, Wait remplit parfaitement son office sur l’album : elle accélère le rythme juste après la douceur introspective de In My Life, évitant que l’ambiance ne tombe trop. Comme la penultième piste, elle redonne un petit coup de fouet avant le final. On peut y voir aussi un certain symbolisme : Wait parle d’attendre quelqu’un qui revient, et la chanson suivante, If I Needed Someone, semble répondre du tac au tac (puis enfin Run For Your Life clôt en mode rupture noire). Il y a presque une mini histoire sur la fin de l’album.

Au-delà, Wait reste une chanson attachante car c’est l’une des dernières où John et Paul chantent en duo de manière aussi équilibrée. Elle marque la fin d’une époque (ils ne le feront plus guère par la suite, hormis sur I’ve Got a Feeling en 1969). À ce titre, Wait a une valeur sentimentale : c’est le chant du cygne du Lennon/McCartney en harmonie tel qu’on le connaissait. Les Beatles eux-mêmes ne l’ont plus mentionnée, mais les fans de la première heure l’aiment pour son parfum Beatlemania tardive au sein d’un album plus adulte.

« If I Needed Someone »

George Harrison signe avec If I Needed Someone sa contribution la plus aboutie de l’album. Influences : Harrison la compose après avoir écouté intensément The Byrds. Il le reconnaîtra franchement : « Cette chanson a en fait été inspirée par “The Bells Of Rhymney” des Byrds ». On retrouve en effet l’empreinte du riff à la guitare 12 cordes de Roger McGuinn. George utilise sa Rickenbacker 360-12 flambant neuve (qui elle-même lui avait été inspirée en voyant McGuinn en jouer, boucle bouclée). Le riff d’intro de If I Needed Someone est construit sur un accord de Ré ouvert, avec variation du petit doigt, qui crée la ligne ascendante: un motif immédiatement accrocheur. Harrison note : « C’est fou ce qu’on peut faire autour d’un simple accord de Ré, on bouge un doigt et ça fait d’autres mélodies, cette chanson n’est qu’une permutation de plus de ces mêmes notes » – faisant modestement allusion au fait que d’autres l’ont fait avant lui, mais lui l’a parfaitement réussi.

Structure : Tonalité de Ré majeur, tempo modéré (une sorte de demi-temps par rapport au rock standard, ce qui donne une impression presque solennelle). L’intro et le riff signature se basent sur D – Dsus4 – D – Dsus2 – D (variations de ré). Les couplets suivent une progression simple I – IV – V (D – G – A) mais agrémentée de la ligne de guitare arpégée continue qui lui donne sa saveur. Le refrain commence sur la dominante (A) – “Carve your number on my wall” – ce qui crée une tension harmonique, puis retombe sur D pour la résolution “maybe you will get a call”. Il n’y a pas de pont distinct, la chanson alterne couplet et refrain, avec solo instrumental (basé sur le riff) après le second refrain.

Paroles : Elles sont un peu atypiques. Harrison s’adresse à une fille hypothétique en disant en substance : « Si j’avais besoin de quelqu’un, tu serais la personne dont j’aurais besoin – mais pour l’instant je n’ai besoin de personne ». C’est mi-séducteur, mi-distancié. Il dit “If I needed someone to love, you’re the one that I’d be thinking of”, puis “But you know I’d need some time”. On comprend que le narrateur n’est pas prêt à s’engager, il laisse une porte ouverte sans promettre. En filigrane, on peut y voir la réalité de George en 1965 : il venait de rencontrer Pattie Boyd (sur le tournage de Help!) mais n’était pas encore en couple exclusif avec elle. If I Needed Someone est d’ailleurs l’une des rares chansons Beatles que George a explicitement dédiée : il a fait dire à Derek Taylor (publiciste commun des Beatles et des Byrds) de transmettre aux Byrds que cette chanson leur rendait hommage. C’est plus un clin d’œil amical qu’une prose intime. Néanmoins la phrase “If I had some more time to spend, then I guess I’d be with you my friend” possède une douceur franche.

Harmonies vocales : George chante en lead de sa voix nasillarde, et John & Paul fournissent des chœurs somptueux. Notamment sur le refrain, le “If I needed someone” final est chanté à trois en harmonies ascendantes absolument magnifiques. Tout le morceau est traversé de trois parties vocales très travaillées, dans le style des Byrds également (puisque ces derniers maniaient aussi les harmonies complexes). C’est possiblement l’arrangement vocal le plus riche de Harrison jusqu’alors. Paul a probablement pris la note haute, John la basse, et George au milieu en lead – le mélange est d’or.

Instrumentation : On l’a dit, la Rickenbacker 12 cordes de George domine. Elle sonne bright et claire, accordée standard, branchée directement ou sur ampli à faible distorsion pour bien détacher chaque note. Ce son jangly fait l’identité du morceau. John accompagne à la guitare rythmique (sans doute sa Stratocaster ou sa Gretsch Nashville) en grattant les accords en syncope pour soutenir. Paul ajoute des touches d’orgue Hammond sur quelques mesures (par exemple on entend un petit bourdon d’orgue discret dans le background du refrain, qui prolonge l’accord de A comme un pad – c’était noté dans certaines fiches techniques, et il y a débat : certains entendent un orgue, d’autres pas. Une discussion sur BeatlesBible clarifie qu’il n’y a pas vraiment de harmonium ou orgue audible, c’était une erreur de MacDonald semble-t-il). Quoi qu’il en soit, s’il y en a un, c’est très subtil. La batterie de Ringo est simple et en appui, avec un beau jeu de charleston ouvert sur le riff (on entend pssh pssh sur les backbeats, conférant un entrain). Il ajoute un tambourin (Ringo adorait en jouer, et ici sur la fin du refrain “I’d be thinking of” on entend les coups de tambourin accentuer la phrase). Paul fait une ligne de basse circulant bien (lors du refrain sa basse découpe de jolis contrepoints aux arpèges de guitare, grimpant quand la guitare descend).

Enregistrement : If I Needed Someone a été enregistré les 16 et 18 octobre 1965. Le fait marquant est que c’est l’unique chanson de Harrison que les Beatles ont intégrée dans leurs concerts de 1966 (il la chantera sur la tournée mondiale). C’était donc un titre dont ils étaient fiers et qu’ils jugeaient scénique. En effet, sa structure simple mais efficace, ses harmonies qui portent bien, en faisaient un bon choix live. Au Candlestick Park, lors du dernier concert historique, elle figure dans la setlist.

Réception et héritage : Les Byrds ont tout de suite capté l’hommage. Roger McGuinn l’adorait – et ironie du sort, le groupe The Hollies en a enregistré une reprise fin 65 qui a déplu à Harrison ; il la trouva « horrible » publiquement. La presse UK fut mitigée sur If I Needed Someone : certains vieux journalistes ne goûtèrent guère son côté lancinant (Melody Maker la trouva monotone). Mais sur le long terme, la chanson est reconnue comme un jalon de l’invasion folk-rock britannique. Les critiques y voient une synthèse parfaite de l’influence croisée Beatles-Byrds. D’ailleurs, la sortie quasi simultanée de Rubber Soul et du single “Turn! Turn! Turn!” des Byrds fin 65 marque l’apogée du courant folk-rock des deux côtés de l’Atlantique.

Au sein du répertoire Beatles, If I Needed Someone se distingue comme la première grande réussite de Harrison en tant qu’auteur. George dira plus tard que Rubber Soul et Revolver formaient presque un diptyque, et qu’il voyait If I Needed Someone comme la sœur de ses chansons de Revolver. On peut en effet considérer que cette chanson annonce Taxman par son assurance ou I Want To Tell You par son originalité harmonique sur un accord unique. Ce qui est marquant aussi, c’est que If I Needed Someone est la seule composition de George que les Beatles ont jouée sur scène au sommet de leur popularité (mis à part Everybody’s Trying To Be My Baby qui était une reprise). Cela montre la confiance de George en ce titre et l’approbation de John & Paul pour le mettre en avant.

En fin d’album, If I Needed Someone est comme une respiration limpide avant le final orageux Run For Your Life. Elle apporte une touche d’amour conditionnel, posant une question (si j’avais besoin…) qui restera presque en suspens. C’est une chanson radieuse d’un point de vue musical, d’une honnêteté sincère d’un point de vue lyrique, et elle a conquis une place de choix dans le cœur des fans de Harrison. Elle annonce la floraison du talent du quiet Beatle qui explosera dès l’album suivant Revolver.

« Run For Your Life »

Pour clore l’album, Run For Your Life fait figure d’ombre inquiétante. Composée par John Lennon, c’est une chanson de jalousie possessoire, rapide et grinçante. Inspiration : Lennon l’a bâtie autour d’une phrase d’Elvis Presley. Dans Baby Let’s Play House (1955), Elvis chantait : “I’d rather see you dead, little girl, than to be with another man”“Je préférerais te voir morte, petite fille, plutôt que de te savoir avec un autre homme”. John avoue avoir repris ce vers mot pour mot pour en faire la base de Run For Your Life. Fasciné par cette ligne choc, il en a fait un titre entier. Sur Rubber Soul, c’est la piste la plus ouvertement misogyne et menaçante. Les paroles consistent à dire à sa petite amie : “Si jamais je t’attrape avec un autre, c’en est fini de toi – tu ferais mieux de fuir pour sauver ta vie”. Il n’y a aucune subtilité, c’est brut de décoffrage.

Tonalité et musique : En mi majeur (tonalité rockabilly classique), Run For Your Life est jouée sur un tempo enlevé, proche du skiffle ou du country rock rapide. La structure couplets-refrains s’enchaîne très vite, sans pont distinct (hormis un petit solo instrumental sur la grille du couplet). Chaque couplet commence par la fameuse menace “I’d rather see you dead, little girl…”. Musicalement, c’est sans complexe : I – IV – V, avec appoggiatures de septième, comme une vieille chanson d’Elvis ou de Carl Perkins. On a un riff ascendant de guitare électrique qui ponctue la fin de chaque ligne, très simple et efficace. La chanson ne cherche pas l’innovation, c’est un clin d’œil rock’n’roll volontairement dépouillé.

Instrumentation : John joue la guitare acoustique rythmique pour donner le corps (il a une Gibson acoustique branchée, cela s’entend en background). George prend la guitare électrique solo : dès l’intro, son riff est emprunté aux Blue Suede Shoes de Carl Perkins. Il continue par de petites phrases rockabilly tout au long, et livre un bref solo central imitant le style d’Elvis Scotty Moore – c’est dire, sans flamboyance technique, juste les bonnes notes et les bend qui conviennent. Paul tient la basse en walking bass sur les couplets (il marche sur la grille de mi) et accentue sur les refrains. Ringo est dans son élément : batterie binaire, avec roulements sur la caisse claire pour relancer, et notablement des petits arrêts soudains quand John chante “Run for your life” (on a une courte syncope dramatique). Ringo frappe aussi un tambourin sur le dernier temps de certains mesures, intensifiant le côté train en marche. L’ensemble sonne live, on imagine presque les Beatles en session radio BBC sur ce titre.

Chant : John assure le lead d’un ton goguenard et presque joyeux – ce décalage entre la noirceur des paroles et l’entrain de la musique donne un côté grinçant. Il double sa voix en partie pour la rendre plus volumineuse (notamment sur le refrain “Better run for your life if you can, little girl”). Paul et George n’interviennent que pour faire des chœurs discrets sur la toute fin de chaque refrain (“bang, bang” on pourrait imaginer, mais non, c’est juste sur les “RUN for your life” qu’ils le soutiennent harmoniquement en arrière). Essentiellement, c’est un morceau dominé par John qui joue au mauvais garçon.

Paroles et réception : Les paroles choquèrent plus d’un auditeur attentif même en 1965, car ce n’était pas dans l’habitude Beatles de menacer de meurtre ! Cela dit, replacé dans le contexte rock, de nombreux vieux morceaux de blues ou rock contenaient ce genre de menace hyperbolique (cf Hey Joe popularisée l’année suivante par Hendrix – qui parle aussi de tuer sa femme infidèle). À l’époque, la plupart n’y virent qu’une chanson bad boy de plus. Mais Lennon, avec le recul, en eut honte. En 1973, il la classera comme “ma chanson la moins préférée des Beatles” et confiera en 1980 : « Je l’ai toujours détestée ». Il dit l’avoir écrite à la va-vite comme “filler” pour finir l’album et ne l’avoir jamais considérée comme importante. Paul de son côté la trouve “un peu macho”, soulignant que John vivait alors dans un mariage où il craignait de perdre sa femme (il était marié à Cynthia et s’en éloignait déjà ; cette jalousie maladive dans la chanson reflète sans doute ses angoisses). Paul dit : « John était toujours sur le qui-vive, il courait pour sauver sa vie d’une certaine façon. Il était marié ; aucune de mes chansons n’aurait parlé d’attraper ma copine avec quelqu’un d’autre, ce n’était pas mon insécurité à moi car j’avais une relation ouverte. Cette chanson est un peu macho ». Effectivement, Run For Your Life révèle plus sur Lennon qu’il ne le pensait : sa possessivité, sa peur de l’abandon, qu’il exorcisera bien plus tard de façon plus constructive dans Jealous Guy (1971).

Place dans l’album : En la plaçant en dernier, les Beatles finissent sur une note incisive. Certains critiques regrettent qu’après la grâce de In My Life et le beau If I Needed Someone, l’album s’achève sur un titre plus basique et négatif. D’autres au contraire trouvent que ce rock’n’roll grinçant fait une conclusion énergique, ramenant les Beatles à leurs racines après tant d’explorations. Quoi qu’il en soit, Run For Your Life ne laissera personne indifférent. Elle fut d’ailleurs rapidement reprise par d’autres artistes (Nancy Sinatra en fera une version inversée où c’est la fille qui prévient son gars – ce qui en dit long sur le besoin de faire passer la pilule misogyne en la retournant). Sur scène, bien sûr, jamais ils ne l’ont jouée.

Au final, Run For Your Life est un paradoxe : musicalement entrainante, lyriquement problématique, et reniée par son auteur. Mais elle contribue aussi au caractère de Rubber Soul en montrant que les Beatles osaient tout, y compris le politiquement incorrect. En 1965, c’est osé de chanter “Je préfère te voir morte”. Néanmoins, replacé dans le monde fictif du rock, c’est un rôle, un personnage de composition. Ce choix de fin brutale sur l’album est presque comme le dernier coup de volant après une virée. L’auditeur se retrouve sonné – c’était le but peut-être, ne pas finir sur quelque chose de trop lisse.

Ainsi s’achève Rubber Soul, dans un dérapage contrôlé de rock primaire, comme pour signifier que malgré toutes leurs évolutions et raffinements sur l’album, les Beatles restent ce qu’ils ont toujours été : un fichu bon groupe de rock’n’roll.

Réception critique en 1965 : un tournant salué (mais pas par tous)

À sa sortie en décembre 1965 au Royaume-Uni, Rubber Soul reçoit un accueil critique globalement enthousiaste. La presse musicale salue unanimement l’ambition et la créativité des Beatles sur ce sixième opus. Au Royaume-Uni, Allen Evans du New Musical Express écrit que le groupe « trouve encore de nouvelles façons de nous faire plaisir à les écouter » et décrit le 33-tours comme « une belle pièce d’art d’enregistrement et d’aventure dans le son de groupe ». Les journalistes soulignent l’évolution du style : Rubber Soul apparaît comme l’album de la maturité. Le NME loue notamment la diversité de tons et d’arrangements, preuve que les Beatles refusent de se répéter.

Du côté de la presse généraliste, anciennement condescendante envers le rock, un revirement s’opère. Le magazine américain Newsweek, qui snobait les Beatles en 1964, les couronne désormais « les bardes de la pop » et s’émerveille de la combinaison inédite d’influences dans l’album : « gospel, country, contrepoint baroque et même ballade française » mêlés pour forger un style unique, avec des chansons « aussi brillamment originales que n’importe quelle composition actuelle ». De même, le New York Times, après les avoir méprisés à leurs débuts, publie sous la plume de Jack Gould un éloge dithyrambique du disque dans son supplément dominical. En Angleterre, les journaux populaires s’intéressent peu aux subtilités des albums rock d’ordinaire, mais constatent néanmoins le phénomène : Ralph Gleason, critique de jazz du San Francisco Chronicle, estime que Rubber Soul a un attrait « universel », touchant « tous âges, toutes couleurs, tous sexes, tous milieux » – signe que les Beatles transcendent leur statut de idoles pour teenagers.

Il y a cependant des voix discordantes, principalement parmi la vieille garde des critiques pop britanniques, un peu déroutés par la relative sobriété de l’album. Le Record Mirror, dans sa première impression, trouve que le LP manque de variété par rapport aux précédents, même s’il admire « le flot constant d’ingéniosité mélodique qui émane des garçons en tant qu’interprètes et compositeurs » et qualifie leur rythme de créativité de « tout à fait fantastique ». Mais dans le même magazine, un certain Richard Green ose une critique assassine : selon lui, la plupart des morceaux de Rubber Soul, « si enregistrés par n’importe qui d’autre que les Beatles, ne vaudraient pas la peine d’être publiés ». Il déplore le manque de « l’excitation habituelle des Beatles » et affirme carrément que plusieurs titres sont ennuyeux. Green va jusqu’à dire que de récents albums d’autres artistes (il cite Manfred Mann, les Beach Boys ou Jerry Lee Lewis) surpassent Rubber Soul, ce qui était une opinion très minoritaire – et mal reçue par le lectorat, au point que Green se sent obligé de concéder qu’il sait qu’il est « impopulaire » dans son jugement. De même, Melody Maker, dont la rédaction avait plus de 30 ans de moyenne d’âge, trouve le nouveau son des Beatles « un peu assagi ». Ce magazine note que des titres comme You Won’t See Me ou Nowhere Man « deviennent presque monotones – une caractéristique peu Beatles si jamais il en est ». Ces critiques traduisent une incompréhension du virage : ces journalistes attendaient peut-être des tubes immédiats calibrés pour la scène ou la danse, et se retrouvent face à un album cohérent qui s’écoute dans son ensemble, d’où leur perplexité.

L’historien Steve Turner analysera plus tard que les critiques pop britanniques de l’époque « n’avaient pas le vocabulaire ni la perspective musicale » pour appréhender une œuvre pop progressive comme Rubber Soul. Ce disque, en effet, déroutait quelque peu les commentateurs habitués aux “Yeah yeah” et aux refrains à faire hurler les foules. Turner ajoute que Rubber Soul « a pu déconcerter la vieille garde des chroniqueurs de variétés, mais il fut un phare pour les jeunes critiques rock en gestation ». De fait, c’est sur Rubber Soul que commence réellement la “rock critic” telle qu’on la connaîtra : on voit les premières analyses sérieuses du contenu artistique d’un album pop. Par exemple, dans Hi-Fi/Stereo Review, le chroniqueur Morgan Ames écrit – non sans humour – qu’il reconnaît, en professionnel, les ficelles employées par les Beatles « alors qu’ils piétinent l’art musical », et bien qu’il trouve leur formation musicale limitée formellement, il exprime sa joie face à l’efficacité du résultat. Son article s’ouvre par : « Les Beatles sonnent de plus en plus comme de la musique » et se conclut en louant « leur cohésion excellente, leur performance sans accroc, leur charme et esprit toujours aussi vivaces ». Cette façon de discuter de l’album en termes presque techniques (cohésion, performance) est nouvelle dans les pages d’une revue audio.

Un signe de l’impact de Rubber Soul : quelques mois plus tard, lorsqu’un magazine californien (KRLA Beat) chronique la sortie de Revolver, il écrit que le titre Rubber Soul est déjà entré dans le langage courant comme synonyme d’excellence. On qualifie ainsi d’autres albums remarquables de « Rubber Soul de leur domaine ». Preuve que Rubber Soul a immédiatement été perçu comme un jalon.

Quant au public, il suit plus que jamais : l’album se vend à des millions d’exemplaires et reste n°1 des deux côtés de l’Atlantique pendant de longues semaines. Au Royaume-Uni, il sort le 3 décembre et s’écoule à plus de 500 000 copies en 8 jours – du jamais vu. Aux États-Unis (où il paraît sur le label Capitol avec une version tronquée à 12 titres), il conquiert également la tête des charts. L’auditoire adolescent est toujours là, mais l’album leur révèle d’autres facettes des Beatles et les accompagne dans leur propre maturation. Dans les foyers, on écoute Rubber Soul en entier, on en discute, on lit les pochettes pour la première fois avec attention (EMI imprimera même les paroles sur la pochette intérieure, une nouveauté absolue à l’époque, initiée sur Rubber Soul). Tout cela contribue à faire de Rubber Soul un pivot : c’est l’album qui transforme la perception des Beatles, de « rois de la pop » en « artistes complets ».

Évolution critique ultérieure : de chef-d’œuvre discret à album culte

Avec le recul de plusieurs décennies, Rubber Soul est unanimement considéré comme l’un des sommets de la discographie des Beatles, voire de la pop music en général. Toutefois, son statut a connu quelques fluctuations dans l’historiographie du rock. Fin des années 1960 : À l’aune de la révolution psychédélique initiée par Sgt. Pepper en 1967, Rubber Soul a pu sembler moins flamboyant. Beaucoup de commentateurs des 70s mettaient plus volontiers Revolver (1966) ou Pepper en avant. Pourtant, certains esprits avertis reconnaissaient déjà la portée novatrice de Rubber Soul. En 1967, le critique Robert Christgau, dans Esquire, qualifie Rubber Soul d’album « en avance, plus innovant, plus cohérent et aux textes plus intelligents – environ deux fois meilleur que tout ce qu’eux ou quiconque avait fait jusque-là (sauf peut-être les Stones) ». Christgau pressent donc que Rubber Soul a ouvert la voie au futur du rock avec son exigence artistique.

Dans les années 1970, alors que les rock-critics gagnent en influence, Rubber Soul reste un point de repère. Greil Marcus, critique américain éminent, le décrit comme « le meilleur de tous les albums du groupe ». On commence à voir s’opérer un glissement : longtemps c’est Sgt. Pepper qui fut célébré comme l’apogée (il dominait les classements « meilleurs albums de tous les temps » jusque dans les années 80). Mais à partir des années 1990, une réévaluation se fait : Revolver et Rubber Soul montent en grade, Pepper descendant de son piédestal. En 1995, lors des interviews pour Anthology, George Harrison déclare d’ailleurs que Rubber Soul est son album préféré des Beatles, « on savait que nous faisions un bon album, on y a mis plus de temps et essayé de nouvelles choses » confie-t-il. Paul McCartney lui aussi, dans les années 2000, citera souvent Rubber Soul parmi ses favoris car « c’est là que l’on a commencé à penser album, cohérence ».

L’influence de Rubber Soul sur ses pairs est un indicateur clé de sa stature. En 1966, Brian Wilson des Beach Boys est tellement bouleversé en écoutant Rubber Soul qu’il décide de faire Pet Sounds en réponse. Il racontera : « Rubber Soul m’a soufflé », il aimait « la façon dont tout s’enchaînait, comme si toutes les chansons appartenaient à un même ensemble », et il s’est dit “bon sang, il faut que je fasse pareil avec les garçons”. Pet Sounds (1966) naît directement de cette inspiration, et deviendra lui-même un jalon. Brian Wilson ajoutera : « Cet album m’a vraiment donné envie d’enregistrer, de passer à l’acte. Ça m’a fait ressentir un sentiment d’élévation. Alors j’ai eu l’idée de faire une collection de chansons cohérentes – appelée Pet Sounds. J’en suis fier ». Ce témoignage de Wilson illustre combien Rubber Soul a contribué à l’émancipation du format album : il prouve qu’un 33-tours pop peut être plus que l’addition de singles, il peut être une œuvre à part entière avec une unité artistique.

Ainsi, historiquement, Rubber Soul est souvent cité comme le début de l’ère des albums rock « conscients ». L’universitaire Michael H. Decker note que malgré les progrès réalisés par les Beatles dès 1964, les critiques considèrent Rubber Soul comme « l’album de transition… où le groupe passe d’un statut de pop stars à celui de maîtres inégalés du studio ». C’est fréquemment le premier de leurs « albums classiques » mentionné par les commentateurs. On dit qu’avec Rubber Soul, la notion même de « filler » (morceau bouche-trou) disparait sur un album des Beatles – ce qui inspirera tant de groupes futurs à soigner leurs albums dans leur globalité.

Dans les classements de meilleurs albums, Rubber Soul brille. En 2003, Rolling Stone Magazine le classe 5ᵉ plus grand album de tous les temps. En 2020, dans la mise à jour du même classement, il est légèrement redescendu (35ᵉ) – car les goûts évoluent et d’autres chefs-d’œuvre plus contemporains ont été mis en avant. Cependant, dans le cœur des musiciens, il garde une aura immense. Des groupes britanniques des années 90 comme Oasis ou Radiohead ont puisé dans Rubber Soul la leçon de l’album-concept. Noel Gallagher d’Oasis, fan déclaré des Beatles, a dit qu’il adorait l’atmosphère de Rubber Soul et qu’il essayait d’emporter l’auditeur de la première à la dernière piste comme cet album savait le faire. Radiohead, de leur côté, ont retenu que la pop pouvait se permettre d’être introspective et innovante tout en restant mélodique – une philosophie qu’on retrouve sur OK Computer par exemple.

Aujourd’hui, Rubber Soul apparaît comme une pierre angulaire qui a peut-être moins l’éclat tapageur d’un Sgt. Pepper mais dont l’importance est reconnue de manière plus sereine. On y voit le point de bascule où la pop (entertainment éphémère) devient pop art (expression culturelle durable). Comme le résume le critique Bill Wyman, Rubber Soul a montré que « la pop pouvait être adulte sans être prétentieuse, profonde sans cesser d’être divertissante ». C’est sans doute pour cela que l’album vieillit si bien : il marie la sophistication et la spontanéité.

En définitive, Rubber Soul est aujourd’hui vénéré à la fois par les puristes du rock (qui aiment son authenticité folk-rock sans fioritures) et par les mélomanes exigeants (qui y entendent la naissance d’une ambition artistique dans le format album). En un sens, il est parfois un peu éclipsé dans le grand public par les mythes de Pepper ou Abbey Road, mais chez les connaisseurs, il suscite souvent un attachement particulier. Il est l’album « préféré du cœur » de beaucoup, y compris de certains Beatles eux-mêmes. Et on ne compte plus les artistes qui le citent comme influence fondatrice, preuve que sa rubber soul (« âme caoutchouc ») a laissé une empreinte bien réelle et indélébile dans l’histoire de la musique populaire.

Impact historique : l’album de la maturité et de l’émancipation

Rubber Soul occupe une place charnière dans la carrière des Beatles et dans l’évolution de la musique pop-rock en général. Il est à la fois l’aboutissement de leur première période et le prélude fécond à leurs expérimentations futures. Pour les Beatles eux-mêmes, cet album marque l’émancipation artistique totale vis-à-vis des contraintes commerciales. C’est leur premier disque ne contenant aucune reprise, uniquement des compositions originales – signe qu’ils n’avaient plus besoin d’emprunter à personne et possédaient un répertoire 100% auto-suffisant. En interne, Rubber Soul a aussi consolidé Harrison comme troisième voix auteur-compositeur du groupe : ses deux chansons marquantes ouvrent la voie à son rôle accru sur Revolver et Abbey Road. L’album a certainement renforcé l’idée chez les Beatles qu’ils pouvaient arrêter la scène (ce qu’ils feront après 1966) pour se consacrer au studio, tant Rubber Soul a prouvé que leur créativité en studio était devenue leur atout principal. George Martin dira : « Implicitement, dès le début de cet album, il était clair que cette musique n’était pas destinée à être jouée sur scène ». Effectivement, hormis Nowhere Man et If I Needed Someone, ces morceaux étaient plus des bijoux d’écoute que des numéros de show.

Sur le plan de la pop music, Rubber Soul a participé à ce que l’on peut appeler « l’émancipation du format album ». Jusque-là, dans les années 60, l’album pop était souvent un fourre-tout de chansons diverses entourant quelques tubes. Avec Rubber Soul, les Beatles proposent un disque pensé comme un tout cohérent, sans “filler”. Cet album n’a pas de hit single évident intégré (leurs tubes de fin 65, We Can Work It Out / Day Tripper, sont sortis à part). Cela surprend l’industrie, mais c’est un succès formidable – prouvant qu’un album peut se suffire à lui-même artistiquement et commercialement. Cette leçon sera immédiatement appliquée par d’autres grands : les Beach Boys avec Pet Sounds (inspiré comme on l’a vu directement par Rubber Soul), les Kinks avec Face to Face (1966) ou Something Else (1967) qui chassent aussi le remplissage pour se concentrer sur l’unité thématique, etc. En ce sens, Rubber Soul fait le lien entre la pop 45 tours et la pop 33 tours. Il ouvre la porte à l’ère des albums conceptuels et ambitieux qui domineront la fin des 60s et toute la production rock ultérieure. Comme l’observe le critique Ian MacDonald, Rubber Soul n’est « pas un album concept au sens strict, mais il sonne comme un album concept », car ses chansons, sans narrer une histoire, partagent une atmosphère, un certain sérieux nouveau.

L’influence directe de Rubber Soul sur ses contemporains a été immense. Brian Wilson, on l’a dit, en a fait le catalyseur de Pet Sounds. La rivalité amicale Beatles/Beach Boys a ainsi donné un coup d’accélérateur sans précédent à l’innovation pop. De plus, Rubber Soul a converti définitivement des adeptes du folk pur à la pop : on dit souvent que c’est en écoutant Rubber Soul que des artistes folk se sont permis de se brancher électrique ou de se tourner vers la pop orchestrée. Un exemple : le folk-singer Roy Harper avoue qu’en entendant l’album, il s’est senti dépassé et a compris que la pop pouvait véhiculer le sérieux du folk tout en étant excitante. Bob Dylan, qui en 1965 sort Highway 61 Revisited, est impressionné aussi par la capacité des Beatles à infuser leurs chansons d’une profondeur qu’il ne leur connaissait pas. S’il leur “répond” par le pastiche 4th Time Around, c’est en partie par admiration taquine.

Du côté rock pur, Rubber Soul a libéré les groupes britanniques de l’obsession du single. À partir de là, les Stones, les Who et consorts vont prêter une attention accrue à leurs albums (les Stones sortiront Aftermath en 1966 – leur premier album tout original, clairement influencé par l’exemple Beatles). On peut également mentionner l’influence sur la scène de San Francisco : Rubber Soul était, selon le journaliste Charles Perry, l’album qu’on entendait en boucle dans les fêtes du quartier hippie de Haight-Ashbury fin 1966 – « Vous pouviez aller de soirée en soirée et n’entendre que Rubber Soul », témoignait-il. C’est dire son importance dans la genèse du mouvement flower power. Perry ajoute : « Plus que jamais, le rock devenait un moyen d’exprimer la conscience du moment », et Rubber Soul fut un de ces catalyseurs.

À plus long terme, Rubber Soul est resté une boussole pour de nombreux musiciens. Dans les années 90, on l’entend en filigrane dans la vague Britpop : Oasis s’inspire des Beatles globalement, mais on note que Noel Gallagher a calqué certaines harmonies vocales et arrangements de guitare 12 cordes rappelant l’esprit de Rubber Soul. Le groupe américain The Byrds, dont l’influence sur l’album fut énorme, a aussi reçu un retour d’ascenseur : Roger McGuinn dit que Rubber Soul l’a conforté dans sa voie folk-rock et l’a poussé à aller plus loin (il cite Nowhere Man comme un de ses titres favoris). Radiohead, bien qu’évoluant dans un registre plus expérimental, a souvent cité Rubber Soul pour son usage novateur d’accords et son équilibre entre accessibilité mélodique et sophistication, ce qui les a inspirés dans la conception de leurs albums charnières (The Bends, OK Computer). Même des artistes au-delà du rock reconnaissent l’importance de Rubber Soul : en 2010, le pianiste de jazz Brad Mehldau a consacré un morceau entier (Highway Rider) en hommage à Dear Prudence et Michelle, et a mentionné Rubber Soul comme l’un des albums qui l’ont sensibilisé très jeune à la notion de cycle cohérent.

Enfin, au sein de la trajectoire des Beatles, Rubber Soul est souvent considéré comme le début de leur deuxième acte, celui de l’innovation sans limites. Sans Rubber Soul, pas de Revolver (1966) l’année suivante où ils pousseront plus loin encore les trouvailles (électronique, psychédélisme pur). Brian Wilson l’a dit : Rubber Soul a soufflé tout le monde en 1965, Pet Sounds a répondu en 66, et les Beatles, piqués au vif, ont contrattaqué avec Revolver et Pepper. Ce jeu d’émulation a littéralement fait passer la musique populaire dans une nouvelle dimension artistique en l’espace de 2-3 ans. Rubber Soul en fut l’étincelle initiale.

En conclusion, l’impact de Rubber Soul est multiple : sur les Beatles eux-mêmes (affirmation de leur liberté créative, affirmation de Harrison, consolidation du duo Lennon-McCartney dans un registre plus adulte), sur le format album (dignification de l’album pop en œuvre cohérente), sur la scène musicale sixties (inspirations croisées folk-rock, émergence du concept de pop baroque, amorce du mouvement psychédélique), et sur des générations entières d’artistes qui y ont trouvé un équilibre parfait entre chanson bien écrite, performance de groupe aboutie et expression personnelle sincère. Rubber Soul symbolise la fin de l’innocence beatle et le début d’une aventure artistique qui fera des Beatles non plus seulement le plus grand groupe pop de leur temps, mais l’un des plus grands phénomènes culturels du XXᵉ siècle.

Si l’on devait retenir un dernier mérite à Rubber Soul, ce serait peut-être ceci : il a contribué à émanciper le « format album » en lui insufflant une âme (soul) nouvelle. Une âme en caoutchouc, certes – flexible, malléable – mais une âme bien réelle, qui 60 ans plus tard continue de résonner dans les cœurs et les oreilles de ceux qui l’écoutent. De l’aveu même de Lennon, Rubber Soul fut « le premier album où nous avons commencé à penser aux albums comme de l’art » À ce titre, il restera dans l’histoire comme l’album qui a émancipé la pop du carcan de l’éphémère pour la faire entrer dans le domaine de l’art durable. Un tournant majeur, brillamment négocié par quatre garçons alors en pleine métamorphose – et dont l’héritage se fait encore sentir aujourd’hui, à chaque fois qu’un artiste sort un album en espérant qu’il soit, lui aussi, plus qu’une collection de chansons : une œuvre qui compte.


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