Quatrième de couverture :
Hiver 1917. Le front s’enlise, l’arrière s’épuise. Une nuit d’orage, un visiteur demande asile à Isaure, la propriétaire d’un domaine viticole. Avant le conflit, c’était un peintre talentueux reçu au château, désormais c’est un déserteur que la maîtresse de maison renvoie sèchement. Saisie de compassion, Rosalie, la fille d’Isaure, le cache au grenier. Mais avec lui, les périls s’invitent au cœur de la demeure.
Peut-on agir sur le destin? Le fugitif, la jeune fille et la mère refusent la place qui leur a été assignée. Ils s’émancipent et se confrontent, tissant un fascinant roman de guerre, d’amour et de liberté. Pour eux comme pour nous, l’orage se lève, il faut tenter de vivre.
Dès les premières pages, Gaëlle Nohant nous emmène dans l’univers de ses personnages, principalement des femmes, Isaure Sauvel et sa fille Rosalie, Marthe la bonne, dans cette propriété viticole où elles vivent à l’abri de la guerre et qu’Isaure mène de main de maître pour remplacer son mari mobilisé tout comme son fils aîné Achille. Leur vie est perturbée un soir d’orage par l’irruption de Théodore Brienne, un jeune peintre déserteur qui vient demander l’abri au château et qu’Isaure renvoie durement, parce que sa désertion n’est pour elle que déshonneur. Rosalie, dix-huit ans à peine, prend pitié du jeune homme et le cache au grenier. C’est le début d’une aventure dangereuse dont aucun ne sortira comme avant. Je ne peux pas tout vous raconter, ce serait divulgâcher ce beau roman qui m’a emportée. Son sujet principal n’est pas la première guerre mondiale mais celle-ci est bien présente, avec les échos qu’en envoient Roland et Achille dans leurs lettres, leurs blessures, leur engagement, avec le service à l’hôpital qu’effectue Rosalie auprès des grands blessés et les événements qui ont conduit Théodore à déserter. C’est surtout un roman sur les femmes, la place des femmes dans cette société, une place qu’elles conquièrent sans modèle, Isaure, pas très maternelle envers sa benjamine, qui devient chef du domaine et du chai, qui ose s’abîmer les mains, alors qu’elle était une « simple » bourgeoise mondaine avant la guerre, Rosalie qui s’épanouit physiquement et moralement tout en luttant contre le carcan moral de la bonne société, Marthe qui ose revendiquer ses désirs de quitter le service et d’être indépendante, quel qu’en soit le prix. C’est aussi un roman qui parle de l’art, de la peinture moderne dans l’Europe du début du vingtième siècle, de la place des artistes dans la guerre. Comme le rappelait Gaëlle Nohant lors de la rencontre 100% Iconoclaste à la librairie Au Temps Lire, avant la guerre l’art n’avait pas de frontières, pendant la guerre les artistes ont dû choisir leur camp. Et c’est ainsi que Théodore et son ami August Macke se sont retrouvés chacun dans des tranchées ennemies.
C’est donc un beau roman d’amour, d’émancipation, de liberté, de création dont les personnages sont bien dessinés et très attachants : c’est ce qui compte principalement dans ses romans, explique Gaëlle Nohant, qui remet aussi à l’honneur une galeriste longtemps oubliée, Berthe Weill (à qui une expo est consacrée en ce moment au Musée de l’Orangerie à Paris), qui défendait avec honnêteté et curiosité les jeunes artistes de son temps. Le scénario est bien mené et nous offre de grands moments d’émotion jusqu’à la fin. Il offre encore bien d’autres couleurs et nuances que je vous laisse découvrir si vous avez envie de découvrir ce roman.
« Elle a perdu le charme frivole qui l’étourdissait. Sa voix est plus ancrée, moins mélodieuse. Cela modifie sa perception d’Isaure, la vibration de couleurs qu’il lui associe. Jusque là, il la voyait dans des gammes de rouge et d’orangé. Désormais, ce serait plutôt un vert sapin, un mauve éteint rehaussé de noir. »
« La nuit, la guerre reprend possession de lui. Elle le secoue comme un fauve qui le tiendrait dans sa gueule, joue avec lui. Son esprit erre, fébrile, entre les temporalités, ballotté au gré d’images qui crient et qui explosent, saturant sa rétine. La nuit, il reste prisonnier de ce lieu où la mort des hommes n’est jamais digne mais sale et brutale. Il rétrécit aux dimensions d’un noyau de trouille et de rage, d’un hurlement. »
« Tout à I’heure, il a aperçu Rosalie dans le parc en compagnie d’une jeune fille. Elles bavardaient avec animation en descendant l’allée. Son regard les a suivies jusqu’à ce qu ‘elles disparaissent derrière les arbres. Il se souvient qu’il aimait se perdre dans ce parc, pousser la promenade jusqu’au chemin de terre qui traverse les vignes et rejoindre le bord de l’étang. Au printemps, des milliers d’oiseaux migrateurs franchissent la chaîne des Albères et s’y reposent, un régal pour les yeux. Y repenser rend sa claustration douloureuse. Il culotte sa pipe, s’imagine quitter le château en pleine nuit, s’enfoncer dans le taillis de chênes et de ronces, longer l’étang a couvert des roseaux, parcourir les plaines humides et les terres basses jusqu’aux sentiers qui grimpent à l’assaut des montagnes. Saurait-il se repérer dans la forêt qui couvre les pentes ? Parviendrait-il à passer au nez des douaniers et des flics ? Ce que Marthe lui a confié ne le ne le rassure pas, ils ont renforcé la surveillance policière dans les départements frontaliers. L’entreprise est hasardeuse, à moins de dénicher un guide. Il sait que des Espagnols aident les soldats français, l’a appris de la bouche d’une catin du quartier de la gare. »
« Pendant qu’il la peint, ses yeux restent ouverts et comme repliés vers l’intérieur, absorbés par les images qui remontent de la mémoire de sa chair. Marthe découvre que des mots, des émotions, des événements minuscules ont laissé des traces au fond d’elle. Ces images réveillent des joies et des chagrins, des peurs de gosse, la douceur d’un épiderme contre le sien, une flambée de plaisir bref, la plénitude de son corps en paix, si rare qu’elle s` en étonne. Ce corps si peu a elle qu’elle devient sourde à ses besoins, se retient d’aller aux toilettes, reste des heures la bouche sèche avant de s’autoriser à boire. Elle le contraint du matin au soir, le plie à la volonté des autres. Il n’y a que dans la douleur qu’il redevient sien. Elle le voudrait increvable et il ne l’est pas. Marthe a toujours mal quelque part. Elle le voudrait sans aspérité, rien qui arrête l’attention. Se faire remarquer ne lui vaut que des ennuis, à tout prendre elle préfère qu’on l’ignore.
Pourtant elle aime poser, a pris goût à l’exercice. Une sorte de conversation silencieuse qu’elle entretiendrait avec elle-même. Le regard du peintre l’effleure sans la brusquer ni déranger ses pensées. Elle peut l’oublier, il est là. Sans lui, elle n’aurait aucune raison de venir s’asseoir ici à la nuit tombée. Elle ne saurait rien des trésors enfouis au fond d’elle-même. Sa vie filerait sans qu’elle puisse rien en retenir. »
Gaëlle NOHANT, L’homme sous l’orage, L’Iconoclaste, 2025
