Paru trois semaines avant l’assassinat de John Lennon, Double Fantasy est devenu, malgré lui, une sorte de requiem pour ses quarante années de vie et de création. Publié le 17 novembre 1980, cet album partagé avec Yoko Ono ne fut pas seulement le retour d’un artiste mythique dans l’arène pop après cinq années de silence discographique. Il fut aussi la photographie d’un moment d’équilibre fragile : celui d’un couple réconcilié avec la célébrité, d’un père heureux de son quotidien au Dakota de New York, d’un musicien prêt à écrire une nouvelle page. Quarante-cinq ans plus tard, on continue d’y entendre une vitalité lumineuse, une émotion domestique palpable, une sagesse sans illusions. Au-delà des circonstances tragiques, ce disque reste un manifeste de tendresse et de lucidité, l’aboutissement d’un cheminement intérieur que Lennon avait engagé dès la séparation des Beatles.
Sommaire
- Cinq ans de silence et de métamorphose
- L’épreuve de la mer, la reconquête de soi
- Une liberté retrouvée : négocier à armes égales
- Un album-dialogue : John et Yoko se répondent
- Jack Douglas et le son du Hit Factory
- « (Just Like) Starting Over » : déclaration d’intention
- « Woman » : l’élégance de la gratitude
- « Watching The Wheels » : un manifeste de retrait
- « Beautiful Boy (Darling Boy) » : la tendresse en plein jour
- « I’m Losing You » et l’ombre des fissures
- Le miroir Yoko Ono : modernité, audace, désir
- Une dramaturgie de l’alternance
- Les sessions : précision, naturel, présence
- Une campagne de sortie sous le signe de la normalité
- Le choc du 8 décembre 1980
- La réception critique : de la perplexité à la révérence
- Les thèmes : amour, famille, quotidien
- Yoko et la modernité new-yorkaise
- La question du son : sobriété et chaleur
- Les paroles : clarté, humour, vulnérabilité
- Le couple au travail : une politique de l’intime
- La place de l’album dans la trajectoire solo de Lennon
- La réception populaire : un deuil et une adoption
- « Hard Times Are Over » : l’ironie poignante du dernier mot
- Héritage : la pop adulte selon John et Yoko
- Les rééditions : redécouvrir l’évidence
- Le couple face au monde : image et contre-image
- La place de Double Fantasy dans la mythologie Beatles
- Comment l’album s’écoute aujourd’hui
- Le paradoxe de la simplicité
- Une grammaire pop pour dire l’âge adulte
- Le disque face aux malentendus
- Écouter autrement « I’m Moving On » et « I’m Losing You »
- La voix de John : un instrument à part entière
- Pourquoi Double Fantasy reste essentiel
- Une écoute réparatrice
- Le « plus » Yoko : une porte ouverte
- Une dernière image : recommencer quand même
- La tendresse comme résistance
Cinq ans de silence et de métamorphose
À l’automne 1975, au moment où Sean naît, Lennon choisit le retrait. L’icône mondiale devient « househusband », rôle qu’il assume sans complaisance ni fausse modestie. Dans l’appartement du Dakota, il cuisine, veille sur son fils, écoute la ville au loin. Il coupe le fil des obligations médiatiques, refuse la logique de productivité qui régit l’industrie musicale et, surtout, réapprend à vivre. Cette parenthèse, souvent caricaturée comme une abdication, fut une période de réévaluation. Lennon y réinvente son rapport à la célébrité, à Yoko, à lui-même. Sa plume se fait plus claire, son ironie moins vengeresse, son regard plus intérieur. Cette mue intime irrigue chaque sillon de Double Fantasy : on y entend un artiste qui a décidé d’être d’abord père et époux, mais qui sait que la musique reste son langage premier.
L’épreuve de la mer, la reconquête de soi
Le déclic créatif de 1980 est célèbre : Lennon embarque sur un sloop de 43 pieds, le Megan Jaye, pour une navigation entre Newport et Bermudes. Pris dans une tempête, il affronte la mer, apprend les gestes du capitaine, lutte contre la fatigue et la peur. Il y gagne une confiance neuve, un sentiment physique d’être à sa place. De retour sur la terre ferme, les chansons affluent. Il n’est pas exagéré de dire que Double Fantasy est né dans l’écume : la frontalité de « (Just Like) Starting Over », la sérénité vigilante de « Watching The Wheels », la tendresse apaisée de « Beautiful Boy (Darling Boy) », mais aussi l’inquiétude que distille « I’m Losing You », portent la marque d’un artiste qui a regardé ses peurs droit dans les yeux.
Une liberté retrouvée : négocier à armes égales
Au moment de revenir, Lennon n’est sous contrat avec personne. Cette position rare lui offre une latitude totale : pas de délai imposé, pas de casting dicté par un service marketing, pas de producteur « star » plaqué sur le projet. Il confie les affaires à Yoko Ono, choix à la fois personnel et politique. En 1980, la maison de disques qui veut signer John doit donc discuter avec Yoko. La plupart des dirigeants s’y prennent mal, prisonniers d’un vieux réflexe patriarcal. David Geffen, lui, comprend la situation : il traite Yoko comme la décisionnaire qu’elle est. La cour est gagnée, le contrat signé, et Double Fantasy devient l’une des sorties phares de son jeune label.
Un album-dialogue : John et Yoko se répondent
Double Fantasy n’est pas un album « de » John Lennon avec quelques plages confiées à Yoko. C’est un diptyque pensé comme un va-et-vient émotionnel et esthétique. Une chanson de John, une chanson de Yoko, et ainsi de suite : le montage alterne les points de vue, croise les intimités, confronte les langages. Cette structure dialoguée n’est pas un artifice. Elle restitue la dynamique d’un couple qui a traversé les orages, revendique ses différences, et revendique aussi sa complémentarité. Les titres se répondent par échos thématiques, contrastes rythmiques, frottements harmoniques. Entre « I’m Losing You » et « I’m Moving On », l’échange est presque théâtral ; entre « Beautiful Boy » et « Beautiful Boys », il devient miroir.
Jack Douglas et le son du Hit Factory
Pour traduire en son cette proximité, John et Yoko font appel à Jack Douglas, qui coproduit et organise un environnement moderne, chaleureux, sans maniérisme. La session se tient au Hit Factory de New York, haut lieu des enregistrements soyeux de la fin des années 70. Douglas s’entoure de musiciens d’élite familiers des studios new-yorkais : on y croise des guitaristes capables d’alterner croquant rock et velours pop, une section rythmique précise qui ne joue jamais le tape-à-l’œil, des claviers discrets qui aèrent les arrangements. L’intention n’est pas de reconstituer un son « Beatles », ni de singer la rugosité de Phil Spector. Il s’agit d’installer John Lennon dans un écrin contemporain qui respecte sa voix, valorise ses mélodies et laisse respirer la dramaturgie du dialogue avec Yoko.
« (Just Like) Starting Over » : déclaration d’intention
Le single qui précède l’album, « (Just Like) Starting Over », annonce la couleur. Lennon y exhibe son amour pour le rock’n’roll de ses idoles, glisse des clins d’œil de chanteur de charme, convoque une nostalgie assumée sans céder au pastiche. C’est une profession de foi : recommencer, oui, mais avec l’expérience de ce qui a été perdu et gagné. La production donne de l’ampleur aux harmonies, les guitares tintent comme des verres levés, la voix sourit. On entend un homme heureux qui ne masque pas ses cicatrices. Sorti en 45 tours jumelé avec le provocant « Kiss Kiss Kiss » de Yoko, le titre s’impose vite comme un hymne au redémarrage.
« Woman » : l’élégance de la gratitude
Au cœur de Double Fantasy, « Woman » tient lieu de lettre ouverte. Lennon y célèbre non seulement Yoko, mais plus largement l’amour qui répare, qui éduque, qui contredit, qui oblige à la patience. L’écriture est d’une limpidité rare. Aucune pose, aucune ironie protectrice ; seulement la clarté d’un homme qui remercie. La mélodie, souple et ample, déroule un classicisme pop presque hispide tant il paraît naturel. On y entend le goût ancien de Lennon pour les harmonies vocales soyeuses, pour les guitares en arpèges, pour les modulations qui soulèvent la phrase au dernier moment. Cette chanson demeure l’une des plus universelles de son répertoire solo : elle touche à ce point d’équilibre où l’intime devient partageable.
« Watching The Wheels » : un manifeste de retrait
L’autre pilier de l’album, « Watching The Wheels », constitue une réponse aux injonctions de l’époque. Pourquoi ne publies-tu plus ? Pourquoi ne pars-tu pas en tournée ? Pourquoi te mets-tu en retrait alors que tu pourrais tout avoir ? Lennon répond par la bienveillance : il regarde la roue tourner, observe les carrières s’échiner, et préfère la fenêtre d’un appartement, la chaise d’enfant, l’odeur d’un café. La chanson n’est ni un renoncement ni un sermon. C’est une philosophie en mouvement, un stoïcisme joyeux. Le piano y marque un pulsation régulière, la basse tisse un coussin souple, la voix garde ce grain de sourire qui rend la déclaration irréfutable.
« Beautiful Boy (Darling Boy) » : la tendresse en plein jour
On a beaucoup écrit sur la dimension paternelle de Double Fantasy. « Beautiful Boy (Darling Boy) » en est l’étendard. Lennon y parle à Sean avec une douceur dépourvue d’angélisme. « Life is what happens to you while you’re busy making other plans » : devenue maxime planétaire, la phrase ne relève pas du bon mot, mais d’un constat existentialiste à hauteur d’enfant. La musique flâne, aérienne, presque berlue, laissant sur la peau une chaleur de fin d’après-midi. On est loin du sarcasme des années Plastic Ono Band ; la vulnérabilité est ici assumée, revendiquée comme une force.
« I’m Losing You » et l’ombre des fissures
Si Double Fantasy est globalement un disque lumineux, il n’élude ni le doute ni la jalousie ni la fatigue des grands amours. « I’m Losing You » traverse un tunnel plus âpre : voix plus râpeuse, guitare plus nerveuse, climat de tension domestique où l’on sent remonter des blessures. Ici, Lennon réactive l’instinct rock sans nostalgie. Le chant y est corporel, la diction plus incisive, les arrangements laissent percer une électricité sourde. C’est l’un des moments où l’album rappelle que la maturité n’efface pas l’intensité.
Le miroir Yoko Ono : modernité, audace, désir
L’autre force de l’album tient dans la partition de Yoko Ono. À la fois miroir, contrechamp et moteur, elle installe dans Double Fantasy une modernité sonique qui regarde du côté de la new wave new-yorkaise. « Kiss Kiss Kiss » est une exploration du désir féminin telle qu’on l’entendait rarement dans la pop mainstream de 1980 : souffle, urgence, répétition, corporalité assumée. « I’m Moving On » répond frontalement à « I’m Losing You » : si tu me perds, je pars, et je le dis avec rythme et tranchant. « Beautiful Boys » élargit la focale, contemple la fragilité masculine avec une empathie ferme. La voix de Yoko, souvent caricaturée, s’avère ici plastique, capable d’âpreté et de caresse, portée par des arrangements qui, quarante ans plus tard, n’ont rien vieilli.
Une dramaturgie de l’alternance
On mesure mieux aujourd’hui la cohérence de cette alternance. Loin de fragmenter l’écoute, elle crée un flux. John expose un sentiment, Yoko le prolonge, le contredit ou le déplace. Ce jeu de réfractions donne à l’album une dynamique narrative : l’amour de couple, l’amour parental, la réconciliation avec la vie publique, la peur de se perdre, le désir, la joie domestique, tout circule. On pourrait écouter Double Fantasy comme un journal à deux voix tenu sur la même période, assemblé sans masquer les dissonances, et c’est précisément ce qui lui donne sa portée.
Les sessions : précision, naturel, présence
En studio, Jack Douglas vise la présence. La voix de John est captée à l’avant, nette mais jamais crue. Les guitares se répartissent l’espace avec élégance, la batterie joue serrée, sans effet pyrotechnique. Les claviers servent de liant. On fait entendre la pièce autant que la prise : un mix qui préfère la sensation d’un groupe qui respire à l’empilement spectaculaire. Cette simplicité apparente est le fruit d’un travail méticuleux : préparation en amont, musiciens rodés, un tempo qui ne flotte pas, des réverbérations choisies avec parcimonie, des chœurs qui ne débordent jamais. Le résultat, c’est un son 1980 dans le meilleur sens du terme : chaud, clair, d’une propreté qui n’étouffe pas.
Une campagne de sortie sous le signe de la normalité
Pour son retour, Lennon refuse le barnum. Quelques interviews soigneusement choisies, des photos d’Annie Leibovitz qui figeront l’iconographie, un single avant l’album, puis un second. Les prises de parole publiques sont autant de manifestes de normalité : John et Yoko parlent de Sean, de cuisine, de cinéma, de lecture, de travail et de joie domestique. Le message est clair : le mythe accepte d’être homme. Cette modestie habite l’album et la communication qui l’entoure ; elle explique en partie la réception profondément émotive qui suivra.
Le choc du 8 décembre 1980
Tout s’arrête le 8 décembre 1980, devant le Dakota. Les heures qui suivent figent Double Fantasy dans une lumière qu’il n’avait pas demandée. L’album devient un adieu. « Starting Over » sonne comme une promesse brisée, « Woman » comme une lettre posthume, « Watching The Wheels » comme une déclaration d’indépendance brutalement interrompue. L’émotion planétaire se traduit dans les classements, les ventes, les hommages. Mais au-delà du chagrin, ce sont les chansons qui prennent le relais, trouvant un écho durable chez celles et ceux qui, à travers ce disque, découvrent un Lennon apaisé, d’autant plus bouleversant qu’il ne prêche pas et ne pose pas.
La réception critique : de la perplexité à la révérence
À sa sortie, Double Fantasy reçoit des critiques partagées. Certain·es commentateurs regrettent une supposée mièvrerie domestique, d’autres s’agacent de la place accordée à Yoko Ono. Avec le temps, la perspective change. On comprend que l’album, loin d’être anecdotique, est un bilan et un projet : bilan d’une vie publique intense, projet d’une nouvelle maturité créative. Les rééditions, remasters et Ultimate Mixes ont mis en valeur sa lisibilité sonore, et le public contemporain y entend un classicisme pop deserté des postures virilistes. L’album remporte le Grammy de l’Album de l’année en 1982, scellant un consensus que l’histoire confirmera.
Les thèmes : amour, famille, quotidien
Si l’on cherche la colonne vertébrale de Double Fantasy, trois thèmes dominent : l’amour de couple, l’amour paternel, et la vie domestique. À première vue, rien de spectaculaire. Et pourtant, c’est précisément ce prosaïsme qui lui confère sa puissance. Lennon écrit au présent, parle d’un bol de café, d’un marchepied, d’un coin de rue, de la fatigue et des joies d’un soir ordinaire. La pop, souvent obsédée par le drame, les sommets, les fractures, trouve ici sa mesure humaine. Le rock adulte existe ; il peut être tendre sans être fade, sage sans être tiède.
Yoko et la modernité new-yorkaise
Il est impossible de comprendre l’album sans mesurer l’impact de Yoko sur la scène downtown de New York. Ses disques des années 70, son minimalisme abrasif, ses jeux de voix et de textures ont inspiré des groupes qui, comme les B-52’s, ont réinjecté énergie, humour et excentricité dans la pop. Lennon, entendant « Rock Lobster », y reconnaît une parenté. Double Fantasy fait passer cette avant-garde sur un axe pop. Les chansons de Yoko, sans renier leur audace, s’adossent à des grooves plus accessibles, à des refrains qui collent à la peau. Le choc des langages devient un alliage.
La question du son : sobriété et chaleur
Techniquement, l’album illustre une économie de moyens raffinée. Peu d’effets ostentatoires, des réverbérations courtes, une stéréo qui cadre sans éblouir. La batterie se tient ; les guitares respirent ; la basse chante ; les claviers bercent. Ce choix rend l’album intemporel. Là où nombre de productions du tout début des années 80 accusent le coup de signatures sonores datées, Double Fantasy demeure d’une lisibilité confondante. La voix de John y est humaine ; elle craque parfois, sourit souvent, se pose avec une assurance de conteur.
Les paroles : clarté, humour, vulnérabilité
Lennon a toujours excellé dans l’évidence. Ici, il écrit simple. Ni slogans ni jeux de piste ; des phrases qui semblent aller de soi et qu’on se surprend à murmurer longtemps après l’écoute. Cette clarté ne sacrifie pas la profondeur. Au contraire, elle laisse affleurer une vulnérabilité nue, comme dans ces courts apartés où il avoue sa peur de perdre, sa fatigue d’expliquer, sa joie d’ouvrir une porte et de retrouver Sean accourant. L’humour n’est jamais loin, un humour tendre, sans morsure inutile.
Le couple au travail : une politique de l’intime
Ce que raconte Double Fantasy, c’est aussi une politique de l’intime. En confiant à Yoko la direction des affaires, en alternant les voix sur le disque, en mettant en scène un quotidien où les rôles se redistribuent, Lennon et Ono mettent à nu un contre-modèle de masculinité rock. L’homme le plus célèbre du monde musical accepte d’être élève dans sa maison, apprenti dans sa cuisine, second dans sa société familiale. Cette posture, qui choquait voire amusait en 1980, est devenue un précédent inspirant.
La place de l’album dans la trajectoire solo de Lennon
Dans l’œuvre solo de Lennon, Double Fantasy représente un tournant. Après la radicalité psychique de John Lennon/Plastic Ono Band, après le classicisme confiant de Imagine, après les essais militants et les détours, le disque de 1980 retrouve un fil mélodique clair et une voice frontale, mais y ajoute une sérénité nouvelle. On y entend la réconciliation d’un artiste avec ses propres contradictions : la fureur de dire et la patience d’écouter, la nostalgie du rock originel et l’appétit des formes nouvelles, le jeu et la gravité.
La réception populaire : un deuil et une adoption
Sur le plan populaire, l’album s’impose très vite. Le choc du 8 décembre accélère les écoutes, multiplie les passages en radio, déclenche un mouvement d’adoption massif. Mais si l’émotion explique l’intensité de la vague, elle n’explique pas sa durée. Si Double Fantasy reste, c’est parce qu’il est bon. Il se laisse écouter en entier, il raconte quelque chose, il garde ce grain d’humanité qui résiste à l’érosion. Des générations l’ont découvert après coup et l’ont adopté sans contexte, simplement pour ses chansons.
« Hard Times Are Over » : l’ironie poignante du dernier mot
Le disque se clôt sur « Hard Times Are Over » de Yoko Ono, écrite en 1973 au sortir de combats intimes. Entendre, en 1980, cette déclaration de soulagement avait la force d’un souhait. La catastrophe survenue peu après la parution lui a donné un contre-sens déchirant. Et pourtant, dans l’écoute d’aujourd’hui, cette chanson retrouve sa valeur première : affirmer que les temps durs passent, que la joie ordinaire reste possible, que les pas côte à côte sur un trottoir valent toutes les déclarations de grand soir.
Héritage : la pop adulte selon John et Yoko
L’héritage de Double Fantasy se lit dans la pop adulte qui, depuis, assume davantage le quotidien. Il se lit dans la place qu’occupent désormais les artistes femmes à la table de la pop expérimentale et grand public, place où Yoko Ono reste une pionnière. Il se lit dans la manière dont les mélodies de Lennon continuent de circuler, enseignées, reprises, transformées. Il se lit, enfin, dans la réévaluation constante de l’album par les critiques : longtemps pris de haut, il est désormais considéré comme une œuvre majeure et, surtout, comme un point de départ arraché trop tôt.
Les rééditions : redécouvrir l’évidence
Les rééditions et remix ultérieurs ont permis d’entendre Double Fantasy dans une lumière neuve. En mettant en avant la voix, en affinant les détails, elles ont montré combien l’album supporte une écoute rapprochée. Les respirations, les frottements de cordes, les attaques de batterie, les harmoniques des guitares révèlent une économie d’écriture et d’arrangement exemplaire. Loin d’aplanir l’histoire, ces retraits du voile confirment la solidité des compositions et l’élégance du mixage initial.
Le couple face au monde : image et contre-image
Impossible d’évoquer Double Fantasy sans sa iconographie : visages proches, baiser, noir et blanc qui refuse la fable dorée. Cette image, devenue emblème, a contribué à recadrer le récit médiatique de John et Yoko. À la muse capricieuse et au leader génial, le disque oppose deux artistes qui se choisissent, travaillent ensemble, relancent l’expérience de la pop en acceptant que l’amour soit une méthode. La bande-son et la photographie se répondent ; ce que l’on entend correspond à ce que l’on voit : une proximité assumée, une douceur ferme, une confiance regagnée.
La place de Double Fantasy dans la mythologie Beatles
Dans l’immense mythologie Beatles, Double Fantasy occupe une place à part. Il n’est ni la suite d’Abbey Road ni l’anti-Let It Be. C’est une œuvre autonome, mais elle prolonge l’éthique de précision mélodique, de simplicité apparente et de quête d’authenticité qui a toujours animé Lennon. On y retrouve la science du couplet-fuseau, la méticulosité dans l’articulation des ponts, la capacité à plier des influences externes – doo-wop, rock’n’roll originel, musique contemporaine – à la forme pop. S’il y a filiation, elle se joue sur le terrain du goût de l’essentiel.
Comment l’album s’écoute aujourd’hui
Écouter Double Fantasy aujourd’hui, c’est accepter de se placer loin du spectaculaire. C’est se laisser prendre par un rythme de conversation. C’est entendre deux adultes qui parlent d’eux sans frime, qui se donnent raison et tort, qui se tendent des perches, qui acceptent le temps quotidien. On peut y entrer par le single éclatant « Starting Over » ou par la ballade « Woman », par la morsure de « I’m Losing You » ou par l’audace de « Kiss Kiss Kiss ». Très vite, pourtant, l’album impose sa logique : il veut être entendu en entier, comme on lit une lettre.
Le paradoxe de la simplicité
La force de Double Fantasy réside dans une simplicité conquise. Rien n’y est naïf. Le regard de Lennon sur la vie domestique est le fruit d’une conquête : il a traversé la célébrité, l’errance, les combats, la douleur, les excès. Cette sérénité coûte cher ; elle est d’autant plus touchante. On comprend alors pourquoi le disque résiste à l’usure : il ne propose pas des solutions, il témoigne d’un chemin. La musique ne prétend pas être une réponse, elle se fait compagnie.
Une grammaire pop pour dire l’âge adulte
À l’échelle de la pop, Double Fantasy contribue à forger une grammaire pour l’âge adulte. Avant lui, parler de l’intime conjugal, du temps de l’enfant, du travail de couple passait souvent pour un hors-sujet. Après lui, la piste s’ouvre. Des artistes d’horizons divers accepteront de chanter la cuisine, le calendrier, le silence de 19 h 30. Lennon et Ono montrent que ces matières sont chantables, qu’elles peuvent être musicales sans décor superflu, qu’elles peuvent toucher des millions parce qu’elles sont partagées.
Le disque face aux malentendus
Reste un malentendu tenace : il faudrait choisir entre l’artiste révolutionnaire et le père apaisé, entre les brûlots de 1970 et le sourire de 1980. Double Fantasy prouve le contraire. L’expérimentation n’est pas étrangère à la tendresse, l’énergie n’est pas incompatible avec la douceur. La modernité des chansons de Yoko n’est pas un appendice ; elle est le moteur qui empêche l’album de se figer en simple album familial. À l’inverse, la clarté mélodique de John évite à l’ensemble de sombrer dans le formalisme. La rencontre des deux écritures crée un espace vif.
Écouter autrement « I’m Moving On » et « I’m Losing You »
Un des jeux d’écoute les plus fructueux consiste à enchaîner « I’m Losing You » puis « I’m Moving On » et à prêter attention aux angles. John chante la peur de perdre, l’impuissance dans la dispute. Yoko répond par la décision : si la relation devient toxique, elle part. Ces deux gestes, loin de s’annuler, dessinent un couple qui sait nommer ses mouvements internes. Musicalement, le balancement entre urgence rock et tranchant new wave illustre à merveille la thèse de l’album : l’amour est un verbe d’action.
La voix de John : un instrument à part entière
Sur Double Fantasy, la voix de John mérite une écoute isolée. Son timbre légèrement voilé, sa projection inclinée, ses aspérités de fin de phrase, tout participe à l’incarnation. Il sait poser un falsetto fragile sans coquetterie, il sait accentuer une syllabe pour étreindre un sens. Le mix la tient près de l’oreille, « comme si » Lennon était dans la pièce. Ce choix d’intimité radicale est une forme d’audace : il ne se cache pas derrière un mur d’effets, il s’expose.
Pourquoi Double Fantasy reste essentiel
On pourrait résumer sa pertinence par trois raisons. D’abord, la qualité d’écriture : couplets limpides, refrains mémorables, ponts qui élargissent le champ. Ensuite, la mise en scène : l’alternance John/Yoko, loin d’être un caprice, raconte une histoire. Enfin, la posture : un héros de la pop qui choisit la vie ordinaire et qui la chante avec une joie lucide. Cette combinaison est rare. On en sort avec le sentiment d’avoir partagé une journée entière auprès d’eux, du premier café au dernier lampe éteinte.
Une écoute réparatrice
Beaucoup rapportent qu’en des périodes de fragilité, Double Fantasy agit comme un baume. Ce n’est pas un disque qui console en simplifiant le monde ; c’est un disque qui apaise en l’acceptant tel qu’il est. On y trouve la peur, l’ennui, l’élan, l’émerveillement. On y trouve la voix d’un homme qui ne se dérobe plus et celle d’une femme qui ne s’excuse pas d’exister dans le même plan. Cette égalité, encore trop neuve à l’époque pour être pleinement reconnue, fait la modernité du disque.
Le « plus » Yoko : une porte ouverte
Pour des fans des Beatles d’abord venus pour John, Double Fantasy a souvent été la porte d’entrée vers l’œuvre de Yoko Ono. En acceptant de se confronter à ses chansons, on découvre une inventrice de formes, une poète du corps et du rythme, une artiste qui a su faire passer ses recherches de la galerie à la chanson sans en perdre la subversion. Cette découverte élargit la famille artistique beatlienne : aux côtés du versant mélodique de McCartney, du blues métaphysique de Harrison, de la pulsation de Starr, on installe l’audace d’Ono comme un quatrième point cardinal.
Une dernière image : recommencer quand même
Revenir à « (Just Like) Starting Over », c’est entendre un programme. L’ironie du sort en a fait un voeu suspendu. Mais pour l’auditeur d’aujourd’hui, le morceau garde sa force première : il dit que l’on peut recommencer mille fois, que la vie n’est pas une ligne droite, qu’elle est une suite de départs et de retours. Si Double Fantasy est un adieu involontaire, il est aussi, pour chacune et chacun, une invitation à repartir. C’est peut-être la définition la plus juste d’un classique : une œuvre qui, au-delà de son époque, nous donne du courage.
La tendresse comme résistance
Au final, Double Fantasy ne doit pas sa postérité à la seule tragédie. Il la doit à la qualité de ses chansons, à l’audace de sa forme, à la force d’un propos qui affirme que la vie ordinaire mérite d’être chantée. Dans une époque où la pop cherchait déjà la déflagration, John Lennon et Yoko Ono ont préféré une résistance par la tendresse. Ils ont choisi de raconter un couple, un enfant, un appartement, une ville, une mer, une promenade, une dispute, une réconciliation. Ils ont montré que l’aventure est là, à portée de main, et que la musique peut en magnifier les lumières. C’est pourquoi Double Fantasy demeure un disque vivant, un disque présent, un disque que l’on écoute autant pour ce qu’il dit que pour ce qu’il laisse à chacun le soin d’inventer.
