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George Harrison : la renaissance brillante de Thirty Three & 1/3

Publié le 08 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Lorsque George Harrison entame l’enregistrement de Thirty Three & 1/3 au printemps 1976, il revient de loin. Il sort d’une période agitée, marquée par la fin de Apple Records, des obligations contractuelles tenaces et un épuisant contentieux juridique autour de My Sweet Lord. Surtout, il se bat contre une hépatite contractée peu après le début des séances qui le met à l’arrêt au cœur de l’été. C’est dans le refuge luxuriant de Friar Park, sa demeure d’Henley-on-Thames dans l’Oxfordshire, qu’il reprend pied et retrouve un élan créatif que beaucoup qualifient encore de retour en forme. L’album, enregistré entre la fin mai et la mi-septembre 1976, paraît le 19 novembre de la même année, scellant un moment charnière : Harrison signe désormais sur son propre label, Dark Horse Records, distribué par de grands partenaires, et affirme une voie personnelle où l’élégance mélodique, la finesse spirituelle et une pointe d’ironie se répondent.

Ce retour n’a rien d’un hasard. La convalescence de Harrison, aidée par l’acupuncture et d’autres remèdes non conventionnels, lui rend l’appétit de composer et de jouer. Il imagine un titre d’album qui tient de la pirouette et du manifeste : Thirty Three & 1/3, à la fois son âge en 1976 et la vitesse de rotation des microsillons. Derrière l’humour discret se dessine l’idée d’un musicien qui assume son parcours, sa maturité et l’outil analogique dont il aime les aspérités. La pochette, sobre et immédiatement reconnaissable, prolonge ce clin d’œil : tout dit le retour au classicisme pop sans renoncer au raffinement.

Sommaire

  • Dark Horse Records : de la graine semée en 1974 à la moisson de 1976
  • Un casting américain pour un son britannique aux parfums soul
  • Des chansons venues de loin : archives, carnets et lignes de vie
  • Le commentaire le plus drôle du rock : “This Song”
  • “Crackerbox Palace” : le conte de Friar Park
  • “Pure Smokey” : lettre d’amour à la soul
  • “Learning How To Love You” : l’art de la clausule
  • “It’s What You Value” : l’éthique selon George
  • “True Love” : Cole Porter à la sauce slide
  • Le fil spirituel : Yogananda, sincérité et discipline
  • La production : précision, chaleur et espace
  • La voix de George : l’art de la retenue expressive
  • La guitare slide : une signature devenue langage
  • Accueil critique et réception : l’évidence qui s’impose
  • Les singles : messages clairs, faces B précieuses
  • Des racines et des ailes : tradition, humour et modernité
  • De l’art domestique : filmer la musique et jouer la maison
  • Un album de maturité : structure, tempo et densité émotionnelle
  • Héritages croisés : Beatles, Inde, Amérique
  • Les paroles : simplicité travaillée et images nettes
  • Les chœurs et l’harmonie : conversation et contre-chants
  • Un son de basse mémorable : la fondation Weeks
  • La place des percussions : Emil Richards, l’orfèvre
  • Tom Scott : l’allié aux vents et l’architecte discret
  • Le contexte 1976 : entre punk à Londres et soul en studio
  • La durée et le format : l’intelligence du vinyle
  • La postérité : un disque qui grandit avec nous
  • Pourquoi “retour en forme” ?
  • Mots de musique : ce que l’album nous apprend encore
  • Écouter aujourd’hui : une modernité sans époque
  • Entre lignes : le portrait d’un homme
  • De la technique au cœur : le savoir-faire au service de l’émotion
  • L’empreinte dans la carrière solo : charnière et étalon
  • Conseils d’écoute : la continuité avant tout
  • Ce que George nous dit encore
  • Un classique à hauteur d’homme

Dark Horse Records : de la graine semée en 1974 à la moisson de 1976

Pour comprendre la dynamique de Thirty Three & 1/3, il faut remonter à septembre 1974, quand Dark Horse Records dévoile ses deux premiers 45-tours. Le premier, “I Am Missing You” de Ravi Shankar, est produit et arrangé par Harrison lui-même, rare composition de Shankar dans un idiome pop occidental. Le second, “Costafine Town” du duo Splinter, décroche des places d’honneur dans plusieurs territoires, prouvant que le label de Harrison sait mêler exigence et audience. Au fil de 1974-1975, Stairsteps, Jiva, Henry McCullough – qui vient de quitter Wings – et surtout Attitudes (réunis d’abord autour des sessions d’Extra Texture) enrichissent le catalogue. Attitudes comprend un jeune claviériste promis à un grand avenir, David Foster, qui rejoindra logiquement Harrison pour l’album à venir.

Quand les obligations contractuelles de l’ancien Beatle prennent fin, que Apple se met en sommeil et que la poussière retombe, Harrison fait ce que l’on attend d’un créateur sûr de sa boussole : il se signe sur son propre label. Ce geste, trivial en apparence, libère une énergie. Thirty Three & 1/3 ne sera pas un disque de transition, mais un manifeste d’indépendance : liberté des tempos, chaleur des grooves, précision des harmonies, et ce ton d’autodérision qui émaille ses plus belles chansons.

Un casting américain pour un son britannique aux parfums soul

Le cœur sonore de Thirty Three & 1/3 bat à un rythme soul et R&B feutré, porté par une section américaine triée sur le volet. À la basse, Willie Weeks déroule une ligne constamment chantante, souple et assurée. À la batterie, Alvin Taylor apporte un swing élastique et un sens de la mise en place qui évitent tout effet démonstratif. Aux claviers, le gospel élégant de Richard Tee et la science harmonique de David Foster se complètent à merveille ; leurs Rhodes voluptueux et leurs pianos nerveux colorent l’album d’une lumière chaude. Le percussionniste Emil Richards ajoute, avec parcimonie, des textures qui respirent. Harrison convoque aussi des alliés de toujours : Gary Wright et Billy Preston, deux compagnons de route pour qui les claviers sont une seconde nature, et surtout Tom Scott, saxophoniste et homme à tout faire des vents, déjà très proche de George à cette époque. Scott n’est pas seulement un soliste ; il co-pilote l’ambiance générale, renforce les arrangements et accompagne la production que Harrison dirige de bout en bout.

Ce choix de musiciens américains n’éteint pas l’identité profondément britannique du disque. Il la complète. Le timbre calme, la slide guitar chantante, les allusions spirituelles et l’ironie pince-sans-rire de Harrison demeurent centrales, mais s’installent sur un lit harmonique plus soul que jamais. On a parlé d’un “album soul” de George. On peut y entendre plutôt la rencontre rare d’un songwriter d’orfèvrerie et d’un groove aérien, d’une introspection lucide et d’une sensualité rythmique.

Des chansons venues de loin : archives, carnets et lignes de vie

L’un des charmes de Thirty Three & 1/3 tient à la façon dont l’album enjambre plusieurs époques de la vie de George. Plusieurs titres naissent bien avant 1976 et trouvent ici leur forme définitive. “See Yourself” est entamée en 1967, à l’époque où se télescopent expansion psychédélique, quête spirituelle et vertiges de la célébrité. Son texte, tout en introspection, interroge la cohérence entre ce que l’on affirme et ce que l’on incarne, thème cher à Harrison qui, très tôt, place l’authenticité au-dessus des postures.

“Woman Don’t You Cry For Me”, qui ouvre l’album, remonte à la tournée avec Delaney & Bonnie à la fin des années 1960. C’est à Delaney Bramlett que George doit l’impulsion d’explorer plus avant la slide guitar. Sur disque, ce titre a l’élan d’une mise en route, l’assurance d’un musicien qui réaffirme son ancrage dans le blues sans renoncer à la délicatesse mélodique. “Beautiful Girl”, autre joyau façonné au tournant des années 1960 et 1970, brille par sa limpidité harmonique et ce sens du refrain que Harrison possède au plus haut point. Plus loin, “Dear One” se nourrit de la lecture fondatrice d’Autobiography of a Yogi de Paramahansa Yogananda, découverte lors d’un voyage en Inde à l’automne 1966. Le thème n’est pas décoratif : chez Harrison, la spiritualité irrigue la structure des chansons, leur rapport au temps, leur manière de laisser respirer les accords.

Le commentaire le plus drôle du rock : “This Song”

Dans la catégorie des nouvelles compositions, “This Song” occupe une place à part. Harrison y désamorce avec humour et panache la polémique de plagiat née de la parenté mélodique entre My Sweet Lord et “He’s So Fine” des Chiffons. Plutôt que d’enfler le ressentiment, il choisit la légèreté. La chanson devient commentaire sur la chanson, mise en abyme qui canalise la contrariété en gaieté contagieuse. Les claviers claquent, la rythmique rebondit, les chœurs ponctuent les traits d’esprit. C’est le single parfait pour annoncer la nouvelle ère Dark Horse : un George lucide, malin, désinvolte dans la meilleure acception du terme.

Le clip promotionnel redouble cette idée en la transformant en comédie de tribunal. Dans un décor de prétoire, on plaide la cause de la musique et de l’inspiration. Le dispositif, hilarant, fait mouche : Harrison affirme que la créativité ne se réduit pas à des formules juridiques, et rappelle que l’art, chez lui, continue de sourire même quand il est contrarié. Le public suit. “This Song” s’impose comme évidence radiophonique, avec un ton qui concilie élégance et franc-parler.

“Crackerbox Palace” : le conte de Friar Park

Autre sommet de l’album, “Crackerbox Palace” naît d’une rencontre presque romanesque, celle de George avec le manager de Lord Buckley, comédien et maître de l’absurde. Le titre capture l’espièglerie d’Harrison, son goût pour les détours, les entrées de côté et les clins d’œil. Musique et paroles épousent la topographie onirique de Friar Park : ses grottes, ses ponts miniatures, ses jardins extravagants. La chanson, souple, riche en images, se prête à un clip tourné à la maison, véritable parade d’apparitions et de saynètes. La caméra visite les recoins du domaine, croise des silhouettes familières, enchante le décor réel pour en faire un théâtre de fantaisie. Au-delà du jeu, demeure l’essentiel : une mélodie imparable, un sens rare du contre-chant, et cette manière qu’a George de décoller de l’anecdotique pour toucher à l’intemporel.

“Pure Smokey” : lettre d’amour à la soul

Pour beaucoup de connaisseurs, le cœur battant de Thirty Three & 1/3 est “Pure Smokey”, hommage à Smokey Robinson. Harrison y signe l’une de ses plus belles ballades, avec deux solos de guitare tout en retenue et en chant intérieur. Le morceau respire la gratitude : gratitude envers une voix qui a modelé son éducation musicale, gratitude envers une école d’écriture où chaque mot compte et chaque inflexion procure un frisson. La section américaine s’y montre sublime. Willie Weeks caresse la fondamentale, Richard Tee enveloppe l’harmonie d’un Rhodes d’ambre, Alvin Taylor effleure la caisse claire et laisse l’air circuler. Harrison, lui, chante bas, comme on parle à un ami, et sa slide dessine des arabesques qui effleurent l’âme.

“Learning How To Love You” : l’art de la clausule

Écrit dans la veine soul sophistiquée qu’il affectionne, “Learning How To Love You” clôt Thirty Three & 1/3 avec une douceur souveraine. C’est la face B idéale du single “This Song”, un miroir calme qui substitue à la pirouette une méditation sur l’amour, la patience et le temps. Le chant est posé, les accords respirent, la mélodie retombe doucement sur ses pieds. La chanson donne l’impression de s’arrondir à mesure qu’on l’écoute, tant la mise en place est soignée et tant les voicings de claviers soutiennent le phrasé de Harrison. Ce n’est pas un épilogue, mais un dernier chapitre qui laisse la porte ouverte sur la lumière.

“It’s What You Value” : l’éthique selon George

La morale souriante de Thirty Three & 1/3 se résume assez bien dans “It’s What You Value”, qui deviendra single au Royaume-Uni. L’anecdote est connue : Jim Keltner aurait préféré qu’on le paie pour la tournée de 1974 en voiture de sport plutôt qu’en chèque. Harrison, amusé, y voit le prétexte d’une réflexion sur ce que nous estimons précieux, sur la valeur que nous attribuons aux choses. La chanson, nerveuse, lumineuse, prouve que la philosophie n’a pas besoin de grands mots quand la mélodie dit tout. En face B britannique, on retrouve “Woman Don’t You Cry For Me”, bouclant la boucle entre le clin d’œil et la tradition.

“True Love” : Cole Porter à la sauce slide

Seul cover de l’album, “True Love” revisite Cole Porter et rappelle la tendresse de Harrison pour le Great American Songbook. Loin de pasticher, George cherche la ligne claire : il maintient la noblesse harmonique de Porter tout en glissant sa signature – la slide douce, la voix placée, l’élégance sans apprêt. Le résultat s’insère parfaitement dans la dramaturgie du disque, comme une respiration qui dit sa filiation et son universalité.

Le fil spirituel : Yogananda, sincérité et discipline

Chez Harrison, la spiritualité n’est ni posture ni décor. Elle informe la forme même des chansons. “See Yourself” et “Dear One” portent clairement la marque des lectures et pratiques qu’il poursuit depuis le milieu des années 1960, lorsque son périple en Inde le met en contact avec des maîtres et des textes qui le transforment. La voix y paraît devant, non pour prêcher mais pour témoigner. La musique suit, avec des arrangements qui laissent de la place aux silences, un tempo intérieur qui épouse la respiration. Loin d’opposer monde et esprit, Harrison entreprend de les réconcilier, rappelant qu’une pop song peut être à la fois accessible et habitée d’une quête.

La production : précision, chaleur et espace

Thirty Three & 1/3 n’est pas seulement un recueil de grandes chansons ; c’est un objet de son. La production, que George assure en premier producteur avec le soutien avisé de Tom Scott, marie précision et souplesse. Chaque instrument trouve sa place sans jamais écraser l’autre. Les guitares de Harrison, souvent en double, tressent de fines trames où la slide tient le rôle de voix parallèle. Les claviers – Rhodes, piano, touches de synthétiseur – bâtissent l’armature harmonique, parfois gospel, parfois pop lumineuse. La prise de son de basse laisse venir le grain de Willie Weeks, essentiel à l’assise de l’album. La batterie d’Alvin Taylor se tient en retrait, avec une charleston parlante et une caisse claire jamais agressive, comme si l’on voulait préserver cet espace d’air qui fait respirer l’ensemble.

L’acoustique de Friar Park joue son rôle. Le studio domestique n’est pas un bunker ; il accueille la lumière, relie l’extérieur et l’intérieur. On sent l’aisance d’un artiste qui n’a pas besoin d’impressionner son entourage : il invite des musiciens amis, travaille à domicile, prend le temps de laisser mûrir. Pourtant, l’album ne traîne jamais. Il donne l’impression de couler de source, comme si chaque piste avait trouvé son tempo naturel.

La voix de George : l’art de la retenue expressive

On a souvent réduit Harrison au guitariste de la slide caressante. Thirty Three & 1/3 rappelle à quel point sa voix est un instrument déterminant. Le timbre légèrement voilé, la diction nette, le vibrato parcimonieux, tout fait de lui un conteur qui ne force jamais l’émotion. Sur “Pure Smokey”, il se place au plus près du micro, comme pour confier un secret. Sur “This Song”, il sourit dans le texte et laisse percer la malice dans les attaques. Sur “Learning How To Love You”, il filtre l’émotion, refuse le démonstratif. Cette retenue expressive est la marque d’une élégance que peu d’interprètes pop ont su tenir avec une telle constance.

La guitare slide : une signature devenue langage

Si le chant est l’âme, la guitare slide est la signature. Depuis le tournant des années 1970, Harrison en a fait un langage. On l’entend ici chanter, non en virtuosité ostentatoire, mais en contre-chant délicat, comme une voix seconde qui commente la principale. Les glissandi ne sont pas des effets ; ils dessinent la mélodie, ouvrent des portes harmoniques, soulignent un mot, dénouent une tension. Peu d’albums intègrent la slide avec autant de naturel dans une écriture pop souple et lumineuse. Thirty Three & 1/3 est à cet égard une leçon de style.

Accueil critique et réception : l’évidence qui s’impose

À sa sortie, Thirty Three & 1/3 reçoit des éloges clairs. On salue un disque lumineux, positif, où Harrison semble apaisé et affûté tout à la fois. La presse le qualifie d’album enjoué, commercial au sens noble, débarrassé des pesanteurs de certaines œuvres antérieures. Ce jugement n’a cessé de se confirmer avec le temps. Beaucoup de réévaluations récemment publiées soulignent la tenue de l’album, sa cohérence et ce mélange rare d’urbanité et de gravité légère. Les morceaux gagnent avec l’âge, ce qui n’a rien d’étonnant : la qualité d’écriture, la prise de son chaleureuse et la mesure de l’interprétation résistent aux modes.

Côté charts, l’album fait mieux que ses deux prédécesseurs américains Dark Horse et Extra Texture. Il atteint le n° 11 aux États-Unis, tandis qu’au Royaume-Uni il se hisse au n° 35 à partir du 8 janvier 1977. Si le score britannique interroge, on se souvient qu’au moment même où George termine son album, la scène punk explose à Londres, bousculant le paysage. Il n’empêche : pour qui aime la grande chanson et les arrangements élégants, Thirty Three & 1/3 s’impose comme une évidence.

Les singles : messages clairs, faces B précieuses

Le lead single est “This Song”, porté par son commentaire ironique et son irrésistible énergie. En face B, Harrison place le satin de “Learning How To Love You”, association qui résume bien le spectre émotionnel de l’album. Un autre single important, “Crackerbox Palace”, confirme l’accueil radio avec un pic notable dans les classements américains. Au Royaume-Uni, “It’s What You Value” tient le rôle d’ambassadeur et entraîne en face B l’ouverture bluesy de “Woman Don’t You Cry For Me”, rappelant d’où vient l’album et ce qu’il promet.

Des racines et des ailes : tradition, humour et modernité

Thirty Three & 1/3 réussit un équilibre que beaucoup cherchent et que peu trouvent : il honore la tradition sans la mimer, il sourit sans se diluer, il parle de l’esprit sans oublier le corps. La chanson de Cole Porter “True Love” situe Harrison dans une lignée qui passe par le standards songbook ; “Pure Smokey” rend grâce à la soul la plus noble ; “This Song” prouve que l’humour peut être une arme critique ; “See Yourself” et “Dear One” ramènent à l’essentiel intérieur. Tout tient, tout circule, tout respire.

De l’art domestique : filmer la musique et jouer la maison

L’univers visuel qui entoure Thirty Three & 1/3 participe de son charme. Les clips tournés autour de Friar Park exploitent l’excentricité du lieu, sa fantaisie maîtrisée. On voit un artiste qui met en scène sa propre maison et fait de son quotidien un terrain de jeu poétique. La musique n’est pas une bulle isolée ; elle est imbriquée à la vie, aux promenades dans le parc, aux rencontres avec des amis. Cet art domestique n’est pas repli : il dit l’indépendance gagnée et la joie de créer dans un espace choisi.

Un album de maturité : structure, tempo et densité émotionnelle

Sur le plan formel, Thirty Three & 1/3 impressionne par sa structure. L’album s’ouvre sur une pulsion blues et se ferme sur une méditation soul. Entre les deux, les tempi se distribuent avec intelligence : assez de mid-tempos pour installer le confort, quelques accélérations pour relancer l’écoute, des ballades pour densifier l’émotion. Chaque chanson apporte quelque chose à la narration globale. Rien n’est redondant, rien n’est gratuit. La durée maîtrisée et l’ordre des morceaux participent d’un plaisir continu que l’on retrouve à chaque réécoute.

Héritages croisés : Beatles, Inde, Amérique

Harrison reste, pour l’éternité, l’un des quatre Beatles. On entend, dans Thirty Three & 1/3, le lointain écho de cette école d’exigence : sens de la mélodie infaillible, goût de l’arrangement sobre où chaque instrument compte, refus du remplissage. Mais on entend aussi la trace indienne, non pas dans des sitars programmatiques, mais dans une façon d’habiter le temps, d’accepter le silence, de laisser advenir. Enfin, on goûte l’Amérique qui infuse la rythmique, cette souplesse soul qui fait danser la musique de l’intérieur. L’album, en cela, est cosmopolite et personnel à la fois.

Les paroles : simplicité travaillée et images nettes

Les textes de Harrison n’ont rien de l’énigme forcée. Ils visent la clarté, une simplicité travaillée où le mot juste remplace le bon mot. L’ironie de “This Song” n’est jamais méchante ; elle relève de l’auto-défense joyeuse. “Crackerbox Palace” dessine des images d’une netteté étonnante, qui restent en mémoire comme des photographies. “See Yourself” propose une examen de conscience sans moralisme, “Dear One” remercie, “Learning How To Love You” parle bas. Cette écriture honnête, sans emphase, accroît la durabilité des chansons.

Les chœurs et l’harmonie : conversation et contre-chants

On reconnaît, dans Thirty Three & 1/3, la science des contre-chants qui était l’un des trésors cachés des Beatles. Les chœurs ne décorent pas ; ils conversent avec la voix principale, ils répondent, ils prolongent. Cette écriture chorale, parfois à deux voix, parfois en empilements discrets, enrichit la palette de l’album. Les claviers prennent souvent le relais, tissant des arpèges ou des pads qui viennent porter la ligne vocale. L’ensemble compose une architecture où l’oreille peut se promener à l’infini.

Un son de basse mémorable : la fondation Weeks

La présence de Willie Weeks mérite un hommage particulier. Sa basse n’est jamais envahissante, mais elle monte au premier plan à force de justesse. Les lignes sont chantantes, la mise en place impeccable, l’articulation d’une propreté exemplaire. Dans un disque où le groove doit rester posé et élégant, il faut une fondation subtile. Weeks l’offre, avec une autorité tranquille qui donne à chaque titre sa tenue.

La place des percussions : Emil Richards, l’orfèvre

Les percussions d’Emil Richards travaillent à la loupe. Elles éveillent l’oreille sans attirer la lumière, rappellent que le timbre est une musique en soi. Ici un shaker qui respire, là une cloche lointaine, ailleurs un woodblock discret. Dans un album où la maîtrise prime, ce métier d’orfèvre participe de la richesse tactile du son.

Tom Scott : l’allié aux vents et l’architecte discret

Tom Scott, saxophoniste de premier plan, apporte bien plus que des solos. Il sert de pont entre les arrangements et la production, unifiant les timbres, dégageant de l’espace, suggérant des trajectoires. Ses interventions aux vents épaississent la trame sans l’alourdir. Son œil de producteur adjoint complète à merveille l’oreille de Harrison, qui sait exactement ce qu’il veut et comment l’obtenir.

Le contexte 1976 : entre punk à Londres et soul en studio

Dire que Thirty Three & 1/3 apparaît hors du temps serait inexact. Il paraît au cœur d’une année où les plaques tectoniques de la pop bougent. À Londres, les groupes punks font voler en éclats le décorum, prônant l’urgence, la frugalité, la rupture. Harrison, loin de nier ce choc esthétique, suit sa ligne : une musique adulte, soigneusement composée, joyeuse même lorsqu’elle s’interroge. Il ne se bat pas contre la vague ; il propose autre chose. Et cette proposition, par son humanité et sa musicalité, continue de convaincre.

La durée et le format : l’intelligence du vinyle

Le format vinyle n’est pas un simple support ici ; il structure l’écoute. Avec un titre pareil, l’album revendique le 33 tours comme milieu naturel. Les morceaux occupent l’espace avec discernement, les deux faces dialoguent, la dynamique s’organise. Harrison pense en architecte : ouverture énergique, paliers de mid-tempos, respirations, final apaisé. Cette intelligence du format explique pourquoi l’album vieillit si bien : il est pensé pour une écoute complète, pas pour une collection de singles.

La postérité : un disque qui grandit avec nous

Avec le recul, Thirty Three & 1/3 apparaît comme l’un des piliers de la discographie solo de George Harrison. Il n’a pas la foudre inaugurale d’All Things Must Pass, ni la rugosité expérimentale de certains titres ultérieurs ; il possède autre chose, plus rare : une constance de qualité, une chaleur qui ne faiblit pas, une rectitude artistique. Beaucoup de fans le redécouvrent périodiquement et y trouvent plus que la fois d’avant. C’est un disque compagnon, qui accompagne les saisons, qui réconcilie les humeurs, qui rassemble ceux qui aiment la chanson, le groove, l’ironie tendre et la méditation légère.

Pourquoi “retour en forme” ?

Le syntagme “retour en forme” ne doit pas faire oublier que Harrison ne s’est jamais absenté de la musique. Il dit simplement l’évidence ressentie à l’écoute : une inspiration plus dégagée, une écriture au cordeau, une voix en confiance, un son qui vous prend par la main. Ce retour en forme tient aussi à la liberté retrouvée grâce à Dark Horse Records, à l’environnement de Friar Park, à la qualité des musiciens présents. Il tient, enfin, à la manière dont Harrison transforme l’épreuve – maladie, procès, fatigue – en énergie créatrice.

Mots de musique : ce que l’album nous apprend encore

De “This Song”, on retient que l’humour peut désamorcer ce que le sérieux échoue à résoudre. De “Crackerbox Palace”, on apprend que l’imagination peut faire d’une maison un royaume et de la vie courante une fable. De “Pure Smokey”, on reçoit la leçon de gratitude : dire merci à ce qui nous a formés n’est pas se rabaisser, mais s’élever. De “See Yourself”, on tient que la sincérité est un travail, pas un slogan. De “Learning How To Love You”, on comprend que l’amour n’est pas une déclamation, mais une discipline de chaque jour, une douceur qui s’apprend.

Écouter aujourd’hui : une modernité sans époque

À l’heure du streaming et des playlists, Thirty Three & 1/3 garde une modernité tranquille. Son son chaud attire, sa durée mesurée convient, sa cohérence apaise. La production organique, loin d’être datée, offre une texture que l’on recherche de nouveau. La slide de Harrison, immortelle, parle au-delà des modes. On peut écouter un titre isolé – “This Song” pour l’élan, “Pure Smokey” pour la caresse, “Crackerbox Palace” pour le sourire – ou s’offrir la courbe complète. À chaque fois, on regagne un équilibre.

Entre lignes : le portrait d’un homme

On aurait tort de séparer l’album de l’homme. Thirty Three & 1/3 dessine en creux le portrait de George à 33 ans : un musicien qui sait ce qu’il doit à ses maîtres et à ses amis, un homme qui a traversé des épreuves sans perdre sa bonté, un créateur qui choisit l’ironie douce plutôt que l’aigreur, un producteur qui valorise l’écoute et l’espace. Tout cela s’entend, sans jamais qu’il en rajoute.

De la technique au cœur : le savoir-faire au service de l’émotion

Rien, sur ce disque, ne sonne gratuit. La technique – placement rythmique, équilibre des niveaux, choix des microphones et des effets – sert l’émotion. Les réverbes sont courtes, les doubles de guitare sobres, les pianos respirent. On sent un goût pour la justesse, pour la bonne distance entre l’instrument et l’oreille. Cette rigueur produit, paradoxalement, un sentiment de liberté : l’auditeur n’est pas écrasé ; il est invité à entrer.

L’empreinte dans la carrière solo : charnière et étalon

Dans la chronologie de George Harrison, Thirty Three & 1/3 tient lieu d’étalon. Après les traverses du milieu des années 1970, il ré-installe un niveau qui deviendra la référence de sa maturité. On y retrouve ce que l’on aimera ensuite : l’humour, la clarté, la texture des instruments, la place laissée au souffle et au chant. On y devine aussi la paix qui l’accompagnera. Ce n’est pas un coup de force ; c’est un coup de maître tranquille.

Conseils d’écoute : la continuité avant tout

Si l’on devait conseiller une porte d’entrée, on commencerait par l’album entier. C’est ainsi qu’il donne sa pleine mesure. “Woman Don’t You Cry For Me” installe le timbre et la démarche ; “This Song” rassure sur la capacité de George à s’amuser ; “Crackerbox Palace” montre son imaginaire ; “Pure Smokey” dévoile sa tendresse ; “Learning How To Love You” remercie et repose. Une fois cette courbe apprivoisée, on peut puiser au gré des humeurs. Mais l’album, précisément, est une humeur composée.

Ce que George nous dit encore

À travers Thirty Three & 1/3, George Harrison rappelle des évidences dont on a parfois besoin qu’on nous les redise. Il faut remercier ceux qui nous ont fait grandir. Il faut sourire à l’absurde plutôt que de s’y figer. Il faut travailler la sincérité au quotidien. Il faut laisser de la place dans la musique, pour que d’autres voix – celles des amis, celles des notes, celles du silence – puissent entrer. Il faut, enfin, garder une bonne dose de légèreté pour traverser les procès de la vie.

Un classique à hauteur d’homme

Thirty Three & 1/3 n’a pas besoin d’un superlatif tonitruant pour justifier sa place. C’est un classique à hauteur d’homme, un disque juste, beau, accueillant, profond sans être pesant, drôle sans être cynique. En 1976, dans la maison-studio de Friar Park, un artiste de 33 ans s’est souvenu qu’il n’y a pas de contradiction entre exigence et plaisir, entre spiritualité et groove, entre élégance et humour. Il en est sorti un album que l’on peut appeler, sans hésiter, un retour en grâce.

Et si l’on voulait résumer en quelques mots ce que l’album apporte encore aujourd’hui, on dirait ceci : de belles chansons, un son chaleureux, une guitare qui chante, un sourire qui pense. Cela suffit largement pour faire de Thirty Three & 1/3 l’un des joyaux de la couronne Harrison – un joyau qui, comme un grand vin, s’améliore avec les années et brille d’une lumière tranquille.


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