C’est pour notre cercle de lecture d’avril dernier que nous avons choisi de lire ce célèbre roman/récit qui dénonce les exactions du régime soviétique dans les années 50, les conditions de détention au goulag pour les prisonniers politiques.
Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) était alors l’un des plus célèbres écrivains de la dissidence russe, dont les livres avaient ouvert les yeux des Occidentaux (pas tous) sur le régime communiste, stalinien.
Comme ma mère possède dans sa bibliothèque un exemplaire de la première édition, chez Julliard, datant de 1962, c’est cette version que j’ai lue, avant de m’apercevoir que le texte était censuré, à cette époque-là. Je n’ai donc pas lu une version aussi complète que celle de l’actuelle édition. Mais, au moins, j’ai pu m’immerger dans le contexte d’origine, me mettre à la place d’un lecteur de 1962, en quelque sorte…
Cette lecture rentre dans le cadre du défi « Un classique par mois » organisé par Etienne Ruhaud du blog Page Paysage, où il s’agit de lire chaque mois un auteur classique que l’on n’a encore jamais lu.
J’ajoute que les membres de notre cercle de lecture ont été extrêmement partagés sur ce livre, se divisant pour moitié entre ceux qui se sont ennuyés et ceux qui ont aimé. En particulier, le style d’écriture a suscité quelques sérieux désaccords !
Note pratique sur le livre
Editeur : (initial) Julliard
Date de première publication : 1962
Traduit du russe par Léon et Andrée Robel et par Maurice Decaillot
Une traduction plus récente, de 1973, est due à Jean et à Lucia Cathala
Nombre de pages (édition originale) 278
Mon Avis
Ce roman retrace la journée complète, très détaillée, d’un prisonnier politique, Choukhov, au goulag, depuis son réveil vers cinq heures du matin, bien avant l’aube, jusqu’à son coucher, bien après la tombée de la nuit. Pendant cette journée, qu’il décrit comme semblable à des milliers d’autres, il aura traversé un véritable calvaire, toujours sous la menace des mitraillettes, endurant le froid horrible de la Sibérie, tourmenté par la faim, soumis aux insultes et aux brimades, obligé de fournir d’énormes efforts de ruse et de débrouillardise pour s’assurer une survie très précaire, risquant la prison pour la moindre tentative d’améliorer son quotidien. Et pourtant, cette horrible journée, Choukhov finit par la trouver plutôt heureuse, arrivé en fin de soirée, compte tenu de tout ce qu’il risquait et à quoi il a pu échapper. Et nous évaluons l’énorme force de résistance, l’ingéniosité et la vigilance de tous les instants, nécessaires à la survie dans des conditions aussi extrêmes.
Dans les dernières pages, Choukhov, qui serait plutôt agnostique ou athée, discute avec un autre prisonnier, Aliocha, qui lui est chrétien, et leur discussion cherche à dégager une signification spirituelle à cette expérience du goulag. On peut remarquer que le prénom Aliocha figurait déjà dans « Les frères Karamazov » de Dostoïevski et qu’il désignait déjà un personnage très mystique, plein de bonté, ce qui est pour Soljénitsyne une manière de revendiquer cette filiation, cet héritage littéraire et intellectuel. Durant cette discussion entre les deux prisonniers, l’un croyant l’autre sceptique, Choukhov déclare qu’il ne croit ni au paradis ni à l’enfer, alors qu’il serait très bien placé pour croire à l’enfer, étant donné ce qu’il vit ! Et on se rend compte que les prisonniers sont tellement enfoncés dans la misère et le désespoir qu’ils ne mettent même plus les mots appropriés dessus.
On comprend que ce livre ait provoqué un grand choc en Occident, dans les années soixante, en dévoilant les horreurs du communisme soviétique stalinien. D’ailleurs, beaucoup d’intellectuels européens de l’époque ont refusé de tenir compte de ce témoignage, qui est aussi fort et aussi bouleversant que les livres écrits sur les camps de concentration nazis.
Un livre essentiel, important du point de vue politique, historique, et probablement, tout autant, du point de vue littéraire.
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Un extrait page 87-88
Il serre bien son caban à la ceinture avec sa ficelle ; à présent tout va bien. Il n’y a que les moufles qui ne valent pas grand-chose, et ses mains sont déjà engourdies. Il les frotte et les tape l’une contre l’autre, parce que maintenant, il va falloir qu’il les mette derrière son dos et qu’il les garde comme ça tout le long de la route.
Le chef de la garde récite la «prière » qu’il rabâche chaque jour aux détenus :
– Prisonniers ! Attention ! Pendant le trajet, respectez strictement l’ordre de la colonne ! Ne restez pas en arrière, ne dépassez pas, ne changez pas de rang, ne parlez pas entre vous, ne regardez pas de côté, tenez vos mains toujours derrière votre dos ! Un pas à droite, un pas à gauche sont considérés comme une tentative de fuite, l’escorte ouvre le feu sans avertissement. Les hommes de tête, en avant, marche !
Deux types de l’escorte, probable, ont ouvert la route. Vu que la colonne s’ébranle, les épaules se mettent à se balancer, les types de l’escorte avancent, une vingtaine de pas à droite et à gauche de la colonne, et à une dizaine de pas les uns des autres, la mitraillette prête à tirer.
Il n’a pas neigé depuis une semaine, la route est tassée, damée. Ils contournent le camp. Le vent prend les visages par le travers. Mains derrière le dos, têtes baissées, la colonne avance comme si elle suivait un enterrement. (…)
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Un extrait page 220
Choukhov court jusqu’au dépôt des colis : une annexe d’un baraquement à quoi on avait collé une entrée à double porte. Il manque la porte extérieure, le froid pénètre sans obstacle, mais malgré tout, on se sent un peu plus dans un lieu habité, il y a au moins un toit.
Dans l’entrée, la queue se tient le long du mur. Choukhov prend sa place. Il y a bien une quinzaine de gars avant lui, ça fait plus d’une heure à attendre, c’est-à-dire jusqu’au coucher. Et ceux de la colonne de la Centrale qui étaient allés regarder la liste, ils seront derrière Choukhov. Et tous ceux de l’usine de mécanique, aussi. Il se pourrait bien qu’ils aient à revenir chercher leur colis demain matin.
Les gars font la queue avec de petits sacs, de petites besaces. Derrière la porte (Choukhov, il est vrai, n’a jamais rien reçu dans ce camp, mais il le sait par ouï-dire), on ouvre la caisse du colis à la hachette, le gardien en sort tout avec ses mains, examine tout. Il coupe ça, casse là, palpe ailleurs, déverse. S’il y a du liquide, dans des boîtes de fer-blanc ou des bocaux de verre, on les ouvre et on les vide, tu n’as plus qu’à mettre les mains dessous ou un torchon roulé en cornet. Ils ne délivrent pas les boîtes, ils ont peur. S’il y a des gâteaux ou des sucreries qui sortent de l’ordinaire, ou du saucisson, ou du poisson, le gardien mord dedans. (Essayez un peu de râler : du coup, le gardien trouve à redire à tout, et ça c’est défendu, et ça ce n’est pas permis, et il ne te le donnera pas. Celui qui reçoit un colis doit donner, donner, donner, en commençant par le gardien.) Et quand ils ont fini de fouiller le colis, ils ne te donnent même pas la caisse, on n’a qu’à tout fourrer dans son petit sac, ou même dans le pan de son caban – et hop ! dégagez ! Au suivant !
Il y a des fois où ils te pressent tellement que tu oublies quelque chose sur le comptoir. Pas la peine de revenir le chercher. Ça n’y est plus.
Autrefois, à Oust-Ijma, Choukhov avait reçu des colis, deux ou trois fois. Mais il avait lui-même écrit à sa femme : ça ne sert à rien, n’en envoie plus, n’enlève pas ça aux gosses.
(…)
