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Alfred Lennon : Le Père Inconnu de John Lennon et son Héritage

Publié le 09 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Alfred “Alf” Lennon, le père de John Lennon, a mené une vie complexe, marquée par des absences répétées et des errances, entre la marine marchande et ses tentatives de renouer avec son fils. Issu d’une famille irlandaise, Alf est un personnage dont l’ombre a toujours plané sur la vie de John, entre regrets et réconciliations tardives. De l’amour contrarié avec Julia Stanley à ses années d’errance, son parcours révèle les tensions familiales et l’impact de son absence sur la vie de son fils.


Sommaire

  • Un destin forgé dans l’adversité
  • Les origines irlandaises et l’enfance au Blue Coat School
  • La rencontre avec Julia Stanley : un amour contrarié
  • La naissance de John Lennon et l’absence en temps de guerre
  • L’enfant illégitime, les pressions familiales et la rupture
  • Les années d’errance et de silence
  • Les retrouvailles à l’ère de la Beatlemania
  • La tentative de carrière musicale d’Alf et l’essor fulgurant de John
  • Pauline Jones et la quête d’une nouvelle vie
  • Les derniers instants et l’héritage laissé à John
  • Une trajectoire contrastée au carrefour de la légende des Beatles
  • L’héritage posthume et la mémoire d’Alfred Lennon
  • épilogue d’une vie tourmentée
  • Un visage méconnu de la saga Beatles

Un destin forgé dans l’adversité

Lorsqu’on évoque l’histoire des Beatles, l’attention se porte naturellement sur John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr, ces quatre garçons de Liverpool qui ont révolutionné la musique populaire au cours des années 1960. Pourtant, derrière le destin de chacun d’eux, se profilent des trajectoires familiales méconnues, chargées de surprises, de drames et de secrets. Parmi ces figures parfois reléguées dans l’ombre, on retrouve Alfred “Alf” Lennon, né le 14 décembre 1912, père du célèbre John. Personnage complexe, Alf a grandi dans un milieu modeste de Liverpool, sillonné les mers en tant que marin, affronté la précarité, puis connu l’isolement avant de ressurgir lorsque son fils devenait une icône mondiale.

Si la plupart des récits liés à la jeunesse de John Lennon font souvent apparaître l’incontournable tante Mimi, le souvenir d’Alfred demeure plus diffus et parfois controversé. Tantôt dépeint comme un père absent, tantôt décrit comme un homme fantaisiste et doté d’un humour irrésistible, Alfred a mené une vie erratique, ponctuée d’absences, de quêtes d’opportunités et de retours inattendus. Son parcours illustre la réalité complexe de bien des familles de la classe ouvrière anglaise, sous le signe de l’incertitude économique et d’une existence nomade liée aux impératifs de la marine marchande.

Ce qui rend l’histoire d’Alfred Lennon particulièrement fascinante, c’est qu’elle se déploie sur fond d’événements majeurs du XXe siècle, de la Seconde Guerre mondiale à l’émergence du plus grand phénomène musical britannique. De l’orphelinat où Alf passe son enfance à la naissance de John, en passant par les retrouvailles hasardeuses lors de l’explosion de la Beatlemania, chaque étape souligne la complexité des liens familiaux. Cet homme demeuré longtemps absent tentera, dans ses dernières années, de rétablir la vérité sur ses rapports avec Julia, la mère de John, et d’expliquer ses longues périodes de silence.

Les origines irlandaises et l’enfance au Blue Coat School

Alfred Lennon est issu d’une lignée aux racines irlandaises. Ses grands-parents, James Lennon et Jane McConville, quittent l’Irlande pour s’installer à Liverpool dans la première moitié du XIXe siècle, comme nombre de familles irlandaises fuyant les difficultés économiques et la famine. Les Lennon s’établissent alors dans un contexte urbain en pleine mutation. Au fil des ans, plusieurs membres de la famille travaillent dans l’industrie ou la navigation, caractéristiques de cette cité portuaire florissante.

Le grand-père d’Alfred, Jack Lennon, mène une existence singulière : il se produit en tant que minstrel dans une troupe de vaudeville. Selon certaines sources, il aurait même vécu un temps aux états-Unis, participant à des spectacles itinérants avant de revenir à Liverpool. Après le décès de la première épouse de Jack, celui-ci se remarie en 1915 avec Polly, ce qui scelle l’union officielle de la famille. Plusieurs enfants naissent, dont Edith, Charles et Alfred. L’enfance d’Alfred, née en 1912, se déroule dans un milieu modeste d’Everton puis de Toxteth Park.

Le décès précoce de Jack, en 1921, précipite la famille dans la précarité. Polly, illettrée, ne peut subvenir aux besoins de tous ses enfants et doit en placer certains en orphelinat. Alfred et sa sœur Edith se retrouvent alors au célèbre Blue Coat School de Liverpool. Cette institution, renommée pour l’éducation rigoureuse qu’elle prodigue, est davantage tournée vers l’enseignement que vers l’épanouissement affectif. La vie dans un orphelinat n’est jamais aisée : discipline stricte, nourriture spartiate, séparation d’avec la famille. Alfred, surnommé “Alf” par ses proches, gardera un souvenir contrasté de ces années.

Malgré cette situation, l’adolescent se distingue par son caractère jovial et son goût prononcé pour le divertissement. Il aime chanter, danser, plaisanter, et ne résiste pas à la tentation de fuir l’orphelinat pour tenter sa chance sur les scènes de music-hall. À 15 ans, il quitte définitivement l’établissement et s’essaie à divers petits métiers, tout en menant une vie instable. Très vite, il se tourne vers la marine marchande, comme tant d’autres jeunes gens de Liverpool qui voient dans la mer une échappatoire à la grisaille quotidienne.

La rencontre avec Julia Stanley : un amour contrarié

Le destin d’Alfred bascule véritablement lorsqu’il croise Julia Stanley, une jeune Liverpuldienne espiègle et vive d’esprit. Ils se rencontrent une première fois au Trocadero Club, une ancienne salle de cinéma reconvertie en lieu de danse. Il la revoit dans le cadre bucolique de Sefton Park, un vaste espace vert de la ville où les adolescents aiment flâner. Alf, alors âgé d’environ 15 ans, aborde Julia, plus jeune d’un an, d’une manière théâtrale : coiffé d’un chapeau melon, il tient un fume-cigarette et joue les dandys. Julia, qu’il qualifie de “petite chose frêle”, s’amuse de son accoutrement et lui intime de jeter ce chapeau ridicule dans le lac, ce qu’il fait sur-le-champ pour la conquérir.

Les deux adolescents se découvrent des affinités musicales. Alf se passionne pour les impersonations de Louis Armstrong ou d’Al Jolson, et manie le banjo ; Julia partage cette inclination pour la musique, même si elle ne cherchera pas à en faire une carrière. Ils rêvent ensemble de projets d’avenir, d’ouvrir un commerce, un café ou un pub, sans soupçonner les obstacles que la vie s’apprête à dresser devant eux.

Alf finit par intégrer la marine marchande, devenant steward ou bellboy sur des navires sillonnant la Méditerranée, l’Afrique du Nord et les îles grecques. Pendant ce temps, Julia, restée à Liverpool, subit l’opposition farouche de sa famille à cette idylle. Son père et particulièrement sa sœur Mimi voient d’un très mauvais œil cette relation. Ils considèrent qu’Alfred Lennon n’a rien d’un bon parti : il appartient à un milieu populaire, ne possède pas de situation stable et a tendance à dilapider ses maigres revenus dans les loisirs.

Néanmoins, malgré onze années d’une cour marquée par les éloignements successifs d’Alf, Julia finit par le demander en mariage. Le 3 décembre 1938, ils s’unissent à la mairie de Bolton Street, dans un contexte familial tendu. La famille Stanley est absente de la cérémonie, tandis que le frère d’Alfred, Sydney, agit comme témoin. Pour leur “lune de miel”, les jeunes mariés se contentent d’un repas frugal à Reece’s, un restaurant de Clayton Square, puis vont au cinéma avant de se séparer pour la nuit, tant ils sont dépourvus de ressources.

La naissance de John Lennon et l’absence en temps de guerre

Quelques mois après le mariage, Julia découvre qu’elle est enceinte. John Winston Lennon voit le jour le 9 octobre 1940, à l’hôpital de maternité de Liverpool, au cœur d’une ville soumise aux aléas du Blitz. Contrairement à la légende qui parle d’un bombardement ce soir-là, aucune alerte aérienne ne survient précisément au moment de l’accouchement, même si l’insécurité demeure constante autour de Liverpool.

Alfred, embarqué dans la marine marchande, fait de son mieux pour envoyer régulièrement de l’argent à Julia afin de subvenir aux besoins du foyer. Mais la Seconde Guerre mondiale bouleverse les routes maritimes et les équipages, et il est souvent envoyé aux quatre coins du globe, transportant troupes et marchandises. Ses retours à Liverpool sont brefs, si bien que Julia élève leur fils dans le giron familial des Stanley, notamment au 9 Newcastle Road.

Au fil du temps, Alf commence à se faire plus rare. Vers 1943, il disparaît momentanément sans laisser d’adresse, ce qui amène la marine marchande à informer Julia qu’il est porté absent sans permission. La raison précise reste floue : Alf évoquera plus tard une arrestation en Afrique du Nord pour avoir volé une bouteille de bière, assortie de transactions douteuses dont il aurait été victime. Quoi qu’il en soit, les mandats cessent d’arriver, et Julia doit composer seule avec la situation.

Durant cette même période, Julia fréquente les salles de danse de Liverpool et se lie avec un soldat gallois, Taffy Williams, puis plus tard avec Bobby Dykins. Elle se retrouve enceinte à la fin de 1944, ce qui plonge la famille Stanley dans l’embarras. Alf, de retour à Liverpool en janvier 1945, propose de s’occuper de Julia, de John et du futur bébé, mais Julia rejette cette idée.

L’enfant illégitime, les pressions familiales et la rupture

Lorsque Julia accouche d’une petite fille en 1945, prénommée Victoria, celle-ci est abandonnée à l’adoption sous la pression insistante de la famille Stanley. La fillette est confiée à un officier de l’Armée du Salut norvégien. Julia, de son côté, emménage avec Bobby Dykins, un choix qui scandalise la sœur aînée, Mimi. Celle-ci ne supporte pas l’idée que John, déjà âgé de cinq ans, dorme avec le couple. Elle se met en rapport avec les services sociaux et réclame que l’enfant soit placé dans un environnement plus convenable. Julia finit par céder, confiant John à Mimi, qui l’élèvera désormais au 251 Menlove Avenue, la fameuse maison surnommée “Mendips”.

Alf, quant à lui, tente un ultime geste en juin 1946 : il emmène John en vacances à Blackpool, dans l’idée de quitter définitivement le pays pour la Nouvelle-Zélande avec son fils. Julia, mise au courant, s’y rend en urgence avec Bobby Dykins. C’est lors de cette confrontation que se joue la fameuse scène : Alf demande au petit John de choisir entre sa mère et lui. L’enfant se tourne d’abord deux fois vers son père, puis éclate en sanglots et finit par suivre Julia. Certains témoignages postérieurs ont toutefois remis en question la véracité théâtrale de ce moment, suggérant que l’histoire a été enjolivée. Quoi qu’il en soit, John retourne à Liverpool et, de fait, Alf se met de nouveau en retrait.

Les années d’errance et de silence

Après cette rupture familiale, Alf sombre dans l’oubli. Il cesse pratiquement tout contact avec son fils, désormais confié à Mimi. John grandit dans un cadre strict, sous le regard parfois sévère de sa tante, tandis que sa mère Julia reste dans les parages mais sans s’occuper pleinement de lui. Alfred, de son côté, continue de naviguer, jusqu’à un épisode en 1949 où il est emprisonné six mois pour avoir fracassé une vitrine et dansé avec un mannequin de mariée en pleine rue, un soir d’ébriété.

En parallèle, les proches d’Alf signalent que des individus mystérieux sont venus frapper à la porte de la maison familiale, offrant de l’argent pour qu’Alf divorce de Julia. On évoque des sommes allant jusqu’à 300 livres, une fortune pour l’époque, sans que l’on sache si ces offres provenaient d’hommes intéressés par Julia ou de mécènes avisés. Dans tous les cas, la confusion domine. Alf, incapable de se stabiliser, disparaît régulièrement, au point que John, tout jeune, se persuade que son père est mort.

Les années passent, et un nouveau drame frappe la famille : Julia est renversée par une voiture en 1958 et meurt brutalement, plongeant John dans un profond désarroi. Alf, qui est alors à Solihull avec son frère Charlie, apprend la triste nouvelle par coupure de presse. Il se rend à Londres, mais ne réussit pas à renouer de manière durable avec son fils.

Les retrouvailles à l’ère de la Beatlemania

Le destin d’Alfred Lennon bascule une nouvelle fois au début des années 1960, lorsque John et son groupe, les Beatles, deviennent un phénomène sans précédent. L’Angleterre entière vibre au son de “Love Me Do”, “Please Please Me”, puis d’“A Hard Day’s Night” et de “She Loves You”. John devient une star planétaire, et soudain, Alf réalise que son fils n’est autre que l’un des musiciens les plus célèbres du moment.

En 1964, alors que la notoriété des Beatles explose, Alf fait irruption dans les bureaux de Brian Epstein, manager du groupe, accompagné d’un journaliste. Il explique qu’il est le père de John Lennon et qu’il souhaite le revoir. Epstein, décontenancé, prévient immédiatement John. Celui-ci arrive, son père lui tend la main, mais John ne la serre pas, demandant simplement : “Qu’est-ce que tu veux ?” L’entrevue est brève et teintée de malaise. Alf se plaint de ne pas avoir eu l’occasion de raconter sa version de l’histoire. John, lui, reste méfiant, soucieux de ne pas exposer sa vie privée à la presse.

L’existence de ce père inconnu gêne la direction médiatique des Beatles, qui s’efforce d’épargner au groupe les scandales familiaux. Néanmoins, la presse ne tarde pas à s’intéresser à ce récit. John lit dans le Daily Express un article illustré par la photo d’Alf, ce qui le met en colère. Peu après, Cynthia, épouse de John à l’époque, voit débarquer à la porte de leur demeure de Weybridge un homme hagard, coiffé de cheveux longs et sales : c’est Alf, qui semble épuisé et en détresse. Cynthia, prise de compassion, l’invite à entrer, lui sert du thé et lui fait griller du pain. Elle lui propose même de lui couper les cheveux. Alf reste quelques heures, espérant voir John, mais repart avant que celui-ci ne revienne.

John, informé de la visite, se montre d’abord furieux, puis se radoucit. Il finit par accepter de revoir son père, conscient qu’il a affaire à un homme instable, mais néanmoins son géniteur. Les entrevues restent brèves, car John, en pleine effervescence artistique, n’a pas le temps ni l’envie de se replonger dans ce passé douloureux.

La tentative de carrière musicale d’Alf et l’essor fulgurant de John

Dans le sillage de la Beatlemania, Alf nourrit l’idée un peu farfelue d’enregistrer un disque, peut-être pour profiter du succès phénoménal des Beatles ou simplement réaliser un vieux rêve. Le titre “That’s My Life (My Love and My Home)” sort le 31 décembre 1965. John, gêné par cette initiative, demande à Brian Epstein de bloquer la diffusion du disque. Les tractations aboutissent au fait que la chanson passe inaperçue et ne fait jamais son entrée dans les charts, au grand soulagement de John.

Ce dernier, qui navigue alors entre tournées mondiales et séances d’enregistrement, éprouve un sentiment ambivalent vis-à-vis de son père. D’un côté, il lui en veut pour ses absences passées, de l’autre, il devine chez lui une personnalité fantasque qui n’est pas sans rappeler ses propres excentricités. Les retrouvailles demeurent épisodiques et teintées de gêne mutuelle.

Pauline Jones et la quête d’une nouvelle vie

Le chapitre suivant de la vie d’Alfred Lennon voit la jeune Pauline Jones, à peine âgée de 18 ans, entrer en scène. Elle est alors étudiante à l’Université d’Exeter et fervente admiratrice des Rolling Stones. Lorsqu’elle rencontre Alf, l’écart d’âge est considérable : 35 ans les séparent. Néanmoins, ils tombent amoureux et Pauline emménage même un temps au domicile de John Lennon, où elle aide à gérer le courrier des fans et s’occupe du jeune Julian Lennon.

En 1968, les réticences de la mère de Pauline quant à ce mariage les poussent à fuir pour Gretna Green, en écosse, fameuse pour accueillir les mariages d’amoureux en fuite. Alf et Pauline s’y unissent, puis partent s’installer à Brighton, au sud de l’Angleterre, dans un petit appartement. Loin du tumulte de la Beatlemania, ils se construisent une vie modeste et ont deux fils : David, né en février 1969, et Robin, né en octobre 1973.

John, désormais établi avec Yoko Ono, s’exile à New York au début des années 1970 et ne remettra plus les pieds sur le sol britannique après 1971. Les contacts entre père et fils se distendent encore davantage. Pourtant, Alf, qui habite désormais Brighton, conserve l’espoir de maintenir un lien. De temps à autre, il envoie des messages, tente de discuter avec John, mais l’artiste est absorbé par la vie américaine et ses propres quêtes spirituelles et politiques.

Les derniers instants et l’héritage laissé à John

À l’approche des années 1976, la santé d’Alfred décline : on lui diagnostique un cancer de l’estomac. Conscient de la gravité de sa maladie, il confie à Pauline un manuscrit racontant toute son histoire, son enfance, ses joies et ses drames, ses rapports avec Julia, l’orphelinat, et la naissance de John. Il y expose sa version des faits, notamment sur la question de savoir qui, entre Julia et lui, a réellement provoqué la rupture.

Pauline contacte Apple Corps pour s’assurer que John soit mis au courant de la situation. John, depuis New York, envoie des fleurs et téléphone à son père mourant. Il s’excuse d’avoir été distant, admettant, selon certains témoignages, qu’il n’avait jamais entendu la version d’Alf sur le déroulement des événements. Ces échanges tardifs signent une forme de réconciliation à distance, un apaisement, même s’il reste un goût d’inachevé.

Alfred Lennon meurt le 1er avril 1976, à 63 ans, dans sa demeure de Brighton. Ironiquement, ce décès survient quelques jours à peine après celui de Jim McCartney, le père de Paul. Deux piliers de la génération précédente des Beatles disparaissent presque simultanément. Dans les années qui suivent, Pauline publie un livre intitulé “Daddy, Come Home”, afin de révéler sa version de leur vie commune et les rares moments de rapprochement avec John. Elle s’est remariée par la suite, mais demeure un témoin privilégié de la fin de vie d’Alf.

Une trajectoire contrastée au carrefour de la légende des Beatles

Au-delà des anecdotes éparses, le parcours d’Alfred Lennon reflète la complexité des rapports entre John Lennon et son héritage familial. À plusieurs reprises, John déclarera avoir cru son père mort, tant il était absent de son enfance. Durant les premières années, c’est la figure de l’oncle George Smith et de la tante Mimi qui prédomine. Julia, la mère de John, occupe également une place déterminante dans son éveil musical, lui apprenant les rudiments du banjo. Dans ce tableau, Alf apparaît comme un fantôme surgissant au fil des rares permissions, puis disparaissant de nouveau dans l’anonymat.

Cette absence, souvent reprochée à Alf, n’est pas sans lien avec le contexte économique et social de l’époque. Être marin au long cours signifiait partir pendant des mois dans l’Atlantique ou en Méditerranée, sans possibilité de maintenir un contact régulier. Les courriers mettant parfois des semaines à parvenir à destination, un simple changement d’adresse suffisait à perdre de vue un être cher. De plus, Alf, connu pour son tempérament bohème, ne faisait pas grand-chose pour rassurer Julia ou sa famille. Son goût pour la fête, son refus de se plier aux codes de la respectabilité et son incapacité à garder un emploi fixe contribuèrent à le marginaliser.

Face à la notoriété sans précédent de son fils, Alf a cherché un temps la lumière, en espérant peut-être surfer sur la vague de la Beatlemania. L’échec de son single illustre la barrière invisible que John a érigée pour protéger sa vie privée. L’homme qu’il appelle “papa” n’a jamais vraiment joué le rôle d’un père traditionnel, ce qui laisse un vide affectif que John tentera de combler autrement, notamment dans la musique et l’expression artistique.

L’héritage posthume et la mémoire d’Alfred Lennon

Le souvenir d’Alf Lennon, s’il est resté discret comparé à celui de tante Mimi ou de Julia, figure tout de même dans certaines représentations de la jeunesse de John. Dans le film “Nowhere Boy” (2009), qui se concentre essentiellement sur la relation entre John, sa tante Mimi et sa mère Julia, Alf apparaît brièvement, interprété par l’acteur Colin Tierny. Le récit cinématographique met davantage l’accent sur le conflit entre la mère biologique et la tante tutrice, tant l’ombre d’Alf demeure lointaine.

D’un point de vue historique, pourtant, l’étude de la vie d’Alfred Lennon permet de mieux comprendre l’ADN social et familial de John Lennon. Le parcours de ce marin, joueur et insaisissable, tranche avec la volonté de Mimi de fournir à John un cadre bourgeois et bien tenu. On retrouve ici le reflet des tiraillements identitaires de John, partagé entre l’aspiration à une vie respectable que Mimi lui inculque et l’esprit bohème, rebelle et créatif, dont il hérite peut-être davantage de Julia et, dans une certaine mesure, d’Alf.

Aujourd’hui encore, les historiens des Beatles débattent de la portée qu’a pu avoir cette relation père-fils sur l’œuvre de Lennon. Certains voient dans l’abandon d’Alf un traumatisme fondateur : l’enfant privé de figure paternelle développerait un goût prononcé pour la rébellion et la provocation. D’autres estiment que l’absence prolongée du père a été largement compensée par l’affection qu’il recevait de l’oncle George et par la complicité intermittente qu’il partageait avec Julia. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que la construction de la personnalité de John, marquée par la perte et l’instabilité, se situe au carrefour d’une trajectoire familiale complexe où le père apparaît et disparaît à des moments-clés.

épilogue d’une vie tourmentée

Lorsqu’Alfred Lennon meurt en 1976, John Lennon est déjà à l’apogée de sa carrière, même si les Beatles se sont séparés depuis 1970. Il mène une existence largement médiatisée à New York avec Yoko Ono et milite pour la paix, tout en gérant ses conflits intérieurs. Le coup de téléphone d’adieu qu’il passe à son père marque un geste de réconciliation. Si l’on en croit certaines sources, John reconnaît alors qu’il n’avait jamais écouté son père raconter sa version des faits. Sans doute demeure-t-il des zones d’ombre, des questions jamais posées et des réponses inachevées.

En fin de compte, l’histoire d’Alf Lennon s’inscrit dans la grande fresque de Liverpool, cette ville portuaire qui a façonné tant d’ouvriers, de marins et de musiciens. On y retrouve la fièvre des embarquements et débarquements successifs, la pauvreté qui ronge les quartiers populaires, la solidarité souvent vacillante des familles, mais aussi l’humour, la débrouillardise et la résilience propres à la culture de cette cité.

Les pages que Pauline Lennon consacre à la fin de vie de son mari, dans “Daddy, Come Home”, témoignent d’un amour sincère, émaillé de difficultés matérielles. Le manuscrit qu’Alf lègue à John, dans l’espoir qu’il découvre un jour la vérité, illustre les regrets et l’espoir de se racheter aux yeux de celui qu’il n’a pas vu grandir. Dans ce document, il prétend que Julia a causé leur séparation, tandis qu’il n’a fait que suivre les hasards de la marine marchande, alliés à des choix parfois discutables.

Un visage méconnu de la saga Beatles

Pour les passionnés d’histoire du rock et des Fab Four, la figure d’Alfred Lennon demeure un repère secondaire, mais non dénué d’intérêt. Il est le miroir d’une époque où la misère côtoyait la fantaisie, où la paternité se heurtait aux réalités économiques, et où les identités familiales se définissaient souvent de façon chaotique. La trajectoire d’Alf n’est pas celle d’un mentor bienveillant ou d’un gestionnaire avisé ; elle ne ressemble pas à celle d’un héros tragique. Elle est simplement celle d’un individu balloté par les circonstances, amoureux de la musique, parfois excessif, souvent absent, qui finit par émerger quand son fils devient un phénomène mondial.

Pourtant, dans les recoins de cette existence mouvementée, on perçoit un lien paternel qui, malgré tout, a influencé John. Le musicien était fier d’avoir des ancêtres irlandais, d’être issu d’un milieu populaire, et de porter en lui une fantaisie innée, peut-être héritée de ce père excentrique. Loin de l’image d’épinal d’une famille unie et solidement établie, le clan Lennon se présente comme une nébuleuse où l’amour, l’abandon, la rêverie, le drame et l’humour se confondent.

En définitive, l’odyssée d’Alfred Lennon montre comment la construction d’un génie musical n’est jamais uniquement le fruit de l’harmonie familiale. Les épreuves, les failles, les non-dits et même les disparitions contribuent à forger le caractère de ceux qui en sont les héritiers. John Lennon, orphelin précoce d’une mère envolée et d’un père inconstant, a canalisé ce manque et cette peine dans des compositions qui ont su toucher l’âme de millions d’auditeurs. Ainsi, dans l’histoire encore inachevée des Beatles, l’héritage d’Alf Lennon subsiste à sa manière : un témoignage vivant des complexités familiales, des hasards de la marine marchande et de la force irrépressible d’un fils qui, parti de presque rien, a conquis le monde de la musique.

De cet héritage demeure l’image d’un père que l’on connaît peu, souvent réduit à un homme en retard dans la chronologie affective de John Lennon. Pourtant, derrière son chapeau melon jeté au lac pour impressionner Julia, derrière ses retours maladroits et son disque avorté, se dessine la figure d’un être sensible, rêvant d’une vie meilleure et d’un bonheur familial à laquelle il n’aura jamais réellement goûté. Sa relation avec John aura été faite de distances, d’espoirs, de maladresses, et finalement d’un dernier coup de téléphone chargé d’émotion. Une ultime poignée de mots, peut-être, pour refermer les plaies d’un passé où l’absence fut la règle et la réconciliation tardive, mais non moins sincère.


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