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La controverse ‘plus populaires que Jésus’ : Un tournant dans l’histoire des Beatles

Publié le 11 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En mars 1966, John Lennon déclenche une polémique en déclarant que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus ». Ce commentaire suscite une réaction violente aux États-Unis, où des manifestations, des autodafés de disques et des menaces de mort éclatent. Ce moment clé de la Beatlemania marque un tournant dans la relation des Beatles avec leur public et fait émerger des questions sur la place de la religion face à la célébrité et le rock. La controverse contribue à la fin des tournées du groupe.


Sommaire

  • Une réflexion sur la foi et la notoriété
  • Contexte : la série d’articles « How Does a Beatle Live? »
  • Diffusion aux états-Unis : la controverse éclate
  • La réaction d’Epstein et l’escalade médiatique
  • La tournée américaine de 1966 : sous haute tension
  • Les pressions et les incidents sur le terrain
  • La fin des concerts : un tournant pour les Beatles
  • Retentissement et héritage
  • Le meurtre de Lennon et l’invocation de la phrase controversée
  • Réactions tardives du Vatican et relectures historiques
  • Un épisode fondateur dans l’histoire du rock
  • Analyses ultérieures : la question « Plus populaires que Jésus »
  • Une controverse qui continue de fasciner
  • Les suites pour Lennon et le rôle de la religion
  • Les positions tardives de l’église et le regard d’aujourd’hui
  • L’ultime paradoxe

Une réflexion sur la foi et la notoriété

En mars 1966, John Lennon, l’un des membres les plus en vue des Beatles, prononce des mots qui vont marquer durablement l’histoire du rock et de la culture pop. Interviewé par la journaliste Maureen Cleave pour le journal londonien Evening Standard, il déclare que les Beatles sont devenus « plus populaires que Jésus ». Dans le contexte britannique, où l’église d’Angleterre se cherche alors une nouvelle légitimité, la remarque passe pratiquement inaperçue. Mais lorsque les propos sont repris aux états-Unis, quelques mois plus tard, l’indignation est telle qu’elle provoque des manifestations, des autodafés de disques, des menaces de mort, et un climat de tension autour de la tournée américaine des Beatles qui, épuisés, renonceront bientôt à se produire sur scène.

Aujourd’hui, cette controverse reste l’un des points clés de la Beatlemania, non seulement pour le choc qu’elle génère, mais aussi parce qu’elle interroge la place de la religion face à la célébrité. Certains y voient le symptôme d’une société occidentale en pleine mutation, où le rock supplante peu à peu des formes de religiosité traditionnelles. D’autres considèrent que la réaction américaine révèle les profondes fractures culturelles entre une Grande-Bretagne de plus en plus sécularisée et un Sud des états-Unis encore porté par la ferveur évangélique. Quoi qu’il en soit, les propos de Lennon et la réaction qu’ils suscitent dessinent un épisode trouble, au cœur de l’année 1966, marquant le début d’un changement radical dans le rapport des Beatles à leur public et, plus largement, dans l’histoire de la culture pop.

Contexte : la série d’articles « How Does a Beatle Live? »

En 1966, Maureen Cleave, journaliste au Evening Standard, lance une série intitulée « How Does a Beatle Live? » Elle souhaite brosser le portrait de chacun des quatre Beatles en les interviewant séparément, plutôt que comme un groupe soudé. Sa démarche se fonde sur un constat : depuis le début de la Beatlemania au Royaume-Uni, Cleave connaît bien les Beatles et veut explorer leurs modes de vie à un moment où ils ne sont plus seulement de jeunes musiciens, mais de véritables icônes.

Cleave interroge donc successivement John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr. Lennon, qu’elle visite dans sa luxueuse demeure de Kenwood (Weybridge), se montre particulièrement loquace. Il est alors dans une période de bouillonnement intellectuel : il lit beaucoup, collectionne des objets insolites (du costume de gorille à la croix grandeur nature), et réfléchit à la religion.

Selon Cleave, Lennon déclare que le christianisme est en déclin et que la popularité des Beatles surpasse désormais celle de Jésus-Christ. De son point de vue, la foi chrétienne va « disparaître et rétrécir », et la question devient : qu’est-ce qui s’effacera en premier, le rock ou le christianisme ? Lennon ajoute qu’il ne critique pas Jésus en tant que tel, mais plutôt l’interprétation qu’en font les disciples, qu’il juge « bornés et ordinaires ».

Ces propos apparaissent dans l’Evening Standard du 4 mars 1966, sans provoquer de tollé en Grande-Bretagne. Dans un pays où la pratique religieuse décline, où des publications comme le livre Honest to God (1963) du prélat John Robinson encouragent une remise en cause de la vision traditionnelle de Dieu, le point de vue de Lennon semble relever d’une simple opinion personnelle. Le climat culturel et religieux du Royaume-Uni est alors très différent de celui de certains états américains.

Diffusion aux états-Unis : la controverse éclate

Bien que Newsweek ou le New York Times Magazine évoquent vaguement ces remarques, ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’elles prennent une toute autre ampleur. En juillet 1966, Tony Barrow, attaché de presse des Beatles, propose aux rédacteurs de Datebook, un magazine américain, de republier les interviews de Cleave afin de montrer l’évolution intellectuelle des Beatles. Datebook se veut une publication libérale, abordant des sujets comme la légalisation de la marijuana ou la lutte contre les discriminations raciales.

Le 29 juillet, la revue sort un numéro (« Shout-Out ») dans lequel figurent les déclarations de Lennon et de McCartney. Sur la couverture de Datebook, on lit en gros titre un extrait des propos de Lennon : « Je ne sais pas qui disparaîtra le premier, le rock’n’roll ou le christianisme ! » Juste au-dessus, figure une citation de McCartney, issue de la même série d’articles, disant, dans son contexte, qu’il dénonce le racisme américain. Mais isolée ainsi, on pourrait croire qu’il prononce une insulte envers les Noirs, ce qui peut paraître tout aussi choquant. L’objectif éditorial de Datebook est clair : provoquer le débat.

Les conséquences sont immédiates. Dans le Sud des états-Unis, et plus précisément à Birmingham (Alabama), la station de radio WAQY déclare, dès le 29 juillet, qu’elle ne diffusera plus de morceaux des Beatles. Les animateurs Tommy Charles et Doug Layton, outrés, considèrent que la phrase de Lennon est irrespectueuse et sacriligue. Ils invitent leurs auditeurs à apporter leurs disques pour être détruits. L’enthousiasme est tel que des manifestations fleurissent un peu partout, au point que plus de 30 stations de radio emboîtent le pas et refusent de passer des morceaux des Beatles.

S’ensuit une série de « Beatles burnings », des autodafés publics de vinyles, souvent accompagnés de déclarations ou de slogans hostiles au groupe. Les images de ces bûchers de disques circulent dans la presse nationale et internationale. Pour beaucoup d’Américains évangéliques, les propos de Lennon confinent au blasphème. Ils suscitent ainsi la colère de certains mouvements religieux de droite, voire d’extrême droite.

La réaction d’Epstein et l’escalade médiatique

Brian Epstein, manager des Beatles, est d’abord sceptique : il minimise la portée de la polémique, affirmant que les gens doivent acheter les disques avant de les brûler, ce qui ne fait qu’augmenter les ventes. Très vite, il se rend compte de la gravité de la situation. Craignant pour la sécurité du groupe, il envisage même d’annuler la tournée américaine qui approche.

Le 4 août 1966, Epstein s’envole pour New York et tient une conférence de presse le lendemain, dans le but d’expliquer que les paroles de Lennon ont été mal interprétées, tronquées par Datebook. Il exprime des regrets au nom du groupe, en assurant que personne chez les Beatles n’a voulu offenser les croyants. Mais le climat est déjà trop tendu pour que cet acte suffise à éteindre l’incendie.

Le vent de fronde gagne d’autres pays. Au Mexique, certains secteurs ultra-catholiques se liguent contre les Beatles. En Espagne franquiste, la diffusion de leurs chansons à la radio est suspendue. En Afrique du Sud, pays où l’église réformée est puissante, la censure frappe également leurs disques. Dans le même temps, le Melody Maker au Royaume-Uni tourne la situation en dérision, reprochant à certains Américains le manque d’humour et l’incapacité à nuancer leurs propos.

La tournée américaine de 1966 : sous haute tension

Au moment où la tempête médiatique bat son plein, les Beatles doivent entamer, le 12 août, leur tournée américaine. Les dates sont censées promouvoir leur nouvel album, Revolver, sorti tout juste en août 1966. Or, ce dernier constitue pour les Beatles un pas décisif dans leur évolution musicale : plus psychédélique, plus expérimental, il s’agit d’une œuvre qu’ils considèrent comme la plus aboutie. Mais la controverse prend toute la place dans la presse, reléguant Revolver à l’arrière-plan.

Arrivés à Chicago, les Beatles tiennent une conférence de presse le 11 août à l’Astor Tower Hotel. Sous la pression de Brian Epstein, Lennon accepte de clarifier ses propos. En costume sombre, chemise sobre et cravate, il lit une sorte de mea culpa dans lequel il assure qu’il n’est ni anti-Dieu, ni anti-Christ, ni anti-religion. Il affirme également que s’il avait affirmé que la télévision était plus populaire que Jésus, personne n’y aurait vu un blasphème. Il explique qu’il parlait de la façon dont le rock, et plus précisément les Beatles, sont perçus, et non de sa propre prétention à se croire supérieur au Christ.

Les journalistes présents, dans l’ensemble, se montrent compréhensifs. Certains estiment que les états du Sud sont connus pour leur susceptibilité religieuse et que la phrase de Lennon est sortie de son contexte. D’autres soulignent qu’une tension gronde déjà dans l’opinion publique américaine, car l’actualité est marquée par la guerre du Viêtnam et par des mouvements de protestation pour les droits civiques.

Les pressions et les incidents sur le terrain

Malgré les excuses, l’animosité ne faiblit pas partout. Des affiches fleurissent, notamment dans le Sud, appelant à boycotter, voire à menacer les Beatles. Le Ku Klux Klan, présent dans plusieurs états, accroît la pression en appelant au piquet de protestation contre les concerts, dénonçant même les Beatles comme de dangereux « communistes » ou, au choix, des promoteurs de la cause afro-américaine.

Le groupe essuie des menaces téléphoniques. À Memphis, dans le Tennessee, la tension culmine : le conseil municipal, outré, envisage d’annuler le concert prévu au Mid-South Coliseum. Il juge que « les installations publiques ne doivent pas servir de tribune pour ridiculiser la religion de quiconque ». Finalement, la date est maintenue, mais dans une atmosphère si électrique que les Beatles craignent le pire.

Le 19 août, alors qu’ils se produisent en soirée, un pétard explose sur la scène, déclenchant chez eux la panique. Les Beatles, un court instant, croient à un coup de feu. Cet épisode renforce leur malaise : ils se sentent en danger, craignant de payer de leur vie un simple commentaire maladroit. Pendant ce temps, à l’extérieur, le Klan manifeste bruyamment.

En d’autres endroits, la réaction frôle parfois le grotesque : à Waycross, en Géorgie, la radio WAYX organise ce qu’elle appelle un « Beatle burning », invitant la population à venir jeter dans les flammes les disques et autres objets à l’effigie du groupe. À Charleston, en Caroline du Sud, un autre bûcher géant est annoncé, et la chaîne KLUE au Texas tente la même opération, mais est frappée par la foudre le lendemain, détruisant sa tour de transmission.

La fin des concerts : un tournant pour les Beatles

John Lennon, déjà peu enclin à la tournée après les critiques sur la qualité sonore de leurs spectacles (les hurlements du public couvrent fréquemment la musique), est particulièrement affecté par la tournure des événements. Son sentiment de culpabilité s’accompagne d’un sentiment d’incompréhension : comment a-t-il pu déclencher un tel ouragan pour avoir exprimé un point de vue qu’il juge pertinent ?

Le groupe dans son ensemble se sent lassé par la logique du show business. Les Beatles estiment que leurs travaux en studio – notamment les innovations sonores de Revolver – sont plus importants à développer qu’une succession de concerts dans des stades bruyants. La polémique « plus populaires que Jésus » et la peur qu’ils éprouvent durant la tournée 1966 confortent la décision collective de ne plus jamais repartir en tournée.

Le dernier concert américain a lieu à Candlestick Park, à San Francisco, le 29 août 1966. C’est l’ultime show public des Beatles (sauf un bref concert sur un toit londonien en janvier 1969, mais non destiné au public payant). Après cette date, ils se consacrent exclusivement à la création en studio.

Retentissement et héritage

Si, en mars 1966, le Royaume-Uni avait absorbé sans heurt la remarque de Lennon, la fureur américaine démontre les profondes divergences culturelles entre une Europe sécularisée et des régions conservatrices des états-Unis. Cette controverse, que l’on désigne couramment sous le nom de « ‘More popular than Jesus’ controversy » ou « ‘Jesus controversy’ », marque un tournant dans la carrière des Beatles. Non seulement elle précipite la fin de leurs tournées, mais elle place Lennon dans une position délicate face aux médias.

De nombreux analystes relèvent que la réaction américaine, largement médiatisée, permet à certains adversaires du groupe (exaspérés par leur style capillaire, leur proximité avec la musique noire, leurs positions parfois progressistes) de passer à l’attaque. Les disques brulés, les déclarations outragées et l’implication du Ku Klux Klan s’inscrivent dans un contexte plus vaste, celui des tensions raciales et de l’effervescence des années 1960.

De son côté, Lennon confesse, dans les années ultérieures, avoir toujours été fasciné par Jésus, et non l’inverse. Quelques mois après la controverse, il souhaite même mettre Jésus sur la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), idée abandonnée en raison du souvenir encore vif de la polémique. En 1969, il compose « The Ballad of John and Yoko », chantant des paroles telles que « Christ, you know it ain’t easy… », semant une fois de plus la discorde auprès de certains chrétiens conservateurs.

Plus tard, Lennon en vient parfois à se dire « réincarnation du Christ », dans une démarche mêlant provocation et quête spirituelle. Il expérimente diverses formes de religiosité, notamment les philosophies orientales, et maintient un discours souvent critique envers l’institution ecclésiale.

Le meurtre de Lennon et l’invocation de la phrase controversée

Le 8 décembre 1980, John Lennon est abattu à New York par Mark David Chapman, un fan déçu et sans équilibre psychologique. Dans un premier temps, la presse évoque l’idée que Chapman, chrétien fervent, a puisé ses motivations dans la célèbre phrase « plus populaires que Jésus », ajoutée au texte de « Imagine » qui propose de « rêver qu’il n’y ait pas de paradis ». Chapman, condamné, donne des témoignages contradictoires : il évoque parfois la phrase de Lennon comme l’un des éléments déclencheurs de sa rage, puis la dément comme motivation première.

Ce tragique événement ravive les débats : comment une simple déclaration, qu’il jugeait au départ anodine, a pu contribuer, deux décennies plus tard, à un climat de haine pouvant culminer en assassinat ?

Réactions tardives du Vatican et relectures historiques

En avril 2010, L’Osservatore Romano, le journal du Vatican, publie un article revenant sur l’album The Beatles (dit The White Album), et y intègre un commentaire sur le scandale de 1966. Il suggère que ces propos étaient la fanfaronnade d’un jeune homme, John Lennon, face à un succès inouï, et il dit pardonner ce faux pas. Mais, du côté des Beatles encore en vie, Ringo Starr rétorque que le Vatican a sûrement des sujets plus pressants à traiter que le pardon d’une phrase prononcée quarante ans plus tôt.

Les historiens du rock et les journalistes culturels, eux, s’attachent à replacer les propos de Lennon dans le contexte. Certains estiment qu’il soulignait simplement un fait sociologique : la laïcisation croissante en Europe, la massification de la culture pop, et l’aspiration de la jeunesse à d’autres formes de croyance ou de référence. Selon cette lecture, Lennon ne se prétendait pas supérieur à Jésus, mais énonçait une réalité observable : des foules immenses se pressaient pour les Beatles, alors que les églises perdaient du terrain.

D’autres insistent sur la maladresse de Lennon : en choisissant des mots forts comme « plus populaires que Jésus », il suscitait fatalement des sentiments d’hostilité dans une Amérique marquée par un fort conservatisme religieux, où la résonance médiatique serait énorme.

Un épisode fondateur dans l’histoire du rock

Le retentissement mondial de cette affaire contribue à forger l’image de John Lennon comme un artiste libre, voire irrévérencieux, plus enclin à dire ce qu’il pense qu’à ménager l’opinion. Certes, il fut contraint de présenter des excuses à Chicago pour calmer le jeu, mais l’idée-même de s’excuser le blessait. Selon plusieurs témoins, Lennon fondit en larmes avant la conférence de presse, redoutant que ses compagnons de route (McCartney, Harrison, Starr) et leur entourage ne soient victimes d’actes violents.

La portée de la controverse dépasse de loin l’anecdote : en effet, elle bouleverse le rapport qu’entretiennent les Beatles avec leur célébrité. Les quatre musiciens, las de jouer devant des foules hurlantes qui ne les écoutent pas vraiment, choisissent de faire de Revolver la porte d’entrée vers un univers plus élaboré, qu’on retrouvera dans Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), The Beatles (White Album, 1968) ou encore Abbey Road (1969).

Pour la presse rock, cet épisode marque également le début d’une musique pop plus analytique, où les interviews d’artistes peuvent comporter une part de critique sociale ou religieuse. Selon le critique David Fricke, la démarche de Datebook – qui publie un article sur des sujets brûlants comme l’égalité raciale et la drogue – ouvre la voie à la revue Crawdaddy!, fondée la même année, et au journalisme rock d’investigation.

Analyses ultérieures : la question « Plus populaires que Jésus »

Les polémiques autour de l’assertion que la culture pop puisse surpasser la religion se sont reproduites. Au fil des décennies, certains artistes ont clamé qu’ils étaient « plus grands que Dieu » ou que leur groupe valait mieux que ce qu’on pouvait trouver dans l’évangile. Néanmoins, l’époque a changé : ce qui provoquait un tollé général dans la presse américaine des années 1960 ne suscite plus nécessairement le même écho.

Dans les années 1990, Noel Gallagher, du groupe Oasis, déclare être « plus grand que Dieu ». L’impact est quasi nul. De même, Melanie C (Spice Girls) réagit en ironisant qu’elles sont « plus grandes que Bouddha ». À ce moment, la société occidentale est largement sécularisée. L’offense religieuse n’y a plus la même implication profonde, même si elle peut encore soulever des controverses ponctuelles.

D’un point de vue historique, on peut s’interroger sur la part de vérité du propos de Lennon. était-il exagéré de constater que les adolescents, à l’époque, se passionnaient davantage pour les Beatles que pour la messe du dimanche ? Divers chercheurs soulignent que la pratique religieuse a notablement décliné en Europe au cours des années 1960, et qu’aux états-Unis aussi, malgré la force du protestantisme évangélique, de nombreux jeunes se détournent de la religion institutionnelle pour embrasser des valeurs plus libertaires. On peut y voir la confirmation d’un basculement culturel majeur.

Une controverse qui continue de fasciner

La fameuse phrase « Plus populaires que Jésus » reste associée à Lennon dans l’inconscient collectif. Certains ouvrages de sociologie de la religion la citent comme exemple de la sécularisation galopante de l’époque, tandis que des fanatiques fondamentalistes chrétiens, dans la lignée de David A. Noebel, y voient la preuve de l’orgueil blasphématoire de Lennon.

Les photographies des autodafés, en particulier celle prise à Waycross (Géorgie), montrant un enfant déposant l’album Meet the Beatles! dans un brasier, deviennent des images emblématiques de l’opposition au rock. Cette hostilité plus large envers la pop music vient de divers groupes de la Bible Belt, offensés aussi bien par la drogue, les mœurs ou la supposée irresponsabilité véhiculée par ces artistes.

Plus tard, le film satirique All You Need Is Cash (1978), qui met en scène le groupe parodique The Rutles, tourne la scène en dérision : le personnage calqué sur Lennon prétend avoir dit « Bigger than Rod », visant Rod Stewart au lieu de Jésus.

Les suites pour Lennon et le rôle de la religion

Après 1966, Lennon, échaudé, ne reprendra plus la route pour de longues tournées, ni avec les Beatles ni en solo. De 1967 à 1969, il s’engage publiquement dans des causes pacifistes, notamment via ses Bed-Ins pour la paix avec Yoko Ono. Ses déclarations sur la religion demeurent ambivalentes : ainsi, il parle parfois de Jésus comme d’un homme qu’il admire, mais déclare dans certaines chansons ne croire ni en la Bible, ni en le Christ, ni en Bouddha.

En 1980, Lennon est assassiné à New York par Mark David Chapman, un ancien fan chrétien troublé, qui estime avoir été personnellement offensé par les textes de Lennon (notamment dans « Imagine ») et par cette phrase jugée blasphématoire. Chapman finira par nier que la déclaration « plus populaire que Jésus » fût la seule motivation de son geste, mais admettra qu’elle compte parmi les éléments qui l’ont profondément déstabilisé.

Les positions tardives de l’église et le regard d’aujourd’hui

En 2010, le journal du Vatican, L’Osservatore Romano, revient sur l’affaire, qualifiant la phrase de Lennon de pure vantardise d’un jeune Anglais grisé par la réussite. De son côté, Ringo Starr, ancien batteur des Beatles, réagit en disant que l’église a sûrement des sujets plus importants à traiter.

Le temps a atténué la violence de la polémique et offert un regard plus nuancé. La sortie de Lennon, replacée dans son contexte, n’est plus vue comme une attaque directe contre le Christ, mais plutôt comme un témoignage de la manière dont la société était en train de se transformer, sous l’effet de la culture pop. Les historiens et critiques s’accordent à dire que cette crise de 1966 scelle la fin de l’innocence pour les Beatles : leur proximité avec leur public en pâtit, leurs concerts deviennent un terrain d’insécurité, et leur évolution musicale s’oriente vers la production en studio, loin des foules.

L’ultime paradoxe

Cet épisode jette aussi une lumière crue sur le statut d’icône que les Beatles ont atteint. Lennon ne parlait pas de sa propre gloire, mais décrivait le phénomène social d’une génération portée par le rock. Les réactions confuses, les menaces de mort, les bûchers de disques et la condamnation par certaines autorités religieuses semblent valider, de manière paradoxale, la place immense qu’occupaient les Beatles dans la culture de l’époque.

En fin de compte, l’expression « plus populaires que Jésus » cristallise la tension entre, d’une part, un univers jeune, libertaire et désireux d’en finir avec les carcans traditionnels, et, d’autre part, une Amérique conservatrice refusant qu’on égratigne la figure du Christ. La suite de l’histoire montre que la foi chrétienne ne s’est pas éteinte, mais a largement évolué, tandis que le rock, loin de se dissiper, a continué son ascension, se diversifiant toujours plus.

John Lennon, quant à lui, est resté comme le symbole d’une parole libérée, capable de heurter et de fasciner. La phrase aurait pu passer inaperçue ; elle est devenue un séisme parce qu’elle touchait un nerf sensible. Cinquante ans après, on continue d’analyser ce moment charnière où le plus grand groupe de pop music de l’histoire s’est retrouvé au cœur d’un conflit religieux et culturel.

Aujourd’hui, cette controverse demeure un témoignage éclatant de la force du rock, de son emprise sur la jeunesse, et de l’importance du contexte socio-religieux dans la réception des paroles d’un artiste. Les Beatles, quasi intouchables au Royaume-Uni, ont découvert aux états-Unis la rigueur d’un certain fondamentalisme. Entre la ferveur délirante de leurs fans et la vindicte féroce de leurs détracteurs, ils ont pris conscience que leur popularité dépassait l’entendement, au point de se comparer symboliquement (mais maladroitement) à l’une des figures centrales de la civilisation occidentale.

Au-delà des conséquences pratiques, – annulations de concerts, craintes pour leur sécurité, fin des tournées – la séquence de l’été 1966 est sans doute l’un des épisodes les plus significatifs de la Beatlemania. Elle révèle combien l’art, la religion et la société peuvent entrer en collision, emportant au passage la légèreté d’un groupe qui, jusqu’alors, avait su conquérir le monde par la simple magie de ses mélodies.


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