Quatrième de couverture :
Franck et Lise avaient décidé de passer l’été au calme, dans une maison perdue dans le Lot. Ils ignoraient qu’elle avait abrité un dompteur allemand et ses fauves pendant la Première Guerre mondiale, et qu’une bête, entre chien et loup, les y attendait. Franck croyait encore que la nature n’avait plus rien de sauvage ; il pensait que les guerres du passé, où les hommes s’entretuaient, avaient cédé la place à des guerres plus insidieuses, moins meurtrières.
Ça, c’était en arrivant.
Serge Joncour déterre un passé peuplé de bêtes et anéanti par la guerre, comme pour mieux éclairer notre monde contemporain où la sauvagerie est toujours prête à surgir au cœur de nos existences civilisées, tel un chien-loup.
Voici le troisième titre de mon abonnement à la librairie Au Temps Lire et voilà encore une découverte bien intéressante, car je ne connaissais Serge Joncour que de nom.
D’un chapitre à l’autre, nous passons de 1914-1915 à août 2017, un mois de vacances que Lise (surtout elle) et Franck ont décidé de passer dans une maison sur le Causse vert dans le Lot, une maison isolée, sans confort, où on ne capte pas le wifi, et entourée de collines boisées où bruissent les animaux sauvages. Cette maison a été occupée par un dompteur de fauves allemand qui avait demandé refuge avec ses animaux de cirque au maire d’Orcières, village vidé ou presque de ses hommes en août 1914. Pendant que les femmes s’échinent aux récoltes et aux divers travaux des champs, peinant et même se culpabilisant de remplacer les hommes dont elles n’ont au départ aucune nouvelle, Wolfgang installe ses bêtes du mieux qu’il peut et se débrouille pour leur trouver à manger, car un fauve affamé est potentiellement plus dangereux que nature. Mais l’angoisse, la fatigue, le manque, la guerre lointaine et les rugissements fous des lions affolent les villageois et alimentent de folles rumeurs. C’est Joséphine, la femme du médecin et première veuve d’Orcières, qui osera rencontrer et vérifier comment vit là-haut le dompteur, qui ne la laisse pas indifférente. En 2017, Franck, producteur de cinéma « traditionnel », se fait tant bien que mal à la vie « sauvage » et noue un lien particulier avec un chien (un chien-loup ?) vagabond. Quand il redescend en ville, incapable de rester déconnecté trop longtemps, il est harcelé par ses deux associés, jeunes loups aux dents longues, contre qui il va mettre au point un plan pour se protéger de leurs ambitions qu’il juge irréalistes.
Ce va-et-vient entre 1914-1915 et 2017 dynamise le roman, entraînant le lecteur dans un suspense haletant et quelque peu angoissant, car on comprend très vite que l’ancien village d’Orcières a disparu, mais on ne sait trop comment, que la maison au-dessus du causse traîne une réputation négative, et on se sent étouffé par la chaleur de l’été et la luxuriance de la végétation qui cache un secret lié au passé. Les thèmes se multiplient dans ce roman mené de main de maître : la vie d’un village du Sud pendant la première guerre, la place des femmes, la chair (notamment manger de la viande ou pas), les corps (ceux des hommes devenus chair à canon, ceux des femmes qui subissent le manque), la nature sauvage (celle qui reprend ses droits quand les hommes sont partis, celle qu’un couple de Parisiens doit apprivoiser, celle des fauves dans leurs cages, celle du chien-loup), le lien entre homme et animal, et les métaphores ne manquent pas non plus, rappelant le célèbre aphorisme latin « L’homme est un loup pour l’homme ». Jusqu’au final tant attendu où on saura enfin ce qu’est devenu le village pendant la guerre et le sort qui attend Franck et ses associés. Un final qui conclut habilement toutes les promesses de ce beau roman !
« En fin de compte, de ces loups, on en avait besoin, ne serait-ce que pour entretenir la peur, et ça c’était bien le signe que ça n’en serait jamais fini des loups, et si par chance un jour il n’y avait plus de guerre, en supposant de faire cet énorme effort d’imagination, des loups il en faudrait toujours, quitte à en réinventer ou à les faire revenir, car l’homme porte en lui le besoin de se savoir des ennemis et d’identifier ses peurs, ne serait-ce que pour fédérer les troupes. »
« Le chien se posta en dehors de la cage, haletant et tendu, il jeta un oeil à Franck qui finissait de descendre, attendant un ordre. Mais lequel devait le donner à l’autre, Franck ou le chien ? Lequel des deux devait prendre le dessus, la part du loup en l’homme, ou la part de l’homme en ce chien ? »
« Mais en son for intérieur quelque chose différenciait Alpha de ce loup dont il était en partie constitué, c’était ce besoin de s’associer à l’homme, de s’en remettre à un être qu’il s’agirait moins de servir que d’épauler, et dont en échange il retirerait une forme d’assurance, celle d’un abri, d’un bol toujours rempli d’eau fraîche, et d’une complicité pas trop loin de l’amitié. »
« Depuis neuf mois les femmes portaient le monde. C’est tout le règne du vivant qu’elles portaient sur leurs épaules, tandis que les hommes ferraillaient avec la peur et la mort, des hommes raffermis par l’honneur, les vins de troupe et la trouille, et qui mouraient par légions entières. »
« D’abord les hommes, puis les brebis, tous ces êtres avalés par la nuit, c’était le signe que le monde les abandonnait. Ces hommes, elles se sentaient non seulement fautives de continuer à vivre sans eux, mais bien plus encore de parfois penser à la chair, de penser à la chair sans vraiment penser à eux. Tout cela c’était la faute au désir qui la nuit leur parcourait le corps, c’était la faute au péché de ressentir l’envie au plus profond de soi, au point de se frotter le ventre contre les draps. Petit à petit, la conviction les gagna qu’elles vivaient dans la faute sans plus le moindre assentiment de dieu. Cette fièvre qui leur cuisait le sang, ce désir qui leur électrisait le corps, c’était autant de poison qui leur captait le bas-ventre. Pourtant toutes ces heures passées au labour, ces étreintes avec l’araire, les seins plaqués sur les mancherons en fer, toute cette énergie les abreuvaient d’une fatigue pareille à l’amour. Chaque soir elle arrêtaient le travail comme si elles ressortaient des bras d’un amant total. Seulement, si ces séances-là compensaient l’étreinte, elles ne comblaient en rien le manque de caresse. »
Serge JONCOUR, Chien-Loup, J’ai lu, 2019 (Flammarion, 2018)
