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« Home » de Toni Morrison

Par Etcetera
Home Toni Morrison

Depuis de nombreuses années j’avais envie de découvrir la plume de Toni Morrison (1931-2019), la célèbre romancière américaine, Prix Nobel de littérature en 1993. « Home » faisait d’ailleurs partie de ma pile à lire depuis au moins cinq ans. Mais j’attendais le moment propice et il est enfin arrivé, cette année, à la faveur d’une période de calme.
Je souhaitais découvrir cette écrivaine importante avec un autre livre que le très fameux « Beloved » (1987) – celui-ci me faisant un peu peur par ses thèmes violents.
Ceci dit, « Home » est également un roman dur, où la guerre et les scènes brutales ne manquent pas non plus… mais nettement plus court : 150 pages au lieu de 450.

Cette lecture rentre dans le cadre du défi « Un classique par mois » organisé par Etienne Ruhaud du blog Page Paysage, où il s’agit de découvrir chaque mois un auteur classique qu’on n’a encore jamais lu.
Ce mois-ci, après Soljenitsyne, j’aurai donc participé deux fois à ce défi, devenu de ce fait « Deux classiques par mois »…

Note pratique sur le livre

Editeur : Christian Bourgois
Année de publication : 2012
Nombre de pages : 151

Résumé de l’histoire

L’histoire se passe dans les années 50. Frank Money est un jeune afro-américain qui revient aux Etats-Unis après avoir combattu lors de la guerre de Corée. Il en est revenu profondément traumatisé, ayant eu plusieurs amis tués au combat, et ayant assisté à des scènes terribles. Le but de Frank est de retourner dans sa ville d’origine, Lotus, en Géorgie, au sud des Etats-Unis, où il espère retrouver sa petite sœur Cee, qu’il affectionne tout particulièrement et qu’il a toujours protégée. Une bonne partie du roman raconte le voyage de Frank, du nord au sud des Etats-Unis, les rencontres qu’il fait, les problèmes ou les aides qu’on lui apporte en chemin. Parallèlement, nous voyons aussi la vie de Cee : elle a trouvé un emploi bien rémunéré chez un médecin blanc, mais les pratiques de celui-ci semblent entourées de mystères.

Mon Avis

C’est une histoire prenante, qui n’est pas sans rappeler l’Odyssée d’Homère, dans ses grandes lignes. Comme Ulysse, Frank Money revient de la guerre et il a vu mourir bon nombre de ses compagnons au combat. Comme Ulysse, il fait un périple durant lequel il croise des hommes ou des femmes qui tantôt l’aident et tantôt le retardent, ou même le mettent en danger. Comme Ulysse, Frank veut retourner dans sa petite ville d’origine, son Ithaque, renommée Lotus pour l’occasion. Il désire retrouver sa Pénélope, celle qu’il aime par dessus tout – non pas sa femme mais sa sœur, Cee, qu’il va finir par sauver in extremis de griffes malfaisantes.
Tout comme Pénélope, Cee se livre à des travaux d’aiguille – non pas à du tissage mais à la couture d’une courtepointe.
Je n’ai plus suffisamment en tête tout le détail des épisodes de l’Odyssée mais je suis certaine que d’autres parallèles peuvent se faire.
J’ai trouvé intéressant que Toni Morrison veuille adapter ce mythe grec antique, fondateur de la culture occidentale, à l’histoire afro-américaine, pour en donner une version réactualisée, revivifiée.
L’écriture de T. Morrison m’a semblé fascinante par sa concision et ses ellipses : elle ne nous explique jamais aucune situation mais elle nous immerge directement dans l’action ou dans les pensées des personnages. Elle ne nous dit, par exemple, jamais si tel ou tel personnage est blanc ou noir – mais nous le comprenons chaque fois très vite, par d’infimes détails ou par les interdits qui peuvent parfois les frapper, dans cette Amérique des années 50 encore marquée par une forte ségrégation. Des allusions au Ku-Klux-Klan sont aussi présentes, de temps à autres, sans le nommer explicitement, par la seule évocation laconique de « cagoules blanches », et le lecteur est saisi d’effroi.
Bien que plusieurs scènes soient dures, voire terribles, le lecteur ressent tout de même une certaine empathie pour Frank : les traumatismes qu’il a subis – non seulement à la guerre mais depuis son enfance – peuvent expliquer sa violence. Par ailleurs, cet amour indéfectible qu’il porte à sa sœur et son désir de la sauver, apportent au roman une touche d’espérance et de chaleur.
Un très beau livre ! Une grande force d’évocation pour une période de l’histoire américaine particulièrement rude !

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Un extrait page 89
Lotus, Géorgie, est le pire endroit du monde, pire que n’importe quel champ de bataille. Au moins, sur le champ de bataille, il y a un but, de l’excitation, de l’audace et une chance de gagner en même temps que plusieurs chances de perdre. La mort est une chose sûre, mais la vie est tout aussi certaine. Le problème, c’est qu’on ne peut pas savoir à l’avance.
À Lotus, vous saviez bel et bien à l’avance puisqu’il n’y avait pas d’avenir, rien que de longues heures passées à tuer le temps. Il n’y avait pas d’autre but que de respirer, rien à gagner et, à part la mort silencieuse de quelqu’un d’autre, rien à quoi survivre ni qui vaille la peine qu’on y survive. Sans mes deux amis, j’aurais étouffé vers l’âge de douze ans. C’étaient eux, en plus de ma petite sœur, qui maintenaient à l’arrière-plan l’indifférence des parents et la haine des grands-parents. Personne à Lotus ne savait rien ni ne voulait rien apprendre. Pour sûr, Lotus ne ressemblait à aucun endroit où vous voudriez être. Peut-être une centaine d’habitants qui vivaient dans environ cinquante maisons branlantes disséminées ici et là. Rien à faire à part des travaux abrutissants dans des champs que vous ne possédiez pas, ne pouviez pas posséder et ne voudriez pas posséder si vous aviez un autre choix. Ma famille était satisfaite ou peut-être simplement désespérée pour vivre comme ça. Je comprends. Après avoir été chassée d’une ville, toute autre ville qui offrait la sécurité et le calme d’une nuit de sommeil ininterrompu sans carabine pointée sur la figure au réveil était plus que suffisante. Mais elle était bien moins que suffisante pour moi. Vous n’avez jamais vécu là-bas, donc vous ne pouvez pas savoir comment c’était. N’importe quel gosse intelligent deviendrait fou. Est-ce que j’étais censé me satisfaire de quelques minutes de sexe sans amour, une fois de temps en temps ? Peut-être d’un délit, prémédité ou accidentel ? Est-ce que les billes, la pêche, le base-ball et la chasse au lapin pouvaient être des raisons de sortir de son lit le matin ? Vous savez bien que non.

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