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Clapton, le seul guitariste que tous les Beatles ont adoré

Publié le 15 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Dans l’histoire du rock, les débats sur le plus grand guitariste de tous les temps ne manquent pas. Les noms de Chuck Berry, Jimi Hendrix, Jeff Beck ou Keith Richards surgissent immanquablement, et chacun a son favori. Pourtant, il existe un nom qui, fait rarissime, met John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr d’accord : Eric Clapton. Parmi la constellation d’influences qui a nourri The Beatles, aucun guitariste extérieur au groupe n’a suscité un consensus aussi net et durable. De la séance décisive de « While My Guitar Gently Weeps » à des collaborations ultérieures avec chacun des Fab Four, l’ombre de Clapton traverse la saga du groupe et éclaire sa fin tumultueuse.

Cette unanimité n’a rien d’anodin. The Beatles furent, au fil des années, une forteresse créative jalouse de son intimité. Leur cercle d’invités en studio se compte sur les doigts d’une main. Qu’un « étranger » vienne non seulement s’asseoir à leur table, mais y signer l’un des solos les plus chargés d’émotion de la discographie, relève de l’exception absolue. Et si les Beatles se disputaient tout – sons, méthodes, directions artistiques, ordre des chansons sur un album –, ils s’accordaient sur une chose : Eric Clapton était « vraiment bon ». L’expression paraît modeste, presque britannique, mais dans la bouche de Paul McCartney, elle sonne comme un sceau d’excellence.

Ce dossier retrace, pour la communauté francophone des passionnés, la place singulière de Clapton dans l’univers des Beatles : comment il y est entré, ce qu’il y a changé, et pourquoi, plus d’un demi-siècle plus tard, l’éloge des quatre continue de résonner. De George Harrison à John Lennon, des sessions de la fin des années 1960 jusqu’aux hommages du début du XXIᵉ siècle, se dessine une histoire faite de fraternité musicale, d’admiration technique, et d’une sensibilité commune au service des chansons.

Sommaire

  • Le contexte : des Beatles élevés au son des grands guitaristes
  • George Harrison et Eric Clapton : l’amitié, la confiance et « While My Guitar Gently Weeps »
  • John Lennon : l’épreuve des « Get Back sessions » et l’idée Clapton
  • Paul McCartney : « vraiment bon », le compliment à l’anglaise
  • Ringo Starr : connivences de studio et fidélités au long cours
  • L’équation Clapton : pourquoi lui, et pas un autre ?
  • Frères d’armes : Harrison et Clapton, de « Badge » au Bangladesh
  • Lennon et Clapton : le tranchant et la nervosité
  • Paul et Eric : regards de musiciens sur le même horizon
  • Ringo et Eric : le groove et la voix claire des toms
  • Esthétique du son : ce que Clapton apporte au lexique Beatles
  • Un invité rare dans un club fermé
  • Au-delà du mythe : ce que les Beatles entendaient vraiment
  • La place de George Harrison : un « lead » sous-estimé qui choisit l’autre
  • Clapton après les Beatles : continuités et passerelles
  • Technique et sensibilité : anatomie d’un « vraiment bon »
  • Une étoile dans le ciel des Beatles, pas un soleil écrasant
  • L’admiration partagée : quatre voix, une conclusion
  • Héritages croisés : ce que Clapton a appris des Beatles, ce que les Beatles ont gagné d’Eric
  • La scène, ce tribunal bienveillant
  • Une leçon pour les guitaristes : servir, c’est régner
  • Un sceau d’authenticité

Le contexte : des Beatles élevés au son des grands guitaristes

Les Beatles naissent dans une Angleterre abreuvée de rhythm and blues et de rock américain. Chuck Berry est l’un des premiers modèles : guitares incisives, riffs mémorables, sens mélodique implacable. Leur reprise de « Roll Over Beethoven » sur With The Beatles en est la trace la plus visible, mais l’empreinte de Berry court partout dans leurs premiers enregistrements, jusque dans la façon d’attaquer la rythmique. Les guitares sont l’armature de ce groupe à deux compositeurs-chanteurs dominants, et George Harrison, qu’on a trop vite résumé au « gentil » Beatle, affine patiemment un style tout en justesse, en voicings inattendus et en lignes limpides.

À mesure que les années avancent, l’horizon s’élargit : Keith Richards et les Stones prennent une direction plus rugueuse, Jeff Beck expérimente d’autres couleurs, Jimi Hendrix révolutionne la palette sonore. Mais alors que la fin des années 1960 approche, un guitariste s’impose au premier plan : celui qu’on surnomme déjà « God » dans certains quartiers de Londres, Eric Clapton. Passé par les Yardbirds, métamorphosé au sein de Cream, il développe un toucher singulier, une saturation épaisse mais lisible, et un vibrato au chant bouleversant. Son phrasé blues tranche et caresse tout à la fois.

George Harrison et Eric Clapton : l’amitié, la confiance et « While My Guitar Gently Weeps »

Si l’admiration des Beatles pour Clapton est collective, c’est George Harrison qui en est l’artisan le plus actif. Les deux se croisent dans les années 1966-1968, se lient d’amitié et partagent des heures de guitare, de conversation et de musique. Harrison n’est pas un démonstrateur : il choisit ses notes avec parcimonie, joue pour la chanson avant tout. Mais il sait reconnaître chez Clapton ce qu’il ne pratique pas lui-même : l’éloquence d’un lead lyrique, le pouvoir dramatique d’un solo qui monte, serpente, retombe, et raconte autre chose que la grille.

C’est Harrison qui, un jour des sessions de l’« Album blanc » en 1968, fait venir Clapton aux studios. La chanson est prête : « While My Guitar Gently Weeps », méditation mélancolique sur la fatalité, le regretd’une société qui passe à côté de l’amour, et la douleur de voir la beauté ignorée. Le geste est audacieux. Les Beatles n’ouvrent jamais la porte en studio, ou presque. Harrison le sait ; il pèse sa décision et revendique son choix. Il ira jusqu’à dire, des années plus tard, que son ego préférait entendre Eric jouer sur sa propre chanson.

La magie opère. Clapton ne surcharge pas la piste. Il s’invite à l’intérieur de la mélodie, s’y plie, la prolonge. Son son – souvent décrit comme un mélange de Gibson Les Paul et de Leslie qui tourbillonne – est à la fois charnel et vaporeux. Le solo, loin d’une démonstration de force, pleure littéralement. La guitare, promise par le titre à la lamentation, tient parole. Résultat : un moment de grâce qui a marqué l’ADN de la chanson au point de devenir indissociable de sa mémoire collective. C’est l’une des rares fois où un invité s’approprie ainsi une part centrale de l’âme d’une pièce des Beatles sans en dénaturer l’esprit.

Ce jour-là, Harrison et Clapton scellent plus qu’une collaboration : ils valident une complémentarité. L’un écrit et structure, l’autre exprime la tension intérieure. Les deux dialoguent à hauteur de chanson. Et la porte discrètement entrouverte des studios d’Abbey Road ne se rouvrira plus beaucoup pour d’autres.

John Lennon : l’épreuve des « Get Back sessions » et l’idée Clapton

L’admiration de John Lennon pour Clapton n’est pas seulement verbale ; elle se traduit en décisions. En janvier 1969, au moment où les Beatles entament ce qui deviendra les sessions Get Back – plus tard rétitrées Let It Be –, le groupe traverse une période d’usure. Tensions, divergences artistiques, fatigue de l’enregistrement filmé, malentendus : tout concourt à la fragilité. George Harrison quitte temporairement le groupe pendant quelques jours. Dans cette parenthèse de crise, Lennon se montre pragmatique : il évoque l’idée de faire appel à Eric Clapton pour tenir la guitare si George ne revient pas. La phrase est restée : s’il ne revient pas d’ici quelques jours, « on demande à Eric Clapton de jouer », et on continue comme si de rien n’était.

La proposition choque certains, en scandalise d’autres, mais elle dit tout de l’estime de Lennon pour Clapton : remplacer Harrison est impensable sur le fond, mais si quelqu’un peut physiquement assurer la guitare et s’insérer dans leur langage, c’est Eric. Cette hypothèse ne se concrétise pas – George revient, la vie du groupe reprend son cours vers sa séparation – mais le simple fait d’avoir été envisagée souligne l’aura du guitariste.

Quelques mois plus tard, la connivence Lennon/Clapton s’illustre sur scène : au Toronto Rock and Roll Revival de septembre 1969, John monte sur scène avec le Plastic Ono Band. À la guitare, Clapton délivre un jeu tranchant et fiable qui soutient la nervosité électrique de Lennon. Là encore, la confiance est totale : Lennon sait qu’avec Eric, la colonne vertébrale guitaristique tiendra, quelles que soient les secousses.

Paul McCartney : « vraiment bon », le compliment à l’anglaise

Au fil des décennies, Paul McCartney a souvent été interrogé sur ses guitaristes préférés. Il n’a jamais caché son admiration pour Jimi Hendrix, particulièrement pour la liberté, l’inventivité et le panache sur scène. Mais lorsqu’il parle d’Eric Clapton, McCartney choisit une formule qui, sous sa modestie, dit tout : « vraiment bon ». On pourrait croire à un maigre éloge ; c’est, au contraire, la marque d’un respect constant. McCartney mesure ce qui rend Clapton indispensable : une intonation juste, une capacité à raconter en quelques mesures l’émotion de toute une chanson, et une fidélité au blues qui n’empêche jamais l’élargissement des couleurs harmoniques.

Il faut se souvenir que McCartney lui-même est un multi-instrumentiste de haut niveau. À la guitare, il sait jouer des parties rythmiques chirurgicales, il peut aussi assurer des solos mémorables – pensons à la Fender Esquire qui hurle sur « Taxman » ou à sa ligne de guitare sur « Good Morning Good Morning ». Quand il salue le jeu de Clapton, ce n’est pas un compliment d’un profane : c’est la reconnaissance d’un pair qui sait ce que coûte la perfection d’un bend, la respiration d’une phrase, l’équilibre entre intensité et retenue.

Ringo Starr : connivences de studio et fidélités au long cours

Le batteur des Beatles, Ringo Starr, a lui aussi multiplié les signes d’estime envers Clapton. Leur collaboration la plus visible dans la mémoire récente des fans remonte au début des années 2000, lorsque Ringo convie Eric sur l’un de ses projets solo et, plus largement, lorsqu’ils se retrouvent sur scène ou en studio autour d’hommages. La voix unique de la batterie de Ringo – groove souple, sens du placement, refus de l’esbroufe – se marie à merveille avec le jeu mélodique de Clapton. Chez l’un comme chez l’autre, la chanson passe avant la démonstration.

Cette affinité s’inscrit dans la durée. Clapton fait partie des musiciens vers lesquels Ringo se tourne volontiers quand il s’agit d’insuffler crédibilité et chaleur à un ensemble. Là encore, la fraternité musicale n’a rien de cosmétique : elle prolonge l’intuition des années 1960, quand Eric a su entrer dans l’écosystème Beatles sans chercher à le dominer.

L’équation Clapton : pourquoi lui, et pas un autre ?

La question se pose : pourquoi Eric Clapton, plus que d’autres guitar heroes, a-t-il trouvé une place si naturelle dans l’univers des Beatles ? On peut avancer plusieurs raisons.

D’abord, Clapton est un narrateur. Même à l’époque de Cream, où la virtuosité plus musclée pouvait voler la vedette, il organisait ses solos comme des petites histoires : exposition, tension, résolution. Cette façon de construire un discours rejoint la logique Beatles de la chanson : un propos, une direction, un arc émotionnel. Quand Harrison l’invite sur « While My Guitar Gently Weeps », il ne lui demande pas de faire du Clapton démonstratif, mais du Clapton conteur. C’est exactement ce qu’on entend : une voix qui parle à côté de la voix de George, et qui en prolonge les contours.

Ensuite, Clapton possède un toucher. Cette « main » qui fait qu’un même instrument, un même ampli, un même réglage, sonnent autrement sous ses doigts. Les Beatles ont toujours été sensibles au grain – de la Rickenbacker douillette des débuts à la Gretsch ciselée, jusqu’aux volumes plus gras de l’« Album blanc ». Clapton apporte un grain immédiatement identifiable : le sustain qui chante, le vibrato serré, le bend juste. La guitare de « While My Guitar » ne s’impose pas comme une étrangère ; elle s’insinue dans l’air du temps de 1968, et le reformule.

Enfin, Eric partage avec les Beatles une culture de l’atelier sonore. Les expérimentations en studio ne le déroutent pas. Au contraire, il sait s’y adapter. Il ne sacralise pas un son unique ; il cherche l’adéquation entre le timbre et l’humeur du morceau. Là encore, l’intelligence musicale rapproche les partis : la technique est un moyen, jamais un but.

Frères d’armes : Harrison et Clapton, de « Badge » au Bangladesh

L’histoire Harrison/Clapton dépasse la seule journée d’Abbey Road. Ils écrivent ensemble « Badge », titre affiché au répertoire de Cream mais marqué par la plume de George, crédité sous pseudonyme à l’époque. Le morceau synthétise ce que leurs deux mondes ont en commun : un sens aigu du riff qui s’imprime aussitôt, une élégance harmonique qui évite la lourdeur, une coda qui s’ouvre comme une fenêtre.

En 1971, lorsque George Harrison organise le Concert for Bangladesh, Clapton répond présent malgré des soucis personnels et physiques. Sa présence aux côtés de Harrison a valeur de serment d’amitié : l’un sait que l’autre viendra quand il le faudra. La guitare d’Eric confère à l’événement une autorité sonore et un relief supplémentaires, tout en laissant la primauté au sens et à la cause du concert. Là encore, la chanson, la finalité, l’intention passent avant les egos.

Les années suivantes verront d’autres convergences : des tournées où Harrison s’appuie sur l’orchestre de Clapton, des participations croisées, des hommages multiples. Au-delà des aléas privés – dont on connaît la légende dans les biographies, notamment autour de Pattie Boyd –, la musique demeure leur terrain de respect réciproque.

Lennon et Clapton : le tranchant et la nervosité

Revenir au Toronto Rock and Roll Revival permet de mesurer l’adaptabilité de Clapton. Le Plastic Ono Band n’est pas une machine huilée : c’est un geste brut, une explosion de rock minimaliste et tendu. Clapton y apporte une stabilité et un tranchant qui mettent en valeur la rudesse de la voix de Lennon. L’alliance fonctionne parce que chacun sait où se placer : Lennon occupe l’avant-scène du cri et de la vérité crue, Clapton sculpte des contours qui empêchent l’ensemble de se dissoudre.

Cette collaboration ponctuelle n’en dit pas moins long sur la confiance que Lennon accorde à Clapton. On ne confie pas une scène à n’importe qui lorsqu’on est un Beatle en train de se réinventer. Il faut une main sûre, une oreille attentive, et la capacité de soutenir sans étouffer. Clapton coche ces cases.

Paul et Eric : regards de musiciens sur le même horizon

S’il est acquis que McCartney demeure ébloui par Hendrix, c’est avec une constance sereine qu’il cite Clapton parmi ceux qui, à ses yeux, incarnent le jeu juste. Loin des surenchères, McCartney loue chez Eric une rectitude musicale. Le terme peut surprendre ; il n’a rien de froid. Il désigne plutôt une probité : ne pas s’égarer loin de la chanson, ne pas faire de la virtuosité un spectacle en soi, chercher la note qui sera la vignette émotionnelle du couplet.

Ce regard de compositeur que porte Paul sur Eric compte double. Il sait ce que la guitare peut faire gagner et perdre à une chanson. Quand il dit « vraiment bon », c’est aussi une manière de dire : « voilà un guitariste qui sert la musique ». Chez les Beatles, où chaque partie est pensée, discutée, pesée, un guitariste qui sait s’inscrire dans un tableau sans le déborder est précieux.

Ringo et Eric : le groove et la voix claire des toms

On a parfois réduit la batterie de Ringo à sa simplicité. C’est méconnaître le sens du placement, la couleur de son jeu sur tom et caisse claire, et la subtilité de ses contretemps. Clapton, qui a travaillé avec des batteurs aux profils très différents – de Ginger Baker à d’autres compagnons – sait ce qu’il doit à un batteur qui respire avec le chanteur. Dans les rencontres entre Ringo et Eric, on entend cette respiration : la guitare peut s’étirer, descendre de demi-tons avec délicatesse, sans jamais écraser le tempo.

Cette chimie s’explique par un rapport commun au temps musical. Ni l’un ni l’autre ne louche vers le métronome comme vers un dictateur. Ils parlent la même langue : celle d’un groove qui vit, qui accepte de fléchir pour mieux rebondir. Les chansons y gagnent une humanité que la pure virtuosité technique ignore parfois.

Esthétique du son : ce que Clapton apporte au lexique Beatles

Si l’on s’attarde un instant sur le son de Clapton, on voit pourquoi il séduit les Beatles. D’abord, le sustain. La note tient. Elle vibre longtemps, convoquant une mélancolie propre au blues mais adaptable à des contextes variés. Ensuite, le vibrato : ni trop large, ni trop serré, placé au bon moment, c’est sa signature vocale. Enfin, le choix des registres : Clapton n’a jamais confondu « fort » et « expressif ». Il sait baisser le volume pour mieux rehausser un instant plus tard.

Dans « While My Guitar Gently Weeps », ces qualités se télescopent : le grain crémeux dessine une ligne qui épouse l’harmonie de Harrison sans lui faire de l’ombre. On a souvent insisté sur le caractère émotif du solo. C’est juste. Mais l’émotion vient aussi d’une discipline : des phrases courtes, respirées, une progression qui soutient la dramaturgie du texte, une conclusion qui ne cherche pas l’applaudissement, mais l’évidence.

Un invité rare dans un club fermé

On l’a dit : les Beatles n’invitaient presque jamais d’intervenants extérieurs sur leurs enregistrements. Cette rareté confère à la venue de Clapton une portée symbolique considérable. C’est un signe envoyé par les quatre : au-delà de leurs ego, de leurs méthodes, de leurs doutes, ils reconnaissent dans un pair le talent qu’ils respectent au point de l’intégrer à l’un de leurs joyaux. À l’heure où chacun revendique son territoire instrumental, accepter une voix supplémentaire exige une confiance totale.

Cette confiance ne s’est jamais démentie par la suite. Même lorsque le groupe a pris des directions séparées, l’estime collective pour Clapton est restée stable. On ne trouve pas trace d’amertume, de jalousie, de sous-entendus piquants. Au contraire, chaque Beatle a, à sa manière, entériné l’idée que Clapton appartenait à ce panthéon personnel qu’ils partageaient.

Au-delà du mythe : ce que les Beatles entendaient vraiment

Il est tentant, avec le recul, d’ériger Clapton en icône pure et de se contenter du diadème « guitar hero ». Ce serait méconnaître ce que les Beatles entendaient, eux, dans son jeu. Ils n’étaient pas fascinés par la vitesse pour elle-même, ni par l’arsenal technologique. Ils étaient sensibles à la cohérence : une oreille qui écoute la voix, une main qui respecte le couplet, un solo qui déploie l’émotion sans l’écraser. En somme, ils reconnaissaient chez Clapton une éthique du service de la chanson.

On peut l’illustrer par une idée simple : si l’on soustrait le solo de « While My Guitar Gently Weeps », la chanson tient ; si on le réinsère, elle prend feu de l’intérieur. C’est le rôle idéal d’une guitare solo chez les Beatles : exalter sans détourner.

La place de George Harrison : un « lead » sous-estimé qui choisit l’autre

Il faut aussi dire un mot du courage de George Harrison. Être le guitariste officiel des Beatles, c’est porter une charge de représentation. Laisser un autre guitariste jouer sur sa chanson, c’est poser un acte artistique rare. Harrison ne manquait ni de chops ni d’idées ; il savait, au contraire, concilier la justesse des voicings, la clarté de l’attaque et une invention mélodique devenue sa marque. Mais il avait aussi l’intelligence de mesurer que, pour cette chanson, la voix de la guitare d’Eric serait la bonne.

Ce geste résume à lui seul ce qui fait la grandeur des Beatles lorsqu’ils sont à leur apogée : la primauté de la chanson sur l’ego, le choix d’une couleur au service d’un texte, et la certitude que la musique tranchera mieux que n’importe quelle discussion.

Clapton après les Beatles : continuités et passerelles

Après la séparation des Beatles, Clapton n’a jamais cessé de croiser la route des quatre. Avec Harrison, l’histoire a continué, des scènes partagées aux hommages rendus, notamment lorsque la communauté musicale s’est réunie pour célébrer la mémoire de George. Avec Ringo, d’autres séances et apparitions ont jalonné les années. Avec McCartney, l’estime mutuelle a nourri des moments d’échanges musicaux et des salutations à distance. Et avec Lennon, le chapitre Toronto demeure une balise à part : la rencontre de deux radicalités – l’une dans la voix, l’autre dans la guitare – au service d’une urgence artistique.

Ce réseau de liens dit quelque chose de Clapton : il est de ces musiciens qui traversent les époques, qui savent entrer dans des univers forts sans les défigurer, qui acceptent d’être tour à tour premier rôle et acteur de soutien.

Technique et sensibilité : anatomie d’un « vraiment bon »

Qu’appelle-t-on « vraiment bon » lorsqu’on parle d’Eric Clapton ? Voici, à titre de portrait, quelques traits que les Beatles ont nécessairement entendus.

Il y a, d’abord, le vibrato. Un vibrato tenu, équilibré, qui prolonge la note sans l’agiter inutilement. C’est un outil vocal, presque lyrique. Il y a, ensuite, la gestion de la dynamique : Clapton sait descendre pour remonter au moment voulu. Cette architecture empêche la lassitude et garde l’oreille en alerte. Enfin, il y a le rapport au temps : ses phrasés s’asynchronisent parfois délicatement du tempo pour créer ce tiret d’émotion qui fait croire que la guitare respire.

Les Beatles, qui ont grandi au rythme du rhythm and blues, ne pouvaient qu’être sensibles à cette respiration. Elle rejoint leur propre science du placement vocal, de la backbeat, des accents inattendus. Quand Clapton joue, il parle la langue des chansons qui les ont formés.

Une étoile dans le ciel des Beatles, pas un soleil écrasant

Il est important d’insister : Clapton n’a jamais été, pour les Beatles, un modèle écrasant qui aurait relégué Harrison dans l’ombre. Au contraire, sa présence a révélé la force de George comme auteur et comme architecte d’atmosphères. « While My Guitar Gently Weeps » n’est pas un triomphe de la guitare sur la chanson : c’est une fusion exemplaire. Le solo d’Eric est, pour ainsi dire, l’âme instrumentale d’un texte murmuré par George. Sans l’un, l’autre perd une part de son épaisseur.

Dans ce miroir, Harrison apparaît pleinement : l’artiste qui sait choisir le timbre approprié, l’ami qui sait faire entrer un pair dans un territoire jalousement gardé, le guitariste qui, loin de l’exhibition, compose des lignes que l’on peut chanter autant que jouer.

L’admiration partagée : quatre voix, une conclusion

Lorsque l’on additionne les gestes et les mots des quatre Beatles au sujet d’Eric Clapton, une image se dégage. Harrison l’invite au cœur d’une chanson capitale et accepte joyeusement que sa voix de guitariste en devienne la signature. Lennon l’envisage comme un remplaçant possible en période de crise, signe d’une confiance extrême. McCartney le range parmi les références intangibles par ce jugement à la fois sobre et total, « vraiment bon ». Ringo le choisit comme partenaire fiable, dont la guitare se marie à la batterie comme une respiration commune. On chercherait en vain un autre guitariste extérieur au groupe qui cumule ces quatre suffrages.

Ce consensus ne tient pas qu’à la cote de popularité d’Eric Clapton. Il tient à sa nature de musicien. Il a su montrer à des moments critiques – en studio, en scène, en hommage – que son jeu pouvait élever une chanson sans l’occuper tout entier. C’est un art rare, et c’est bien ce qu’honoraient les Beatles dans leurs mots comme dans leurs actes.

Héritages croisés : ce que Clapton a appris des Beatles, ce que les Beatles ont gagné d’Eric

On pourrait croire l’influence à sens uniqueClapton entrant dans la galaxie Beatles –, mais l’histoire suggère des échanges plus subtils. Eric a, au contact de cet environnement, renforcé encore sa discipline mélodique. À l’inverse, les Beatles, par la présence d’Eric, ont assumé avec plus d’évidence l’expression blues comme un vecteur de gravité et de langueur. Le pont n’a pas été seulement humain ; il fut esthétique.

Cet héritage reste audible quand on écoute des enregistrements ultérieurs des uns et des autres. Ici, une façon de laisser respirer un couplet avant le pont ; là, une ligne plus vocale dans une guitare lead ; ailleurs, une retenue à l’instant où l’on attendrait l’explosion. Ce sont des capillarités discrètes, mais réelles, qui font la texture de la grande histoire du rock.

La scène, ce tribunal bienveillant

La scène est l’endroit où les jugements théoriques se confirment ou s’effondrent. Dans les rencontres public/privé entre Clapton et les Beatles ou leurs membres en solo, ce qui frappe, c’est la facilité avec laquelle Eric s’ajuste. Il ne cherche pas à réécrire le style de l’autre ; il s’y insère avec une humilité efficace. Dans les concerts-hommages, il retrouve cette place de passeur : rendre justice au répertoire sans le muséifier, lui rendre sa chaleur sans l’enliser.

Les Beatles, gens d’exigence féroce, ne s’y sont pas trompés. Ils savent ce que vaut un musicien qui soutient un ensemble au lieu de le dévorer. Ils savent aussi combien la simple justesse – être au bon endroit, au bon moment, avec la bonne note – est la chose la plus difficile qui soit.

Une leçon pour les guitaristes : servir, c’est régner

À travers le cas Clapton, les Beatles livrent, sans le vouloir, une leçon aux guitaristes de toutes générations. La virtuosité n’est pas l’ennemie de la chanson, à condition de savoir lui obéir. Un solo peut être inoubliable sans être une cascade. La beauté d’une guitare lead tient moins à la quantité de notes qu’à leur nécessité.

Clapton, tel que le voient les Beatles, est l’artisan de cette nécessité. C’est pourquoi Harrison ne se sent pas diminué en lui confiant la voix de sa guitare le temps d’un morceau. C’est pourquoi Lennon le voit comme une solution crédible à une crise urgente. C’est pourquoi McCartney le salue d’un sobriquet qui, derrière la litote, contient l’absolu. C’est pourquoi Ringo l’accueille comme un compagnon de groove.

Un sceau d’authenticité

Il existe des admirations passagères, nourries de modes ou de coups d’éclat. Et puis, il y a des jugements qui durent, parce qu’ils s’appuient sur des évidences musicales. L’admiration unanime des Beatles pour Eric Clapton appartient à cette seconde catégorie. Elle n’est pas un slogan collé à l’histoire après coup ; elle est inscrite dans les faits : une invitation en studio au moment précis où l’on n’invite personne, une idée de remplacement lors d’une crise qui menace l’unité du groupe, des mots qui, chez les Beatles, n’étaient jamais gratuits.

Qu’on les lise ou qu’on les écoute, les Beatles ne distribuent pas les lauriers pour faire plaisir. S’ils ont, tous les quatre, convergé vers Clapton, c’est qu’ils ont entendu dans sa guitare une vérité qui leur ressemble : la musique avant tout, la chanson avant la prestation, l’émotion avant l’attirail. On comprend alors que l’expression « vraiment bon », posée d’une voix calme, ait valeur de décret. Dans la langue Beatles, c’est un superlatif.

Au bout du compte, c’est sans doute le plus bel hommage qu’un guitariste puisse recevoir : être, pour les quatre membres des Beatles, celui dont la présence s’impose comme évidence. Eric Clapton, le guitariste que chaque Beatle a aimé, a reçu ce sceau. Et parce que les chansons ont la mémoire plus longue que les polémiques, la guitare qui pleure doucement continue, aujourd’hui encore, de chanter le même accord : celui d’une admiration partagée, simple, indiscutable, authentique.


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