Bien avant d’embraser le monde, Paul McCartney et George Harrison ne sont encore, à l’été 1958, que deux adolescents de Liverpool habités par une même obsession : la musique. Ils n’ont pas de contrat, pas de manager, pas de nom de groupe appelé à entrer dans l’histoire. Ils ont des guitares, des chansons plein la tête et ce goût de l’aventure qui saisit souvent les jeunes musiciens. L’idée, aussi simple que romantique, s’impose : prendre la route en auto‑stop pour quitter les docks, franchir la frontière du pays de Galles et atteindre une petite ville au nom chantant, Harlech.
De la Merseyside trépignante à la côte de Gwynedd, l’itinéraire a tout d’un pari. Les poches sont presque vides, les esprits pleins d’airs américains et de mélodies britanniques. L’Europe qu’ils parcourront plus tard à coups de concerts marathons n’est encore qu’un horizon vague. New York, l’Ed Sullivan Show ou Shea Stadium ne sont même pas des rêves formulés. Ce qui les guide, ce jour d’août, c’est un panneau routier et un refrain immortel, “Men of Harlech”, entendu dans la culture populaire et associé à l’imaginaire gallois.
Ils ont dix‑sept et quinze ans, deux âges où l’on croit que tout est possible et où l’on n’a pas encore mesuré les contours de la célébrité. McCartney, déjà gaucher sur son instrument, et Harrison, passionné de guitare, voudraient simplement voir autre chose que les rues de leur ville natale. Ils glissent leurs effets personnels dans un sac, prennent leurs guitares et lèvent le pouce. Leurs premières étapes suivent la colonne vertébrale routière qui relie Liverpool au nord du pays de Galles. À chaque arrêt, la même interrogation amusée des conducteurs : où vont-ils, ces deux gamins avec des guitares ? La réponse tient en un mot qui résonne comme une chanson : Harlech.
Sommaire
- “Men of Harlech” : une mélodie qui ouvre la route
- 150 kilomètres d’insouciance et de guitare
- Harlech : une ville entre mer et légende
- Le café au jukebox : un camp de base improvisé
- La tente, l’averse, puis la maison Brierley
- Les Vikings au Queen’s Hotel : une scène, des guitares, et un soir de liberté
“Men of Harlech” : une mélodie qui ouvre la route
L’attraction du nom n’est pas un hasard. “Men of Harlech”, chant patriotique et populaire, accompagne depuis des générations l’imaginaire gallois. Sa mélodie ancienne, dont les premières publications remontent à la fin du XVIIIᵉ siècle, se prête à de multiples versions. Elle est devenue un air régimentaire, un hymne de marche, un motif entendu dans le cinéma et les stades. Pour des adolescents baignés dans la culture musicale britannique, ce titre évoque à lui seul l’appel de la mer, la noblesse d’un château médiéval tourné vers l’Atlantique et la promesse d’un ailleurs.
Le lien entre la chanson et la ville de Harlech dépasse l’anecdote. Il renvoie aux sièges historiques du château, aux résistances héroïques et aux mythes nationaux. L’air a été réécrit, arrangé, traduit, et demeure l’un des motifs gallois les plus reconnaissables. Qu’ils l’aient fredonné sur le bord de la route ou seulement évoqué en voyant le panneau, McCartney et Harrison trouvent dans ce refrain une sorte de boussole culturelle. Harlech, ce n’est pas seulement un point sur une carte ; c’est un nom qui chante.
150 kilomètres d’insouciance et de guitare
Leur périple, d’environ 150 kilomètres depuis Liverpool jusqu’à Harlech, est une succession de trajets courts, de pick‑ups improvisés et de haltes où les guitares sortent parfois de leurs housses. L’auto‑stop est alors un mode de déplacement familier des étudiants et des musiciens fauchés. À deux, la route paraît plus sûre et les kilomètres moins longs. Paul et George échangent des blagues, des riffs, quelques chansons de skiffle. Ils se rêvent un soir derrière un micro, mais leur horizon immédiat, c’est cette pointe de Gwynedd où la montagne se jette dans la mer d’Irlande.
Le contraste avec Hambourg quelques années plus tard sera saisissant. À Harlech, rien des lumières criardes ou des nuits électriques. Pas de clubs enfumés qui ferment à l’aube, pas de cachets gagnés à l’arraché. Il n’existe que l’air salin, la rumeur du vent et les dunes qui prolongent une plage presque infinie. Les deux garçons n’ont pas conscience qu’ils approchent d’un décor qui deviendra, au fil des décennies, un chapitre souvent conté de la mythologie beatlesienne. Ils cherchent un coin où poser une tente, un café où écouter un jukebox, des gens avec qui jouer de la musique.
Harlech : une ville entre mer et légende
Harlech, petite bourgade blottie entre la chaîne de Snowdonia et la mer, a cette atmosphère singulière de bout du monde. Les rues y sont étroites, les enseignes modestes, la vie bilingue tant le gallois demeure présent au quotidien. Au cœur de la ville se dresse Harlech Castle, forteresse médiévale érigée à la fin du XIIIᵉ siècle. Sa silhouette concentrique, accrochée à un éperon rocheux, domine la côte et surveille l’horizon. Du haut des remparts, le regard porte loin, par‑delà les herbes hautes qui bordent le sable. La vue, d’une pureté saisissante, dit quelque chose du temps long et explique à elle seule pourquoi tant d’artistes ont fixé la ruine sur leurs toiles et leurs plaques photographiques.
La ville est un condensé de folklore welsh et de quotidien. On y parle de pêche et de pluie, de famille et de football, de chants qu’on entonne en chœur le soir. La plage de Harlech, immense ruban de sable doré, s’étire sous des vents souvent puissants. Les pubs y gardent la chaleur du bois, les cafés l’odeur de thé. Arriver là, quand on a quitté Liverpool à la force du pouce, c’est comme déboucher, après une montée, sur un belvédère inattendu.
Le café au jukebox : un camp de base improvisé
Leur premier repère sera un café tenu par des gens aimables et doté d’un jukebox qui deviendra, selon les mots que Paul McCartney utilisera plus tard, leur maison. Les pièces y font tourner Elvis Presley, Buddy Holly, Little Richard et quelques succès britanniques. Les deux adolescents, qui aiment autant harmoniser que tester des riff s, s’y installent, observent les habitués, parlent aux serveuses et aux touristes de passage. Ils ne se présentent pas comme les prophètes d’une révolution à venir. Ils sont Paul et George, deux types du nord de l’Angleterre qui jouent de la guitare.
C’est là qu’ils croisent John Brierley, jeune musicien local, curieux de ces deux Liverpudliens. La rencontre est spontanée. Les guitares rapprochent partout, plus encore dans une petite ville où l’on connaît le moindre batteur et où l’on sait qui possède un piano dans le salon. La conversation s’engage, les affinités se confirment, et très vite la question de l’hébergement devient concrète.
La tente, l’averse, puis la maison Brierley
McCartney et Harrison ont apporté une tente simple qu’ils montent à proximité de la maison familiale des Brierley. Mais le temps gallois, changeant et généreux en averses, décide de l’issue. Une pluie diluvienne noie la toile et trempe les duvets. La mère de John, Irene Brierley, refuse que ces deux garçons restent dehors et les invite à dormir à l’intérieur. L’hospitalité galloise n’est pas une légende, et la semaine se réorganise aussitôt : couchage “tête‑bêche” sur un lit de rechange, repas chauds, et, surtout, un piano dans la pièce du bas, voisin d’un petit billard où l’on s’exerce entre deux morceaux.
Les journées s’égrènent au rythme d’une vie de famille que les deux Liverpudliens adoptent avec gratitude. Paul joue au snooker, George gratte des accords et tout le monde écoute des disques. Il y a, dit‑on, un exemplaire précieux des premiers enregistrements d’Elvis. McCartney, attentif comme toujours, essaie de décortiquer des ponts instrumentaux, de comprendre comment se structure un solo de piano, de ressentir la manière dont une mélodie américaine peut s’insinuer dans l’oreille d’un adolescent britannique et l’y installer pour toujours.
Dans ce foyer au bord de la mer, l’amitié naît tout naturellement. John Brierley prête une guitare, observe la posture gaucher de Paul, et l’on joue jusqu’à la nuit. George vérifie l’action des cordes, Paul chante. On rigole, on apprend, on imite, on invente. L’expérience est à la fois ordinaire et fondatrice : elle ne produit pas un tube, elle façonne une mémoire et un imaginaire.
Les Vikings au Queen’s Hotel : une scène, des guitares, et un soir de liberté
La ville a son bar, son hôtel où l’on joue parfois en public. Au Queen’s Hotel, un groupe local de skiffle se produit à l’occasion : The Vikings. La formation réunit des guitares, une tea‑chest bass, un snare et de la bonne humeur. Comme dans beaucoup de villes britanniques à la fin des années 1950, le skiffle est la porte d’entrée vers le rock’n’roll. Les deux visiteurs de Liverpool assistent à une prestation.
Ce soir‑là, la camaraderie et l’enthousiasme font le reste. On s’échange des instruments, on laisse aux deux garçons la place de jouer un ou deux morceaux, on rit du trac et de la joie simple d’être sur scène. McCartney et Harrison s’installent quelques minutes avec The Vikings. Les guitares rencontrent d’autres guitares, les voix se mêlent, et les habitués applaudissent. Pour Paul, le souvenir gardé est celui d’une soirée bien arrosée et d’un moment éphémère, presque anonyme, comme si l’histoire leur avait accordé une répétition générale avant le grand show.
Ce bain de scène a toutefois une valeur. Il confirme ce que les deux adolescents ressentent déjà : ils sont à l’aise avec un public, même lorsqu’il s’agit d’une salle modeste au bord de la mer, et l’interaction avec d’autres musiciens les stimule. Ils n’ont pas de répertoire abouti à défendre, pas de matériel sophistiqué. Ils ont ce que la musique exige au départ : des oreilles, du rythme, un charisme en matur
