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Lennon et Harrison réunis : le concert oublié de Noël 1969

Publié le 15 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Le 15 décembre 1969, au Lyceum Ballroom de Londres, un concert de bienfaisance au profit de l’UNICEF réunit, presque par surprise, une constellation de musiciens dont les noms suffisent à raconter toute une époque. L’événement, intitulé « Peace For Christmas » — parfois évoqué sous la formule « Peace & Love For Christmas » — aligne sur scène un Plastic Ono Band élargi à l’extrême, avec John Lennon, Yoko Ono, George Harrison, Eric Clapton, Delaney & Bonnie, Billy Preston, Klaus Voormann, Bobby Keys, Jim Price, Alan White et Jim Gordon, flanqués d’une apparition aussi brève que mémorable de Keith Moon. Cette soirée, trop souvent reléguée aux notes de bas de page de la grande histoire, concentre pourtant une série de « premières » et de « dernières » qui en font un repère essentiel dans la trajectoire des Beatles et de leurs proches. Elle constitue notamment la dernière apparition scénique de John Lennon au Royaume-Uni, et la première performance programmée réunissant Lennon et George Harrison depuis le concert d’adieu des Beatles au Candlestick Park de San Francisco, le 29 août 1966. À elle seule, cette réunion justifie l’attention minutieuse que les amateurs accordent aujourd’hui à ce concert.

À l’époque, l’UNICEF annonce la participation du Plastic Ono Band avant même que Lennon et Ono n’en aient formellement convenu, mais le couple y voit rapidement une tribune idéale pour prolonger sa campagne en faveur de la paix, entre happenings, interventions médiatiques et slogans devenus iconiques. Le Lyceum se transforme alors en scène-manifeste, lieu d’un ballet improvisé où la musique, la politique et l’art conceptuel se mêlent sans cesse.

Sommaire

  • Le contexte : 1969, l’année-charnière
  • Le décor : un manifeste visuel, « War Is Over »
  • La « super-formation » : un Plastic Ono Band sous stéroïdes
  • Deux titres, des durées folles : « Cold Turkey » et « Don’t Worry Kyoko »
  • L’addition Delaney & Bonnie : une galaxie en orbite
  • Keith Moon : une apparition, un mythe
  • John, Yoko et l’art du « coup » médiatique
  • Un public partagé, une salle conquise
  • Le mixage, l’édition et l’album « Some Time in New York City »
  • Lennon et Harrison : l’exception qui confirme la fin d’un monde
  • Emperor Rosko, maître de cérémonie et tempo médiatique
  • Un prix modique, un plateau hétéroclite : Noël en musique
  • Toronto en amont, New York en aval : la diagonale Plastic Ono
  • La technique au service de l’instant : Geoff Emerick et l’art d’attraper la foudre
  • Ce que dit la musique : minimalisme, souffle et chair
  • Dernière scène britannique de John Lennon : une sortie par le feu
  • George Harrison : l’homme discret qui change tout
  • Billy Preston, l’ange gardien de la cohésion
  • L’instant Yoko : au-delà du chant
  • Le Lyceum filmé, le Lyceum raconté
  • De l’événement à la légende : pourquoi le Lyceum « compte »
  • Après le Lyceum : traces et héritages
  • Réécouter, revoir, relire : comment revenir au Lyceum
  • Conclusion : une nuit, des mythes, un message

Le contexte : 1969, l’année-charnière

Pour saisir la portée de cette nuit londonienne, il faut revenir sur la vitesse vertigineuse des événements en 1969. Les Beatles vacillent ; les sessions houleuses de Get Back — bientôt remontées et retitrées Let It Be — ont mis à nu des tensions que personne ne peut plus ignorer. John Lennon a déjà, à plusieurs reprises, revendiqué son autonomie artistique : single solo, performances éclairs, Plastic Ono Band au Toronto Rock and Roll Revival en septembre 1969, où, avec Eric Clapton, Klaus Voormann et Alan White, il retrouve la scène en dehors de la forteresse Beatles. Le Lyceum est la continuation directe de cet élan, mais avec une dimension européenne et une valeur symbolique britannique : Lennon revient jouer « chez lui », pour la dernière fois, face à un public chauffé par un plateau varié où figurent, entre autres, The Young Rascals, Desmond Dekker & The Aces, Blue Mink ou encore Black Velvet, entrecoupés d’intermèdes menés par le disc-jockey de BBC Radio 1, Emperor Rosko. L’affiche annonce une veillée festive où la pop, la soul et le rock se côtoient, et où le Plastic Ono Band apparaît comme le clou du spectacle, même si l’annonce de sa venue a tout du coup de théâtre.

Au soir du 15 décembre, la configuration du groupe confirme ce que laissait présager Toronto : Clapton reprend la guitare, Voormann tient la basse, Alan White la batterie. Mais Clapton débarque au Lyceum entouré de presque toute la troupe de Delaney & Bonnie and Friends — une tournée à laquelle participe alors, incognito, George Harrison. D’un point de vue strictement beatlien, le choc est de taille : Lennon et Harrison, côte à côte, pour la première fois sur une scène depuis 1966, à l’issue d’une décennie où la scène Beatles s’était tue après l’ouragan de 1964-1966. On ne pouvait imaginer meilleur révélateur de la transition entre l’utopie collective des Beatles et la mosaïque d’alliances qui marquera les années 1970.

Le décor : un manifeste visuel, « War Is Over »

Le Lyceum n’accueille pas qu’un concert : il expose un slogan. En arrière-plan, une immense banderole « War Is Over » proclame la détermination de John et Yoko à articuler la musique et l’action. Cette esthétique de l’affiche s’inscrit dans la campagne mondiale lancée précisément à la mi-décembre 1969, quand des panneaux et posters s’affichent dans une douzaine de villes sur plusieurs continents avec le message « WAR IS OVER! IF YOU WANT IT. Happy Christmas from John & Yoko ». À Londres comme ailleurs, le dispositif réunit propagande pacifiste et pop culture, philosophie participative et sens du slogan. Que cette banderole domine la scène du Lyceum n’a rien d’un gadget : c’est un signe adressé au monde depuis un carrefour symbolique — Londres, Noël, la charité, l’UNICEF — où le rock s’autorise à parler directement de politique en mobilisant son capital médiatique.

La « super-formation » : un Plastic Ono Band sous stéroïdes

La distribution de la soirée est stupéfiante. Aux côtés du noyau Lennon-Ono-Clapton-Voormann-White, s’ajoutent George Harrison, Delaney & Bonnie Bramlett, Billy Preston à l’orgue, Bobby Keys au saxophone, Jim Price à la trompette, et un second batteur, Jim Gordon. Keith Moon, batteur volcanique des Who, fait irruption sur scène un moment et martèle un tom-tom de White avec son énergie anarchique. Larry « Legs » Smith des Bonzo Dog Band et Dino Danelli des Rascals sont là, dans les coulisses, témoins amusés d’un barnum dont la souplesse d’organisation tient autant de la jam que du concert planifié. John lui-même parlera de « Plastic Ono Supergroup » pour décrire ce monstre à têtes multiples qui occupe la scène du Lyceum.

Les guitaristes se partagent les textures : Lennon joue tranchant, Clapton navigue entre le blues et la sustentation lyrique, Harrison se glisse dans les interstices avec cette économie de notes si caractéristique, préférant le jeu d’ensemble au solo flamboyant. Un détail fascine les iconographes : Clapton manie, ce soir-là, « Rocky », la Fender Stratocaster psychédélique de George. La présence de Billy Preston arrondit le spectre, ses nappes Hammond apportant la chaleur soul qui solidarise guitares et cuivres. Au fond, Alan White et Jim Gordon forment une section rythmique binaire et nerveuse, faite pour tenir des grooves extensifs. C’est cette architecture — guitares multiples, orgue fédérateur, cuivres offensifs, double batterie — qui permet de tirer les morceaux vers la transe, notamment quand Yoko Ono pousse la musique vers l’expérimental, entre cri, glossolalie et théâtre physique.

Deux titres, des durées folles : « Cold Turkey » et « Don’t Worry Kyoko »

Le programme du Plastic Ono Band au Lyceum tient en deux pièces : le 45 tours du moment de Lennon, « Cold Turkey », et la face B associée, « Don’t Worry Kyoko (Mummy’s Only Looking For Her Hand In The Snow) ». Sur le papier, on parle de chansons minimalistes, à trois accords et un riff. Sur scène, on assiste à deux explorations étirées jusqu’au bord de la rupture. Lennon présente « Cold Turkey » sobrement, en rappelant que c’est « une chanson sur la douleur » ; le titre grimpe, nerveux, syncopé, serré autour d’un motif qui ouvre la voie à des interventions abrasives de Clapton. Yoko Ono commence dissimulée dans un sac blanc posé au pied de Lennon, comme à Toronto, avant de se dresser au milieu de « Don’t Worry Kyoko » pour haranguer la salle. Cette seconde pièce — drone, répétition, variations de densitédéborde littéralement : environ quarante minutes lors de la performance, dont près de seize seulement paraîtront par la suite. Geoff Emerick, ingénieur légendaire des sessions Beatles, enregistre la soirée sur quatre pistes et effectue un mixage quelques jours plus tard ; il doit changer de bande en plein milieu de « Kyoko », ce qui explique plusieurs coupes audibles dans la version éditée. Lennon décrira plus tard ce moment comme « la musique la plus fantastique » qu’il ait entendue, « avec vingt ans d’avance ».

Ce parti pris d’extension surprend une partie du public, habituée à l’efficacité des standards. Alan White confiera que, jugeant la jam trop longue, Jim Gordon et lui commencent à accélérer pour forcer l’atterrissage ; mais personne ne souhaite s’arrêter, et la machine continue de s’emballer, jusqu’à la fatigue musculaire des batteurs. La sortie survient presque par épuisement collectif, souvenir amusé d’un groupe qui frôle la saturation en direct. Plus tard, en 1972, ces enregistrements de Londres seront réunis avec d’autres captations new-yorkaises pour former la face live « Live Jam » de l’album « Some Time in New York City », crédité à John & Yoko/Plastic Ono Band with Elephant’s Memory and the Invisible Strings, coproduit par le couple et Phil Spector. « Cold Turkey » y apparaît hargneux et ramassé, « Don’t Worry Kyoko » tranché à l’essentiel mais conservant sa puissance hypnotique.

L’addition Delaney & Bonnie : une galaxie en orbite

La présence de Delaney & Bonnie au Lyceum n’est pas un simple clin d’œil. Leur tournée britannique de décembre 1969 aimante autour d’eux Eric Clapton, Jim Gordon, Bobby Keys, Jim Price et, pour quelques dates, George Harrison — soucieux de s’éloigner de la notoriété étouffante des Beatles en rejoignant un groupe ami sous couvert d’anonymat. L’économie musicale de Delaney & Bonnie, mélange de rhythm and blues, de gospel et de rock sudiste à venir, offre un terrain d’entente idéal pour une jam-session à géométrie variable. À Londres, ce noyau devient l’ossature renforcée du Plastic Ono Band, capable de tenir des vamps prolongées, de répondre aux coups de boutoir de Lennon, et de laisser l’expérimentation vocale d’Ono modeler la forme. Dans ce contexte, la souplesse de la section cuivre Keys/Price et la polyvalence de Gordon complètent l’énergie presque dirigiste de Lennon.

Keith Moon : une apparition, un mythe

On ne peut évoquer le Lyceum sans mentionner Keith Moon. Son irruption sur scène, tambourinant le floor tom d’Alan White, a la violence joyeuse et l’imprévisible des happenings de l’époque. On l’imagine souriant, exorbité, fidèles à ses manières explosives. Des témoignages ultérieurs d’Alan White racontent la scène avec un mélange de terreur et de hilarité, tant Moon semble prêt à briser la batterie à coups redoublés. Ce « caméo » n’ajoute pas seulement un nom prestigieux à l’affiche ; il condense une éthique de l’instant, cette utopie propre à 1969 : tous peuvent monter sur scène, le concert peut devenir rituel, le public peut basculer dans la transe. Lennon lui-même prospère dans ce climat où tout est possible, à rebours des formats et des contraintes qui régissaient les concerts des Beatles en 1966.

John, Yoko et l’art du « coup » médiatique

Le Plastic Ono Band n’est pas un groupe au sens traditionnel ; c’est une plateforme. Lennon et Ono l’imaginent comme une structure ouverte, susceptible d’agréger des amis, des musiciens disponibles, des idées et des mots d’ordre. Le Lyceum incarne cette vision : un embryon de ce que seront, plus tard, les initiatives collectives de l’ère post-Beatles, des concerts-événements où l’on improvise des équipes à partir d’un réseau d’affinités. La bande-sonCold Turkey, Don’t Worry Kyoko — fonctionne comme un prétexte à la mise en scène de la paix à Noël, de l’anti-guerre au cœur de la fête, et de l’avant-garde dans un théâtre populaire. Yoko Ono, figure pionnière de la performance et de l’art conceptuel, habite l’espace avec une conscience aiguë de la dimension visuelle : le sac blanc, la banderole, la voix transformée en geste, les interpellations au micro, tout cela relève d’une grammaire que le public de 1969 découvre encore.

Un public partagé, une salle conquise

Comme à Toronto, la réception est contrastée. Une partie de la salle, désarçonnée par la durée et le timbre des pièces, quitte les rangs. Les irréductibles s’approchent de la scène, happés par le martèlement rythmique, les vagues d’orgue et la tension que maintiennent guitares et cuivres. Lennon note l’ambivalence des réactions tout en revendiquant le droit du Plastic Ono Band à jouer « l’inattendu ». Il récuse l’idée d’un spectacle de variétés et distingue clairement sa démarche de celle des Beatles : désormais, tout peut arriver. Cette réponse au public est fondamentale : elle scelle l’identité d’un projet qui n’entend pas reproduire des « tubes », mais mettre à l’épreuve le live comme laboratoire.

Le mixage, l’édition et l’album « Some Time in New York City »

Les bandes captées au Lyceum sont mixées deux jours plus tard et dorment plusieurs années, jusqu’à l’édition du double album « Some Time in New York City » en 1972. Sur la face live baptisée « Live Jam », on retrouve « Cold Turkey » en une version compacte et « Don’t Worry Kyoko » retaillée, accompagnées d’autres enregistrements new-yorkais de 1971 avec Frank Zappa et les Mothers of Invention. L’album, politique et pamphlétaire dans ses chansons studio, assume plus encore la continuité entre l’engagement public de John & Yoko et leur pratique musicale. À ce titre, les minutes héritées du Lyceum fonctionnent comme preuve sonore de ce que fut Peace For Christmas : une cérémonie sonore, imparfaite, coupée, mais vraie, où l’on entend la mise en friction d’un message et d’une forme. Geoff Emerick signe des coupes audibles, que les historiens du son repèrent sans peine, mais ces coutures conservent un grain documentaire très précieux.

Lennon et Harrison : l’exception qui confirme la fin d’un monde

Si l’on insiste tant sur la réunion Lennon-Harrison, c’est qu’elle cristallise l’instant où les Beatles cessent d’être une entité opérationnelle sur scène. Paul McCartney et Ringo Starr ne sont pas présents ; la diagonale Lennon-Harrison suffit pourtant à réactiver un imaginaire collectif. L’image frappe : John regarde vers la pointe du groupe, George se place en retrait, les guitares s’embrasent, Yoko occupe le cadre et Clapton sculpte des contre-chants qui traversent la masse. Rien ici ne ressemble à un concert des Beatles ; tout en rappelle l’autorité et la grammaire. Après 1966, les Beatles n’ont plus affronté le vacarme des salles ; Lennon, au Lyceum, courageusement s’y remet, mais autrement, en embrassant le risque que le collectif improvisé impose. C’est l’une des raisons pour lesquelles les témoins parlent du Lyceum comme d’une révélation : l’ère Beatles est finie, et pourtant, le charisme de ses membres irradie au sein d’organisations éphémères.

Emperor Rosko, maître de cérémonie et tempo médiatique

Le rôle d’Emperor Rosko dans la réussite de la soirée mérite un arrêt. Voix de BBC Radio 1, figure d’un broadcasting énergique et cosmopolite, Rosko scande la progression du spectacle, entre les séquences où passent les Young Rascals, Desmond Dekker, Blue Mink et autres invités. Cette présence radiophonique donne à l’événement une tenue professionnelle, un rythme qui compense l’imprévisibilité du final. Dans le paysage médiatique de 1969, on ne saurait sous-estimer la force d’un nom comme Rosko pour arrimer au grand public une soirée où l’avant-garde peut, par instants, dérouter.

Un prix modique, un plateau hétéroclite : Noël en musique

Le caractère caritatif de la soirée explique la mixité de l’affiche, son éclectisme revendiqué et son tarif très accessible. Dans le Londres foisonnant de la fin des sixties, cette scène bigarrée où la blue-eyed soul côtoie le reggae de Desmond Dekker, où les Rascals dialoguent avec un supergroupe improvisé par Lennon, révèle un moment où la musique populaire s’accepte à la fois divertissement et vecteur d’idées. L’UNICEF bénéficie de l’aura des participants, et les spectateurs repartent avec la conscience d’avoir assisté à d’autres choses qu’un simple tour de chant. Les témoignages soulignent la singularité de cette programmation à la veille des années 1970, quand les musiciens britanniques et américains se réassemblent en formations mobiles, s’offrent des incursions mutuelles et inventent un réseau qui donnera bientôt Derek and the Dominos, Mad Dogs & Englishmen, ou encore des sessions croisées innombrables.

Toronto en amont, New York en aval : la diagonale Plastic Ono

Le Lyceum résonne de Toronto et annonce New York. Le concert de septembre 1969 au Rock and Roll Revival a servi de laboratoire au Plastic Ono Band : John, Yoko, Clapton, Voormann, White y définissent une esthétique où la simplicité harmonique et le volume deviennent des outils pour traverser la douleur et la rage. À Londres, quatre mois plus tard, cette esthétique s’embellit grâce à l’ajout de cuivres, d’un orgue incandescent et d’une seconde batterie. À New York, en 1971, la collaboration avec Elephant’s Memory infuse d’une énergie urbaine et politique différente, mais l’ADN lycéen — longueur, répétition, message — demeure. Réécouter « Live Jam » aujourd’hui, c’est mesurer ce fil tendu entre ces trois pôles : Toronto qui libère, Londres qui manifeste, New York qui agit.

La technique au service de l’instant : Geoff Emerick et l’art d’attraper la foudre

Geoff Emerick, ingénieur dont le nom s’attache à des piliers du son Beatles, affronte au Lyceum un défi tout autre que celui d’Abbey Road. Prendre un groupe tentaculaire en quatre pistes, gérer des niveaux imprévisibles, capturer la voix de Yoko restituée dans et hors le mix, noter l’impact de deux batteurs plus un troisième intrusif ponctuellement, et prévoir des coupes qui préserveront la logique de la performance : tout cela relève du numéro d’équilibriste. On entend, sur « Don’t Worry Kyoko », des coutures nettes ; loin de diminuer la force de la pièce, elles lui donnent une texture de document brut qui restitue les aléas du concert. Emerick signe là un témoignage autant qu’un mix, indissociable de l’histoire qu’il raconte.

Ce que dit la musique : minimalisme, souffle et chair

Le langage de la musique jouée au Lyceum a, pour certains auditeurs, la violence d’un affront. Il n’y a pas de ponts sophistiqués, peu de modulations, presque pas de solo au sens classique ; à la place, des cellules obsessionnelles que l’on retourne sans cesse, des textures qui s’épaississent, des murmures qui deviennent cris. « Cold Turkey » est une marche dans la douleur, et l’on y entend la décision de Lennon de faire face plutôt que de dissimuler. « Don’t Worry Kyoko » revendique une verticalité extrême — un pilier rythmique, des strates, une voix qui défie les attentes. Ce choix esthétique anticipe des développements des années 1970 : drones, musiques répétitives, rock hypnotique. Que Lennon parle de « musique de 1984 » pour qualifier ce qu’il joue en 1969 n’est pas anodin ; c’est une projection vers une modernité où la répétition et la densité dynamisent le rock.

Dernière scène britannique de John Lennon : une sortie par le feu

Que ce soit là la dernière scène de John Lennon au Royaume-Uni donne au Lyceum une dimension testamentaire. Non pas l’au revoir policé d’une tournée d’adieu, mais un clin d’œil incandescent : John se retire de la scène britannique en criant plutôt qu’en chantant, en improvisant plutôt qu’en déroulant un répertoire. La suite de sa carrière se jouera ailleurs, entre New York, activisme, enregistrements studio où la voix et les mots seront les armes principales. Le 15 décembre 1969 cadre un moment où Lennon s’essaie à une autre scène, plus instinctive, plus risquée, moins soumise à la pop et davantage dévolue à la catharsis. Rétrospectivement, cette sortie a quelque chose d’adéquat : le Royaume-Uni garde de Lennon live l’image d’un allumeur de brasiers.

George Harrison : l’homme discret qui change tout

On a beaucoup glosé sur la discrétion de George Harrison au Lyceum. C’est précisément cette retenue qui change l’équilibre. Harrison, rasséréné par son immersion chez Delaney & Bonnie, allège sa posture : pas d’attente écrasante, pas d’obligation symbolique. Sur scène, il ajoute, il trame, il suggère. Le jeu de Harrison, spirituel sans emphase, modère et irradie à la fois. Son retour aux côtés de John a une valeur affective considérable pour les fans ; il a aussi une valeur musicale, celle d’un guitariste-architecte qui connaît les silences qui comptent. L’image de Harrison « homme invisible » dans la formation de Delaney & Bonnie prend ici tout son sens : être présent sans occuper, imprimer une forme sans la dominer.

Billy Preston, l’ange gardien de la cohésion

On sait à quel point Billy Preston a compté pour les Beatles en 1969, désamorçant les tensions lors des sessions Get Back. Au Lyceum, son orgue est une colle sonore. Il lisse les aspérités, englue gentiment les guitares, amortit les crêtes des cuivres et guide le chœur instrumental dans les virages. Dans une performance où les énergies centrifuges menacent l’unité, Preston tient le fil. Expliquer la réussite musicale de la soirée sans évoquer son jeu serait impossible.

L’instant Yoko : au-delà du chant

Réduire Yoko Ono à une « voix qui crie » trahirait la semantique de sa présence. Au Lyceum, l’artiste met en œuvre une performance totale. Le sac blanc — qui provoque encore aujourd’hui des reprises moqueuses — est une incubation : il déplace la naissance de la voix vers la scène, fait du chanteur un corps qui apparaît et affronte. Les interpellations — « John ! I love you ! », « Britain ! You killed Hanratty ! You murderer ! » — font irruption comme des gestes brisant le flux musical, reliant la chambre d’écho du concert au dehors social. Dans « Don’t Worry Kyoko », Yoko pratique un continuum vocal, approchant la voix-matière chère à certaines avant-gardes. Que ces procédés divisent n’a rien d’étonnant ; ils témoignent d’une conception de la scèneexciter et irriter sont des moyens autant que chanter et séduire.

Le Lyceum filmé, le Lyceum raconté

La mémoire du concert circule par enregistrements, articles, chroniques et actualités filmées. Des newsreels britanniques montrent l’effervescence autour du Lyceum, la mise à contribution du public pour l’UNICEF, des fragments de plateau avec des artistes comme Desmond Dekker ou des aperçus de la salle. Cette documentation, même parcellaire, a contribué à fixer l’imaginaire d’une veillée de Noël pas comme les autres, où le fun et la colère dansent au coude à coude. Les microrécits d’Alan White ou de participants de l’entourage reforment, pièce par pièce, le puzzle d’une soirée où la musique s’est conjuguée à la mise en scène de la paix.

De l’événement à la légende : pourquoi le Lyceum « compte »

On pourrait se demander pourquoi ce concert n’occupe pas automatiquement la place centrale qui devrait lui revenir. D’abord parce qu’il échappe aux catégories : ni concert des Beatles, ni tournée solo, ni festival. Ensuite parce qu’il échappe aussi au format discographique standard : l’édition de 1972 l’a fragmenté et indirectement dilué au milieu d’un album dont la réception, sur le plan critique, s’est parfois focalisée sur ses choix politiques plus que sur ses matériaux live. Enfin, parce que le mythe Beatles a tendance à absorber ce qui s’y rattache sans produire toujours un récit autonome. Pourtant, si l’on considère le parcours de John Lennon, le Lyceum est une charnière. Il réconcilie le John des mantras — « bed-ins », slogans, générosité — et le John de la violence maîtrisée — guitare râpeuse, colère contre les addictions, transparence émotionnelle. Peace For Christmas est aussi un miroir : il observe un public au bord des années 1970, prêt à accepter qu’un concert rock devienne autre chose qu’un défilé de tubes.

Après le Lyceum : traces et héritages

Dans les mois et années qui suivent, les trajectoires se redessinent. Lennon s’installe définitivement aux États-Unis, où il poursuit une création intensément politique puis un retrait volontaire. George Harrison s’épanouit en producteur, organisateur, catalyseur, jusqu’au Concert for Bangladesh en 1971, prototype d’un concert-charité globalement orchestré. Eric Clapton, de son côté, s’engage dans des aventures collectives qui culminent avec Derek and the Dominos, où Jim Gordon et les cuivres retrouvés au Lyceum jouent des rôles importants. Billy Preston continue d’apparaître comme l’allié providentiel des sessions qui risquent l’implosion. La culture rock adopte de plus en plus la figure du supergroupe, et accepte que des rencontres fortuites engendrent des moments historiques. Le 15 décembre 1969 apparaît alors, non plus comme un isolat, mais comme un prototype d’une scènel’événement — et non la routine — fait loi.

Réécouter, revoir, relire : comment revenir au Lyceum

Pour le fan des Beatles d’aujourd’hui, revenir au Lyceum consiste à réécouter les versions de « Cold Turkey » et « Don’t Worry Kyoko » publiées sur « Some Time in New York City », à reparcourir les témoignages contemporains et récits a posteriori, à revoir les images d’actualités. Il faut accepter la part d’inachevé propre à cet archéologie du concert : le mix n’est pas complet, le film est fragmentaire, les récits sont parfois contradictoires. Mais l’ensemble restitue un instantl’art et la politique se saisissent l’un l’autre au cœur d’une salle historique. Entendre aujourd’hui la rage de « Cold Turkey » et la vibration de « Kyoko », c’est retrouver des voix qui se heurtent, des guitares qui s’enlacent, des batteries qui s’emballent, et ce cri — au sens vocal et au sens historique — qui ouvre les années 1970 dans une fureur lucide.

Conclusion : une nuit, des mythes, un message

Le concert Peace For Christmas au Lyceum Ballroom est un nœud de l’histoire : dernière scène britannique de John Lennon, premier retour programmé Lennon-Harrison depuis 1966, déploiement public de la campagne « War Is Over », baptême grandeur nature du Plastic Ono Supergroup, enregistrement qui rejoindra « Some Time in New York City » et donnera à entendre la radicalité du Lyceum. Tout ce que 1969 compte de promesses et de fractures s’y rassemble : l’espoir d’un monde en paix, la crise d’un groupe gigantesque, la naissance d’une nouvelle scène où les alliances se font et se défont. Pour le lecteur de Yellow-Sub.net, ce 15 décembre doit rester sur la carte : c’est un repère qui aide à relire la fin des sixties et l’entrée des seventies, à écouter autrement la voix de John, à comprendre le silence qui succédera à ses cris sur le sol britannique.

En refermant cette page, il demeure un message — simple, répété, gravé au fond de la salle : « WAR IS OVER! IF YOU WANT IT. » À Noël 1969, entre cuivres, orgue et guitares, Lennon et Ono ont prouvé qu’un concert pouvait être plus qu’une succession de chansons : un geste politique, esthétique et humain, offert à la charité et adressé au monde.


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