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1968, l’Album blanc : la fin de l’évidence Beatles

Publié le 20 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1968, Paul McCartney lâche une phrase qui sonne comme un vœu pieux : pour l’Album blanc, les Beatles auraient voulu « jouer plus comme un groupe », n’ajouter des instruments que « quand il le fallait ». Sur le papier, c’est le contre-pied parfait de Sgt. Pepper : moins de laboratoire, plus de chair, des prises qui respirent. Dans la réalité des sessions d’Abbey Road, c’est un slogan collé sur un mur qui se fissure. Les journées s’étirent, les idées se télescopent, les silences deviennent des armes. Ringo s’en va deux semaines, Geoff Emerick claque la porte, George Martin prend l’air, et Lennon finira par dire qu’on entend la séparation sur le disque. C’est justement là que The Beatles fascine : double album comme carnet de notes géant, vitrine d’individualités plus que monument d’unité. À travers ‘Back in the U.S.S.R.’, ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’, ‘Martha My Dear’, ‘I Will’ ou ‘Blackbird’, on voit Paul moteur, perfectionniste, parfois irritant — et pourtant indispensable. Un disque qui ne vernit pas les tensions : il les transforme en matière sonore. Écouter l’Album blanc aujourd’hui, c’est tendre l’oreille à la fin d’une époque… et à la dernière fois où les Beatles ont essayé, vraiment, de se tenir à quatre.


Il y a une phrase de Paul McCartney qui, à elle seule, pourrait servir de slogan à tout le White Album – et, en même temps, de contre-slogan. Une phrase qui ressemble à une promesse de camaraderie, de sueur collective, de retour aux fondamentaux. Une phrase qui, quand on la frotte au réel, fait des étincelles et révèle la brûlure sous la peau. En novembre 1968, à l’heure de présenter The Beatles (le disque qu’on appelle par commodité l’Album blanc, comme si sa blancheur était un genre musical), Paul explique qu’après les luxuriances de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, ils n’avaient pas voulu « aller trop loin » dans la surenchère de production. Et il ajoute, avec ce ton de gars poli qui essaie de rendre simple ce qui ne l’est pas : l’idée, cette fois, c’était de « jouer plus comme un groupe », en n’utilisant les instruments additionnels que « quand il le fallait », pas « juste pour s’amuser ».

Tout est là. Dans la formulation, il y a l’évidence d’un musicien qui sait qu’un groupe, c’est d’abord un groupe. Quatre individus qui s’écoutent, se contredisent, se poussent, se rattrapent, se font rire et se font mal. Mais dans le contexte précis des sessions du White Album, cette phrase a le goût ironique des derniers toasts portés dans les fêtes qui finissent mal. Car on sait ce qui se passe derrière le rideau : l’inverse exact d’un collectif soudé. Des journées interminables à Abbey Road, des idées qui se chevauchent sans se rencontrer, des silences qui parlent plus fort que les guitares, des disputes qui s’accrochent à des détails d’arrangements comme à des bouées de sauvetage. John Lennon dira plus tard – brutalement, comme souvent quand il décide de ne plus faire de poésie – que « la séparation des Beatles s’entend sur cet album ». Et on peut entendre cette phrase comme une condamnation, mais aussi comme une clé d’écoute : si la rupture est audible, c’est que la musique est restée honnête, qu’elle n’a pas été vernie au point d’effacer les fissures.

Ce paradoxe – vouloir « jouer ensemble » tout en cessant, concrètement, de fonctionner comme un seul organisme – fait du White Album un objet unique dans l’histoire du rock. Un disque où l’on entend autant les mains sur les instruments que les nerfs à vif entre les musiciens. Un disque qui, au lieu de masquer les tensions, les convertit en matière sonore. Et c’est précisément pour ça qu’il continue de fasciner : il ne raconte pas seulement des chansons, il raconte une fin d’époque.

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« Jouer plus comme un groupe » : la promesse de Paul, le vertige de la réalité

On imagine facilement la scène : Paul chez lui, au 7 Cavendish Avenue, en train de répondre avec application à un interviewer qui veut faire tenir un double album dans une poignée de phrases digestes. Le White Album sort dans quelques jours. Il faut parler « en général », faire de la pédagogie, trouver l’angle. Et Paul est bon à ça. Il a ce talent rare : vendre sans mentir, rassurer sans trahir. Il explique donc que Sgt Pepper était « plus orchestral », « plus production », et qu’à présent ils reviennent à quelque chose de plus direct, plus « groupe ». C’est logique sur le papier : après l’explosion psychédélique, après le studio transformé en laboratoire, la tentation du dépouillement. Beaucoup d’artistes en 1968 cherchent ça : des chansons qui respirent, des prises qui ressemblent à des prises, une humanité qui ne soit pas noyée sous les couches. Les Beatles, eux, ont toujours eu un flair animal pour capter le sens du vent, même quand ils font semblant d’aller contre.

Mais ce que Paul décrit comme une esthétique est aussi, qu’il le sache ou non, un symptôme. « N’utiliser des instruments que quand il faut » peut être lu comme un choix artistique… ou comme la conséquence d’un groupe qui ne supporte plus l’idée de passer des semaines à se mettre d’accord sur la couleur d’un tambourin. « Jouer ensemble » peut être un idéal… ou un effort conscient, presque thérapeutique, quand l’évidence de la complicité n’est plus automatique.

La vérité, c’est que les Beatles de 1968 ne sont plus le gang de 1963 qu’on voit sur les photos : quatre gars en costume, le même humour dans les yeux, la même arrogance joyeuse, l’impression de former une seule créature à huit bras. Entre-temps, il y a eu l’arrêt des tournées, la mort de Brian Epstein, les expériences psychédéliques, les ambitions qui ont gonflé comme des voiles, et surtout ce phénomène très banal et très triste : grandir dans des directions différentes. Dans un groupe, ça arrive toujours. La différence avec les Beatles, c’est que quand eux se désaccordent, c’est le centre de la pop mondiale qui tremble.

Dans cet entretien, Paul insiste : le concept principal, c’est « le concept de jouer ensemble ». On peut l’entendre comme une profession de foi. On peut aussi l’entendre comme une tentative d’auto-persuasion. Comme si, pour conjurer la séparation, il fallait d’abord la nommer par son contraire.

D’un studio-laboratoire à un studio-salle de répèt’ : le contre-pied de Sgt. Pepper

Le White Album est souvent décrit comme une réaction à Sgt Pepper. Et c’est vrai, mais ce n’est pas seulement une réaction esthétique. C’est un changement de posture. Sgt Pepper avait quelque chose d’architectural : un bâtiment sonore pensé comme un tout, où les chansons semblaient se répondre, où la cohérence d’ensemble comptait presque autant que chaque morceau. Même quand l’idée du « groupe fictif » est parfois exagérée après coup, l’album reste un monument d’unité : la sensation d’une même équipe qui poursuit une même vision, avec une confiance totale dans le studio comme instrument.

Avec le White Album, tout se fragmente. Le disque assume une diversité presque provocante : du folk pastoral, du blues sale, de la ballade miniature, de la parodie music-hall, de l’expérimentation brute. C’est une vitrine de l’individualité de chacun, et parfois, c’est littéralement une succession de mondes qui ne se parlent pas. Le minimalisme dont parle Paul n’est pas qu’une question d’arrangements : c’est souvent une question de présence. Beaucoup de morceaux sonnent comme s’ils avaient été enregistrés par une partie des Beatles, voire par un Beatle seul. Et c’est là que le disque devient fascinant : il n’essaie plus d’être « un ». Il accepte d’être multiple, contradictoire, parfois incohérent, comme un carnet de notes géant.

Cette dispersion a des raisons très concrètes. Une partie des chansons naît pendant le séjour à Rishikesh, en Inde, auprès du Maharishi. Là-bas, les Beatles se retrouvent avec un luxe nouveau : le temps, la tranquillité relative, l’acoustique de la guitare comme compagnon de route. Ils écrivent beaucoup, chacun de son côté, et cette masse de compositions devient un stock qu’il faudra ensuite trier, enregistrer, défendre. Le retour à Londres n’est pas un retour à l’unité : c’est l’ouverture d’un chantier. Et le chantier dure des mois. On enregistre principalement à EMI / Abbey Road, parfois à Trident Studios. Les journées s’étirent, la patience s’érode. L’arrivée de Yoko Ono au studio, constamment aux côtés de Lennon, change un équilibre implicite : celui d’un groupe qui avait l’habitude d’être « entre eux ». Même si le vrai problème n’est pas Yoko en tant que personne, mais ce qu’elle symbolise : la fin du huis clos, la fin d’une intimité de bande.

Ajoutez à ça des épisodes presque mythologiques : un producteur, George Martin, qui prend des vacances en plein milieu du chaos ; un ingénieur du son historique, Geoff Emerick, qui claque la porte, lassé des tensions ; et même Ringo Starr qui quitte le groupe pendant deux semaines, persuadé d’être devenu l’outsider du quatuor. Le « jouer comme un groupe » de Paul, dans ce décor, ressemble à un slogan affiché sur le mur d’une usine en grève.

Les chansons de Paul comme microcosme du White Album

Ce qui rend l’affaire encore plus savoureuse, c’est que Paul, dans cette interview, choisit de commenter surtout des morceaux qui lui appartiennent : ‘Back in the U.S.S.R.’, ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’, ‘Martha My Dear’, ‘I Will’, ‘Blackbird’. Et ces chansons, prises ensemble, forment presque un résumé miniature du White Album : l’éclectisme, l’instinct mélodique, la capacité à passer d’un style à l’autre sans perdre le fil, mais aussi la tension permanente entre l’idée d’un groupe et la réalité d’un homme qui sait exactement ce qu’il veut.

Paul a toujours eu ce trait : l’envie de pousser les choses « jusqu’au bout ». C’est une qualité quand il s’agit d’architecture pop, de précision harmonique, de mise en place rythmique. Ça devient une source d’électricité statique quand les autres n’ont plus l’énergie, ou plus l’envie, de suivre son perfectionnisme. Le White Album est plein de moments où Paul est à la fois le moteur et l’irritant, celui qui tire le navire et celui qui épuise l’équipage.

Et pourtant, c’est difficile de lui en vouloir quand on écoute ce qu’il apporte. Sur cet album, Paul est un caméléon qui ne se contente pas d’imiter : il habite les styles. Il fait du pastiche une forme d’art sérieux. Il peut écrire une chanson qui ressemble à une carte postale ensoleillée et, juste après, une confession en clair-obscur. Cette diversité, il la revendique presque avec humour : il dit qu’il aime « plein de musiques », qu’il n’a pas de « bag », pas de chapelle, sinon « le grand sac noir dans le hall ». C’est du Paul : une blague pour faire passer une vérité profonde. Son identité, c’est précisément de ne pas en avoir une seule.

Le problème, c’est qu’à mesure que Lennon et lui écrivent de plus en plus séparément, cette diversité n’est plus équilibrée par la dynamique du duo. Elle devient une juxtaposition. Et c’est là que la phrase de Paul – « jouer comme un groupe » – se met à sonner comme une nostalgie anticipée.

‘Back in the U.S.S.R.’ : le rock’n’roll quand le batteur s’en va

Il y a une ironie presque cruelle : l’un des morceaux censés prouver que les Beatles « jouent comme un groupe » est un titre enregistré, au départ, sans leur batteur. ‘Back in the U.S.S.R.’ ouvre le disque comme une déflagration, une plaisanterie rock’n’roll avec des réacteurs d’avion, des chœurs façon surf music, une énergie de retour de vacances. Paul l’explique lui-même : c’est né en miroir de Chuck Berry, de son ‘Back in the U.S.A.’, et dans son esprit, c’est l’histoire d’un type – voire d’un espion – qui revient au pays et fantasme sur les femmes russes. C’est à la fois parodique et terriblement efficace : un morceau qui se moque des hymnes patriotiques tout en en reprenant la mécanique euphorique.

Sauf que derrière ce rock bondissant, il y a la scène du studio : Ringo qui craque. Il part, persuadé qu’il ne joue plus bien, persuadé que les trois autres sont « très proches » entre eux et qu’il est en dehors. Il raconte plus tard qu’il va voir John, puis Paul, et que chacun lui répond, stupéfait : « Je croyais que c’était toi et les deux autres. » Cette phrase est l’un des résumés les plus tristes de la fin des Beatles : chacun se sent exclu, chacun pense que le noyau est ailleurs. La paranoïa affective comme bruit de fond.

Ringo s’envole, prend ses enfants, file en vacances. Et les Beatles continuent. Parce que le studio est réservé, parce que la machine ne s’arrête pas, parce que Paul a ce tempérament-là : si quelque chose bloque, il contourne. Sur ‘Back in the U.S.S.R.’, il se met à la batterie. Ce n’est pas une démonstration de supériorité, c’est un geste de survie. Le groupe doit avancer, même amputé. Et ce détail, quand on le sait, change l’écoute : le morceau sonne comme un groupe, mais il est aussi la preuve que le groupe peut fonctionner en mode bricolage, avec des rôles redistribués, comme si l’identité même des Beatles devenait modulable.

C’est aussi ce qui rend le titre symbolique. L’album s’ouvre sur un retour « à la maison » (Back in…), mais la maison n’est plus stable. On entend la joie, et en filigrane, on entend l’instabilité. Le rock’n’roll, chez les Beatles, a souvent servi de masque : une manière de faire comme si tout allait bien parce que le tempo est rapide et que les chœurs sourient. Ici, le masque brille, mais il a des fissures.

‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’ : la pop solaire au milieu des nerfs à vif

S’il y a une chanson qui cristallise à la fois la force de Paul et la fatigue des autres, c’est ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’. Une chanson lumineuse, presque insolente de bonne humeur, avec son côté ska-pop, son histoire de Desmond et Molly, son refrain qui martèle que « la vie continue ». Déjà, le titre vient d’une phrase attrapée dans la vraie vie : un slogan de sagesse populaire, un mantra. Paul aime ça : transformer des bouts de monde en pop.

Mais l’envers du décor est moins solaire. Le morceau est travaillé, retravaillé, repris, comme si Paul cherchait une perfection très précise, un swing exact. Le groupe s’épuise. Les sessions deviennent tendues. On rapporte que Lennon déteste la chanson, qu’il la trouve trop « granny music » – trop music-hall, trop propre, trop Paul. Et au-delà du jugement esthétique, il y a un conflit plus profond : le désaccord sur ce que doivent être les Beatles. Paul veut une pop universelle, capable d’être chantée par tout le monde, dans n’importe quel salon. John veut autre chose : quelque chose de plus tranchant, de plus brut, de plus personnel. Sur le White Album, ces deux visions cohabitent sans se réconcilier.

Ce qui est fascinant, c’est que la chanson elle-même parle d’une forme de quotidien rassurant : des enfants, un foyer, une vie qui s’organise. Et pendant que Paul écrit ça, le groupe, lui, se désorganise. ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’ devient presque un fantasme domestique au milieu du chaos. L’idée que « la vie continue » peut être entendue comme un sourire… ou comme une formule de survie. Quand tout se fissure, on se raccroche aux refrains.

Musicalement, le morceau est aussi un exemple parfait du Paul caméléon : il emprunte un style, le simplifie, le rend pop, sans chercher à être authentique au sens ethnomusicologique du terme. C’est un pastiche assumé, et c’est justement pour ça qu’il fonctionne : Paul ne prétend pas être jamaïcain, il prétend être Paul jouant avec des couleurs. Et dans cette liberté, il y a quelque chose de profondément Beatles : l’idée que tout est matériau, que la pop peut tout avaler, tout transformer.

‘Martha My Dear’ et l’art du masque : l’élégance comme fuite en avant

Avec ‘Martha My Dear’, Paul pousse encore plus loin ce talent de l’esquive élégante. Dans l’interview, il désamorce immédiatement : il dit que ça ne « veut rien dire », que les mots lui sont venus avec la mélodie, et que c’est « à propos de son chien ». Ce qui est vrai, et ce qui est aussi une manière de détourner le regard. Parce que le propre des grandes chansons de Paul, c’est souvent d’avoir deux niveaux : la surface charmante et le sous-texte qui mord.

‘Martha My Dear’ sonne comme une pièce sophistiquée, avec piano, changements harmoniques, arrangements de cordes et de cuivres, un parfum de music-hall modernisé. C’est la preuve que Paul peut écrire une chanson qui semble venir d’un autre siècle tout en restant pop. Une mélodie qui sautille, un chant qui sourit, une élégance britannique qui fait mine d’être légère. Mais si on écoute vraiment, il y a un ton de reproche, de conseil, presque de lassitude : « tiens bon », « fais attention », « ne te laisse pas faire ». Même si Martha est un chien, l’adresse ressemble à celle qu’on ferait à un humain. Et sur le White Album, ce flottement entre le réel et le masque est constant.

Ce morceau est aussi symbolique d’un autre phénomène : la solitude créative de Paul. Dans plusieurs titres de cette période, il se retrouve à porter énormément de choses lui-même, à jouer plusieurs instruments, à contrôler l’arrangement. Ce n’est pas forcément par ego pur ; c’est aussi parce que, dans un groupe qui se délite, celui qui a encore l’énergie devient naturellement celui qui fait. Paul a toujours eu une puissance de travail énorme, une volonté de finir. Quand les autres sont absents, mentalement ou physiquement, il remplit l’espace.

Et c’est là qu’on touche à l’ambiguïté : Paul veut « jouer comme un groupe », mais il se comporte souvent comme un réalisateur. Il construit, il décide, il finalise. Ce qui donne parfois des merveilles. Et parfois, ça agace. Le White Album est plein de chansons où l’on entend cette tension entre la démocratie et la direction artistique. ‘Martha My Dear’ est un morceau magnifique, mais c’est aussi, quelque part, un morceau qui montre à quel point Paul peut créer un univers presque complet à lui seul.

‘I Will’ : miniature, obstination et basse chantée

À l’autre bout du spectre, ‘I Will’ est une miniature. Une chanson courte, tendre, presque transparente, comme une promesse murmurée. Paul revient à la forme la plus simple : une guitare acoustique, une voix, un sentiment clair. Et pourtant, même là, le perfectionnisme s’invite. On recommence encore et encore. Il faut la bonne prise, le bon souffle, la bonne façon de faire tenir l’amour dans moins de deux minutes.

Ce qui rend ‘I Will’ fascinante, c’est aussi son côté artisan : il n’y a pas de basse classique, parce que Paul fait la basse… avec sa bouche, une basse chantée qui donne au morceau une douceur étrange, comme si la chanson était auto-suffisante, comme si elle se fabriquait elle-même sans besoin de lourde instrumentation. Là encore, la phrase « jouer comme un groupe » se déforme : c’est un morceau enregistré avec une partie du groupe, dans une configuration réduite, presque intime. Et cette intimité est peut-être la vraie esthétique du White Album : des chansons qui ressemblent à des gens enfermés dans une pièce, en train de chercher une vérité.

Le contexte de ces sessions est important : parfois, un Beatle manque. Parfois George n’est pas là. Parfois John est ailleurs, psychologiquement. Et pourtant on enregistre. ‘I Will’ existe comme un îlot de douceur dans un océan de tensions. On pourrait croire que c’est un simple love song. Mais sur cet album, même les chansons d’amour ont une couleur particulière : elles sonnent comme des refuges. Comme si, quand le collectif vacille, Paul se raccrochait à l’idée la plus stable qu’il connaisse : écrire une mélodie parfaite qui promet quelque chose de durable.

Et ce contraste est violent. Parce que le disque, lui, raconte l’inverse : la fin d’une promesse collective. ‘I Will’ est peut-être, sans le vouloir, l’un des morceaux les plus mélancoliques du White Album, précisément parce qu’il est pur. Sa pureté fait ressortir la saleté autour.

‘Blackbird’ : dépouillement, Bach, et l’Amérique en train de brûler

Puis il y a ‘Blackbird’. La chanson que Paul lui-même décrit comme « simple », presque nue : « il n’y a rien dans la chanson », dit-il, comme s’il s’excusait. « C’est juste une de ces chansons qu’on pince et qu’on chante. » Et c’est précisément pour ça qu’elle est immense. Parce qu’à force de tout réduire, Paul laisse apparaître l’os, le squelette émotionnel. Une guitare acoustique au motif élégant, une voix posée, un pied qui marque le rythme, et à la fin, un oiseau. Pas de violons, pas de trompettes. Pas de surproduction. Juste l’essentiel.

Ce dépouillement est aussi un choix historique. Il arrive après des années où les Beatles ont repoussé les limites du studio. Ici, ils font l’inverse : ils prouvent qu’ils peuvent émouvoir avec presque rien. Et c’est un geste de confiance : confiance dans la chanson, confiance dans la mélodie, confiance dans le silence. ‘Blackbird’ est une chanson qui respire. Elle laisse de l’espace. Et cet espace devient le lieu du sens.

Car le sens est là, sous la surface. Paul expliquera ailleurs que la chanson est née d’une réflexion sur le racisme dans le sud des États-Unis, sur les luttes pour les droits civiques, et que le « blackbird » est une symbolique : pas un oiseau au sens littéral, mais une figure de l’oppression et de la résilience. La beauté de ‘Blackbird’, c’est qu’elle réussit ce tour rare : être à la fois une chanson politique et une chanson universelle, sans slogans, sans didactisme. Elle parle d’ailes brisées et d’apprentissage du vol, et chacun peut y projeter sa propre douleur, sa propre libération.

Musicalement, il y a aussi chez Paul cette manie géniale d’absorber la culture comme une éponge. Le motif de guitare a quelque chose de classique, une élégance presque bachienne, comme si Paul avait pris un exercice de jeunesse et l’avait transformé en confession pop. C’est l’un des grands dons des Beatles : faire cohabiter la musique savante et la musique populaire sans les opposer, comme si tout appartenait au même monde.

Et puis il y a ce détail délicieux dans l’interview : à propos du chant d’oiseau final, Paul raconte qu’on lui a dit que ce n’était pas un merle mais une grive, et il tranche, avec une obstination légère : « moi je crois que c’est un merle. » C’est une scène minuscule, presque comique, et elle dit beaucoup : Paul veut que le symbole soit le bon, que l’image soit exacte, que le détail corresponde à l’idée. Même quand il prétend qu’il n’y a « rien » dans la chanson, il y a tout : une sensibilité extrême au moindre signe.

‘Blackbird’ est peut-être le point où la phrase « jouer comme un groupe » devient la plus étrange. Car c’est une chanson profondément personnelle, presque solitaire. Et pourtant elle appartient au White Album, cet album qui prétend retrouver l’esprit de groupe. Comme si, finalement, « jouer ensemble » ne voulait plus dire jouer en même temps, mais simplement coexister sous un même nom, dans un même objet.

« On entend la rupture » : l’album blanc comme radiographie d’un groupe qui se sépare

Quand Lennon dit qu’on entend la rupture des Beatles sur le White Album, il ne parle pas seulement des disputes ou des absences. Il parle d’une sensation : celle d’un groupe qui n’a plus la même gravité interne. Avant, les Beatles étaient un système solaire : quatre planètes prises dans la même orbite, attirées par une force commune. En 1968, les orbites se dérèglent. Chacun accélère dans sa direction. Et l’album en garde la trace, comme une bande magnétique qui aurait enregistré non seulement la musique, mais l’air de la pièce.

On entend la rupture dans la diversité extrême, parce que la diversité n’est plus équilibrée par une unité de ton. On entend la rupture dans le fait que certains morceaux ressemblent à des projets personnels. On l’entend dans les contrastes émotionnels violents : l’humour à côté de la douleur, la tendresse à côté de la rage, le pastiche à côté de l’aveu brut. On l’entend dans les choix de production plus « secs », plus directs, qui laissent moins de place au rêve collectif et plus de place aux individualités.

Et pourtant, il faut le dire : cette rupture n’est pas seulement tragique. Elle est aussi créative. Le White Album est l’un de ces disques où le conflit devient moteur. Là où un groupe trop harmonieux peut s’endormir dans ses automatismes, les Beatles, au bord du gouffre, produisent une quantité de musique hallucinante. Comme si, sentant la fin approcher, ils vidaient les tiroirs, ils jetaient tout sur la table, ils faisaient feu de tout bois. L’album ressemble à une dernière explosion, un feu d’artifice qui éclate dans toutes les directions.

Dans ce contexte, la phrase de Paul sur le fait de « jouer comme un groupe » prend une profondeur presque émouvante. Ce n’est pas seulement une stratégie de communication. C’est une tentative de rappeler une vérité originelle : les Beatles, avant d’être des mythes, étaient un groupe de rock. Des gars qui jouaient ensemble, qui se connaissaient par cœur, qui avaient appris la musique dans la chaleur des clubs, dans le bruit des amplis, dans les nuits de Hambourg. Paul sait ça. Il le porte en lui. Et en 1968, quand tout se fragmente, il essaie de s’accrocher à cette idée comme à une corde.

La tragédie, c’est que l’idée ne suffit pas. On peut vouloir être un groupe, et ne plus savoir comment. On peut aimer jouer ensemble, et ne plus supporter la présence de l’autre. On peut écrire des chansons incroyables, et être incapable de se parler sans se blesser. Le White Album est l’enregistrement de ce paradoxe humain.

Épilogue : jouer ensemble, même quand tout pousse à jouer seul

Il y a quelque chose de bouleversant à écouter le White Album en pensant à cette phrase de Paul. Parce qu’elle n’est pas cynique. Elle n’est pas mensonge pur. Elle est un désir. Et les désirs, surtout quand ils échouent, révèlent ce qu’on a perdu.

« Jouer plus comme un groupe », dans la bouche de Paul, sonne comme une tentative de retour à l’essentiel. Mais l’essentiel, ce n’est pas seulement une question de guitares et de batteries. C’est une question de confiance. Or en 1968, la confiance est en train de se dissoudre. Les Beatles sont encore capables de se réunir pour créer des miracles, mais ils ne sont plus capables de vivre ensemble dans la même fiction.

C’est pour ça que le disque reste si puissant. Parce qu’il est à la fois un sommet et une fin. Parce qu’il montre quatre artistes au maximum de leur talent, et quatre hommes au maximum de leur fatigue. Parce qu’il contient des chansons qui ressemblent à des mondes entiers, et des silences qui ressemblent à des adieux.

Et au milieu de cette contradiction, il y a Paul, qui dit calmement qu’ils ont essayé de jouer comme un groupe, de ne pas ajouter des instruments « pour le fun ». Cette sobriété, cette volonté d’enlever plutôt que d’ajouter, c’est peut-être le geste le plus rock qu’ils aient fait à ce moment-là. Un geste qui, même s’il n’a pas empêché la rupture, a laissé derrière lui un objet qui continue de parler, de vibrer, de se contredire, comme un vrai groupe de rock : vivant, imparfait, et impossible à réduire à une seule histoire.


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