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Eleanor Rigby, prière sans destinataire : la phrase de Lennon qui glace Chicago

Publié le 20 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Deux minutes. Pas de guitares, pas de chœurs, presque rien — et pourtant un gouffre. Avec « Eleanor Rigby », les Beatles ouvrent en 1966 une porte dérobée dans la pop : celle des vies minuscules, des dimanches qui collent aux murs, des rites qui continuent alors que la chaleur s’est retirée. Eleanor ramasse le riz après les mariages, Father McKenzie recoud ses chaussettes en écrivant des sermons que personne n’entendra, et la chanson se termine comme elle a commencé : dans le silence, sans consolation, sans rédemption. C’est justement là que le morceau devient dangereux. Parce qu’on voudrait le qualifier de « religieux » — une église, un prêtre, des funérailles — alors qu’il raconte surtout l’échec du religieux à réchauffer le monde moderne. En août 1966, à Chicago, en pleine tempête du « plus populaire que Jésus », un journaliste tend ce piège à John Lennon. Sa réponse, devenue culte, dit tout de son rapport au sacré : fascination, blasphème, refus de jouer le bon élève. Que voulait-il vraiment dire en affirmant que Jésus ne s’intéresserait pas tant à « Eleanor Rigby » ? Retour sur une phrase qui éclaire autant le scandale que la chanson — et notre propre peur de mourir invisibles.


Dans la discographie des Beatles, il existe des titres qui ressemblent à des portes. On les pousse, et derrière, on trouve une pièce qui n’était pas censée exister dans une musique “pop” au sens strict. Eleanor Rigby est l’une de ces portes, et c’est aussi une trappe. Elle s’ouvre sous les pieds de l’auditeur, l’aspire vers un sous-sol où l’on n’entend plus les cris des stades, où les guitares se taisent, où le monde cesse d’être un terrain de jeu pour devenir une chambre froide. Deux minutes à peine, et pourtant l’effet est celui d’un roman entier. L’Angleterre des années 60, la religion qui continue de régner par habitude plus que par ferveur, les classes sociales figées, les dimanches tristes, les petites vies qui meurent sans bruit. Et ce sentiment, surtout, que la modernité n’a pas remplacé Dieu par autre chose de plus chaleureux : elle l’a remplacé par le vide.

Ce qui frappe, c’est l’absence de consolation. La chanson parle de gens qui cherchent, mais sans qu’on leur promette jamais qu’ils trouveront. Pas de morale, pas de rédemption, pas même l’illusion qu’un sens attend au bout du couloir. C’est précisément pour cela que Eleanor Rigby continue de serrer la gorge : elle ne raconte pas un drame exceptionnel, elle raconte la banalité de l’abandon. On pourrait croire qu’une chanson avec un prêtre, une église, des funérailles, du riz ramassé après un mariage, serait une chanson “religieuse”. Elle est au contraire l’un des grands textes de la pop sur ce qui arrive quand le religieux ne suffit plus, quand les rites persistent mais que la chaleur s’est retirée comme la mer, laissant derrière elle des coquillages vides et une odeur d’algues.

Dans cette perspective, la remarque de John Lennon est devenue une sorte de micro-scandale dans le scandale : l’idée que Jésus lui-même, s’il revenait, “ne s’intéresserait pas tant que ça” à Eleanor Rigby. Ce n’est pas seulement une provocation. C’est, à sa manière, une confession. Lennon ne parle pas tant de Jésus que de sa propre incapacité à croire à une consolation venue d’en haut. Il parle d’un monde où la compassion n’est plus garantie par le ciel, où la souffrance humaine ne déclenche pas automatiquement une réponse divine, où l’on peut mourir seul même à deux pas d’un autel.

Et c’est peut-être là l’ironie la plus noire : Eleanor Rigby ressemble à un psaume moderne, mais c’est un psaume dont la boîte aux lettres est cassée. Il n’y a personne pour le recevoir. Ou plutôt : il n’y a personne dont on soit sûr qu’il écoute.

Sommaire

Août 1966, Chicago : la question qui transforme une chanson en test spirituel

Pour comprendre cette phrase de Lennon, il faut se replacer dans la température exacte de l’époque. Pas une reconstitution nostalgique en Technicolor, mais une chaleur moite et électrique. L’été 1966, c’est ce moment où la Beatlemania commence à se fissurer, où le rire se transforme en rictus, où le monde qui acclamait The Beatles commence aussi à les surveiller, à les juger, à leur demander des comptes comme on interroge des élus ou des prophètes. Et surtout, c’est l’ombre immense de la déclaration “plus populaire que Jésus” qui plane au-dessus de chaque micro tendu, de chaque conférence de presse, de chaque question en apparence anodine.

À Chicago, un journaliste lance à Lennon une idée qui pourrait passer pour un compliment : Eleanor Rigby serait “très religieuse”. On imagine la scène. D’un côté, l’Amérique qui s’arc-boute sur ses certitudes, qui veut entendre que les idoles de la jeunesse respectent les symboles. De l’autre, Lennon, fatigué, sur la défensive, conscient que chaque syllabe peut être découpée, recadrée, transformée en combustible. Et pourtant, il répond. Il répond comme Lennon répond souvent : en refusant le théâtre de la foi, en refusant de se prêter au jeu des hypothèses pieuses, en refusant surtout de parler à la place de Jésus.

La phrase, dans sa structure même, est intéressante. Lennon commence par dire qu’il n’aime pas “supposer” ce que ferait Jésus. Il refuse la fan-fiction théologique. Il refuse qu’on fasse de Jésus une marionnette qui validerait une chanson pop. Puis il accepte malgré tout l’hypothèse, comme on accepte de marcher sur une corde raide parce que la foule insiste. Et là, il tranche : si Jésus revenait avec les “mêmes vues qu’avant”, alors Eleanor Rigby ne signifierait “pas grand-chose” pour lui.

À première lecture, on peut se dire : voilà Lennon qui se moque, Lennon qui réduit Jésus à un doctrinaire insensible, Lennon qui joue au cynique. Mais la phrase est plus trouble. Elle dit autre chose, de plus intime. Elle dit : si Jésus est vraiment Jésus, c’est-à-dire si Jésus est l’homme d’un contexte, d’une époque, d’une vision du monde précise, alors il ne lirait peut-être pas la solitude moderne comme nous la lisons. Il ne la reconnaîtrait pas forcément. Il ne parlerait pas notre langue psychologique. Il ne comprendrait pas forcément cette forme d’isolement urbain, administratif, silencieux, qui ne ressemble pas aux souffrances bibliques mais qui n’en est pas moins dévorante.

Ce que Lennon renvoie au journaliste, c’est aussi une idée dangereuse : la religion n’est pas automatiquement empathique. Les institutions peuvent être pleines de rites et vides d’attention. La doctrine peut continuer de tourner comme une machine bien huilée pendant que les gens meurent de froid à côté. Eleanor Rigby, c’est précisément le portrait de cette discordance : une église, un prêtre, des cérémonies, et pourtant des êtres invisibles.

Lennon et le sacré : blasphème, fascination, et refus de se taire

Dire que dans le monde de John Lennon, rien n’était sacré, c’est vrai, mais c’est incomplet. Lennon ne vit pas dans un désert spirituel. Il vit dans un champ de mines. Il s’approche de ce que les gens vénèrent, non pas toujours pour l’écraser, mais pour le tester. Il veut voir si ça explose, et si ça explose, il veut comprendre pourquoi. Il y a chez lui une forme de curiosité agressive : le sacré l’attire autant qu’il l’irrite. C’est un homme qui a grandi dans une Angleterre encore profondément marquée par le christianisme social, même quand la pratique s’érode. Un monde où les églises existent comme des bâtiments, des repères, des habitudes. On y entre pour un mariage, on y revient pour un enterrement. On n’y croit pas toujours, mais on sait que ça fait partie du décor.

Lennon, lui, ne supporte pas le décor quand il sert à masquer le réel. Il ne supporte pas les grimaces de respectabilité. Il préfère le scandale à l’hypocrisie. Sauf que le scandale, quand on est le Beatle le plus cité, le plus scruté, n’est plus un geste individuel. C’est un événement public. Il suffit d’un mot. Une phrase. Un fragment. Et toute une partie du monde se met à brûler.

Ce qui est frappant, c’est que Lennon n’a pas besoin d’écrire une chanson explicitement antireligieuse au milieu des Beatles pour être perçu comme une menace. Il suffit de son ton. De son intelligence. De cette façon de ne pas se plier à l’idée qu’il existerait des sujets intouchables. La religion, pour beaucoup, n’est pas un sujet, c’est une frontière. Lennon, lui, traverse les frontières comme on traverse une pièce : sans demander la permission.

Dans le cas de Eleanor Rigby, il se passe quelque chose de paradoxal : c’est une chanson largement associée à Paul McCartney, à son écriture narrative, à son goût pour les personnages, à son œil de cinéaste miniature. Et pourtant, elle devient, par la magie des interviews, un champ de bataille où Lennon expose sa relation au christianisme. Comme si la chanson, en montrant un prêtre qui “raccommode ses chaussettes la nuit”, rappelait à Lennon tout ce qu’il soupçonne : le religieux comme mécanisme, l’humain comme laissé-pour-compte.

Il n’est pas certain que Lennon ait voulu “critiquer Jésus”. Ce qu’il critique, plus profondément, c’est l’idée qu’un discours religieux, appliqué mécaniquement, puisse répondre à la solitude moderne. Il se méfie des réponses automatiques. Il se méfie des slogans. Il se méfie de l’idée qu’un être suprême viendrait régler les comptes et faire disparaître la douleur. Lennon, toute sa vie, oscillera entre le désir d’être sauvé et la certitude que personne ne le sauvera.

“Plus populaire que Jésus” : quand l’Amérique allume le bûcher

Il faut aussi entendre la phrase sur Eleanor Rigby comme une réplique prononcée dans une pièce déjà en feu. Quelques mois plus tôt, Lennon a lâché cette sentence qui le poursuivra jusqu’à la tombe : “Nous sommes plus populaires que Jésus.” À l’origine, c’est une réflexion sur le déclin du christianisme et la montée en puissance de la culture pop. En Angleterre, l’onde de choc reste limitée, presque conceptuelle. Aux États-Unis, surtout dans certaines régions, la phrase est reçue comme une déclaration de guerre. L’Amérique ne lit pas “populaire” comme un commentaire sociologique ; elle lit “plus grand”, “supérieur”, “blasphématoire”. Elle entend une compétition. Elle veut une punition.

Le résultat est absurde et terrifiant, comme souvent lorsque la morale se transforme en spectacle. Des radios organisent des autodafés. Des disques des Beatles brûlent dans des parkings, au milieu de pancartes et de sermons improvisés. Le feu devient un message. Ce n’est plus seulement une affaire de musique, c’est une affaire d’appartenance. Aimer les Beatles devient suspect. Les défendre devient un acte politique. Lennon, d’un coup, n’est plus seulement un musicien, c’est un symbole : celui d’une jeunesse qui ose parler, d’une modernité qui s’émancipe, d’une irrévérence qui menace l’ordre établi.

Dans ce contexte, chaque interview devient un interrogatoire. Et Lennon, qui a l’habitude de répondre du tac au tac, comprend qu’on lui tend des pièges. Il comprend aussi qu’il ne peut pas se taire. Se taire serait admettre une faute. Se taire serait accepter la logique du tribunal. Alors il parle. Il s’explique. Il s’excuse même, en partie, non pas parce qu’il renie sa pensée, mais parce qu’il refuse que sa pensée soit transformée en slogan simpliste.

Il y a quelque chose de tragique dans ce moment : Lennon n’est pas un théologien. Il n’est même pas un militant antireligieux au sens classique. Il est un artiste qui pense à voix haute. Et l’Amérique le punit comme si la pensée était un crime. Quand il dit que Eleanor Rigby ne signifierait “pas grand-chose” à Jésus, il ne cherche pas forcément à provoquer. Il répond à une question qui, dans l’Amérique de 1966, ressemble déjà à une épreuve. Il répond en refusant la flatterie religieuse, en refusant de mettre son œuvre sous le parapluie d’une validation divine.

Ce refus, dans une époque où l’on veut des idoles dociles, est insupportable. Lennon ne veut pas jouer au bon élève. Il ne veut pas dire : “Oui, notre chanson est chrétienne, oui, Jésus l’aimerait, oui, nous sommes du bon côté.” Il veut dire : la solitude existe, même au pied des crucifix, et il n’est pas certain que vos réponses habituelles y changent quoi que ce soit.

Eleanor Rigby : une église pleine de fantômes

Revenons à la chanson elle-même, parce qu’elle contient la clé. Eleanor Rigby est souvent résumée comme une chanson sur “la solitude”. C’est vrai, mais c’est presque trop poli. La solitude dont elle parle n’est pas un état romantique, ce n’est pas un spleen élégant. C’est une solitude sociale, bureaucratique, une solitude de gens qui vivent parmi les autres sans être vus. Eleanor “ramasse le riz dans l’église après un mariage”. C’est une image d’une cruauté magnifique : elle ne participe pas à la fête, elle nettoie derrière. Elle récupère les restes de bonheur des autres comme on récupère des miettes. Elle porte un visage qu’elle garde “dans un bocal près de la porte”, comme si même l’expression humaine était devenue un accessoire. Et cette question : “Pour qui est-ce qu’elle se déguise ?” La chanson ne demande pas “pourquoi est-elle triste ?” Elle demande : “pour qui joue-t-elle la comédie de l’existence ?” Sous-entendu : il n’y a personne.

Face à elle, Father McKenzie. Un prêtre. Un homme censé être le spécialiste de l’âme. Et que fait-il ? Il écrit des sermons “que personne n’entendra”. Il raccommode ses chaussettes. Il vit dans la répétition, dans le travail invisible, dans l’absence d’auditoire. Ce prêtre n’est pas un tyran religieux, ce n’est pas un caricatural inquisiteur. C’est un homme seul, lui aussi. Un homme dont la fonction est censée créer du lien, mais qui se retrouve à parler dans le vide. La religion apparaît ici non comme un oppresseur, mais comme une structure fatiguée, une coquille qui continue d’exister mais qui n’a plus la force de rassembler.

Et puis il y a la scène finale. Eleanor meurt “dans l’église et a été enterrée avec son nom”. Father McKenzie “essuie la poussière de ses mains en s’éloignant de la tombe”. Personne n’a été sauvé. Personne n’a été consolé. Le geste du prêtre est presque mécanique, comme un ouvrier qui termine son service. La chanson ne dit pas que l’église est malveillante. Elle dit pire : elle dit qu’elle est impuissante.

Si l’on relit la remarque de Lennon à cette lumière, on peut l’entendre autrement. Quand il dit que Jésus ne serait pas touché par Eleanor Rigby, il ne dit pas que la chanson est insignifiante. Il dit que la solitude moderne est peut-être hors champ pour une figure religieuse figée dans l’imaginaire. Il dit, en creux : si vous attendez une validation spirituelle, vous risquez de passer à côté de ce que la chanson raconte vraiment. Eleanor Rigby n’est pas un chant de foi. C’est un constat d’abandon. Et c’est précisément pour cela qu’il est universel.

Le génie de la chanson, c’est aussi sa mise en scène sonore. Les cordes, sèches, presque agressives, ne caressent pas l’auditeur. Elles l’assaillent. Elles font l’effet d’un vent froid dans une nef vide. Elles refusent la douceur. Elles rendent la solitude physique. On est loin du rock’n’roll comme promesse de libération. Ici, la pop devient un théâtre où l’on regarde la misère ordinaire avec une précision chirurgicale.

Paul et John : deux écritures, deux manières de regarder le monde

On a souvent envie de transformer la rivalité Lennon/McCartney en duel simpliste : le cynique contre le sentimental, le révolutionnaire contre le mélodiste, l’intellectuel contre le romantique. La réalité est plus complexe, et Eleanor Rigby le prouve. Car si la chanson est largement associée à Paul McCartney, elle porte aussi, comme presque tout dans les Beatles, une empreinte collective. Pas nécessairement au sens où chacun aurait écrit des lignes, mais au sens où l’univers Beatles est une chambre d’écho : chacun nourrit l’autre, parfois malgré lui.

McCartney a cette capacité rare de créer des personnages sans les juger. Il peut écrire sur des inconnus avec une empathie quasi-dickensienne. Il regarde les gens ordinaires et il leur offre une forme de dignité narrative : ils deviennent des héros de chanson, donc des êtres qu’on écoute. Lennon, lui, est souvent plus frontal, plus autobiographique, plus brûlant. Il ne crée pas seulement des personnages, il se met en jeu. Il veut l’aveu, la plaie ouverte, la phrase qui saigne. Deux façons de faire, deux façons d’atteindre parfois la même vérité.

Eleanor Rigby est un miracle parce qu’elle rassemble ces deux énergies : la distance empathique de McCartney et la lucidité désabusée de Lennon. Lennon dira plus tard que c’était “le bébé de Paul”, tout en reconnaissant qu’il avait participé à “l’éducation de l’enfant”. Cette formule est belle parce qu’elle résume la dynamique Beatles : même quand un morceau est clairement porté par l’un, l’autre y imprime un regard, un relief, une tension.

La question religieuse est un bon exemple de cette tension. McCartney a toujours eu une relation plus “culturelle” au sacré : l’église comme lieu, comme sonorité, comme mémoire collective. Chez lui, l’imaginaire religieux peut devenir décor narratif, comme un film britannique où l’on entend des cloches au loin. Lennon, en revanche, a une relation plus conflictuelle. Chez lui, Dieu est un concept, un adversaire, un père absent, une idée qu’on attaque parce qu’on voudrait qu’elle soit vraie et qu’on constate qu’elle ne l’est pas.

Dans Eleanor Rigby, l’église n’est pas un refuge. Elle est un lieu où l’on meurt seul. Cette vision est plus proche de Lennon que de McCartney, et c’est peut-être pour cela que Lennon réagit si vivement quand on lui dit que la chanson serait “religieuse”. Il entend ce mot comme une récupération. Il entend : “Votre chanson confirme notre monde.” Alors qu’elle fait l’inverse : elle montre l’échec du monde.

Les Beatles face à la religion : entre rites, sarcasmes et quête de sens

Ce que l’on oublie souvent, c’est que The Beatles ont traversé les années 60 comme on traverse une décennie qui change de peau. Ils commencent dans une Angleterre encore très codée, et ils finissent en symbole d’une modernité psychédélique qui cherche ailleurs, dans l’Inde, dans la méditation, dans les drogues, dans la politique, dans l’art conceptuel. Leur rapport à la religion suit ce mouvement. Au début, la religion est surtout un cadre social. Puis elle devient un objet de critique, un terrain de jeu médiatique, un miroir de la célébrité. Et enfin, elle devient une question intime : qu’est-ce qu’on fait de la douleur, qu’est-ce qu’on fait du vide, qu’est-ce qu’on fait du besoin de croire ?

Lennon est au cœur de cette trajectoire parce qu’il est celui qui verbalise le plus brutalement ce que beaucoup ressentent confusément. Lorsqu’il parle du christianisme en déclin et qu’il compare cette chute à la montée en puissance de la pop, il ne dit pas “Dieu est mort” comme un philosophe ; il dit : “Regardez, vous ne regardez plus dans cette direction, vous regardez vers nous.” Et ce constat, dans une Amérique religieuse, sonne comme une provocation. Mais ce constat est aussi un avertissement : si la pop remplace la foi, alors la pop va devenir, elle aussi, une religion. Avec ses idoles, ses dogmes, ses excommunications, ses sacrifices.

C’est ce qui rend la période 1966 si saisissante. Lennon est pris au piège de sa propre lucidité. Il voit que les Beatles sont devenus une puissance symbolique, et il refuse de jouer le rôle de messie. Il refuse qu’on attende de lui un salut. Il refuse la posture du prophète pop. Et pourtant, le monde le pousse dans cette position. Le monde veut des symboles simples. Lennon, lui, est compliqué, contradictoire, parfois injuste, parfois visionnaire.

Dans ce chaos, Eleanor Rigby apparaît comme un miroir. Une chanson qui dit : l’adoration n’empêche pas la solitude. Les foules n’empêchent pas l’abandon. Les cérémonies n’empêchent pas la disparition. Et Lennon, en disant que Jésus ne s’y intéresserait pas tant que ça, ne fait peut-être qu’insister sur ce point : ce qui est en jeu n’est pas la validation religieuse d’une œuvre, mais la réalité brute des existences invisibles.

De l’ashram à la thérapie : quand Lennon cherche un salut qui n’existe pas

Quelques années plus tard, Lennon s’éloigne encore davantage de l’idée de salut religieux. Pas parce qu’il devient “athée” au sens tranquille du terme, mais parce qu’il devient obsédé par une autre question : la douleur. D’où vient-elle ? Pourquoi ne disparaît-elle pas ? Pourquoi même la célébrité, l’argent, l’amour, la révolution, ne suffisent-ils pas à la faire taire ? Il y a chez Lennon une croyance paradoxale : il croit que la vérité libère, mais il découvre que la vérité peut aussi détruire.

Son passage par la méditation transcendantale, sa fascination pour l’Inde, puis son engagement dans des démarches plus psychothérapeutiques, racontent la même histoire : la recherche d’un outil. Pas forcément d’un Dieu, mais d’un mode d’emploi. Comment vivre avec soi-même quand on se sent abandonné depuis l’enfance ? Comment être un adulte quand on porte en soi un enfant en colère ? Comment aimer sans posséder, comment créer sans se dissoudre, comment exister sans se mettre en scène en permanence ?

Lennon, comme beaucoup de gens de sa génération, glisse d’un sacré institutionnel vers un sacré intérieur. Sauf que chez lui, l’intérieur est un endroit dangereux. Quand il se lance dans la primal therapy, il ne cherche pas une illumination. Il cherche une expulsion. Il veut hurler ce qui est resté coincé. Il veut que le passé sorte du corps. Et de cette expérience naît une musique dépouillée, brutale, presque anti-pop : l’album Plastic Ono Band, où l’on entend un homme qui ne veut plus séduire, qui veut se dire.

Ce qui est fascinant, c’est que la phrase sur Eleanor Rigby préfigure déjà cette logique. Quand Lennon dit que Jésus ne serait pas touché, il dit déjà : je ne crois pas au sauveur extérieur. Je ne crois pas au recours magique. Je crois que la douleur reste là, et que les systèmes censés la prendre en charge peuvent échouer. Plus tard, dans sa musique solo, il transformera cette intuition en dogme personnel : ne croire en rien d’autre que ce qu’on peut affronter.

God : le désenchantement comme œuvre d’art

La chanson God, dans la carrière de Lennon, est un point de non-retour. Elle n’est pas seulement une critique de la religion organisée, elle est une critique de tout ce qui ressemble à une béquille métaphysique. Lennon y énumère ce en quoi il ne croit pas. Il balaie les figures, les mythes, les idoles, les slogans. Il ne s’agit pas d’un exercice de style cynique, mais d’un geste existentiel : déshabiller le monde jusqu’à ce qu’il ne reste que l’individu face à lui-même.

Et là, surgit cette phrase : “I just believe in me.” Ce n’est pas un mantra motivant comme on en vend aujourd’hui sous forme de mugs. C’est une phrase prononcée par un homme qui a compris que personne ne viendra. Elle est aussi effrayante que libératrice. Elle dit : tu es seul responsable. Elle dit : il n’y aura pas de sauvetage. Elle dit : si tu tombes, tu tombes. Et si tu te relèves, tu te relèves.

On peut entendre God comme la version adulte de la remarque de 1966. En 1966, Lennon refuse d’imaginer Jésus validant Eleanor Rigby. En 1970, il refuse d’imaginer Jésus tout court comme solution. Entre les deux, il y a l’éclatement des Beatles, l’épuisement de la célébrité, les désillusions politiques, les amours explosives, et surtout une confrontation avec soi-même. Lennon n’a pas seulement “tourné le dos” à la religion : il a tourné le dos à l’idée qu’une structure extérieure puisse guérir l’intérieur.

Mais il serait trop simple d’en faire un athée militant. Lennon, même dans son iconoclasme, conserve une obsession morale : l’empathie, la paix, la compassion. Il ne croit pas forcément au ciel, mais il croit à la nécessité de ne pas faire de l’autre un ennemi. Il veut un monde où l’on cesse de s’enfermer dans des boîtes identitaires. Il veut que l’humain remplace le dogme. Ce n’est pas une religion, mais c’est une éthique. Et cette éthique, paradoxalement, rejoint parfois ce que les religions prétendent enseigner sans toujours le pratiquer.

C’est là que Eleanor Rigby revient comme un fantôme. La chanson ne propose pas de solution, mais elle propose une chose essentielle : la visibilité. Elle dit : regardez ces gens. Regardez ceux que vous ne regardez pas. Regardez la solitude qui se fabrique dans les interstices de vos fêtes, de vos institutions, de vos dimanches.

Le paradoxe Lennon : refuser la foi, exiger la compassion

Il y a un paradoxe fondamental chez Lennon qui rend la lecture de ses déclarations passionnante et parfois déroutante. Il peut rejeter la religion comme institution et, simultanément, exiger une forme de morale quasi spirituelle fondée sur la paix et l’amour. Il peut se moquer des “fausses idoles” et, en même temps, être un homme qui souffre d’avoir été idolâtré. Il peut attaquer le christianisme et, en même temps, être fasciné par la figure de Jésus comme personnage radical, comme prophète de renversement, comme symbole de l’innocent sacrifié.

Dans ce cadre, la phrase sur Eleanor Rigby devient moins une attaque contre Jésus qu’une attaque contre l’idée qu’on se fait de Jésus. Lennon refuse le Jésus de carte postale, le Jésus mascotte, le Jésus utilisé comme tampon moral. Il refuse qu’on invoque Jésus pour éviter de regarder la misère humaine en face. Il refuse qu’on transforme le religieux en argument esthétique : “votre chanson est religieuse donc elle est acceptable”. Lennon répond : non. Votre validation n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est la solitude de cette femme, c’est la solitude de ce prêtre, c’est la solitude de tous ces gens que vous laissez derrière.

On peut aussi entendre, dans sa réponse, une forme de pessimisme anthropologique : même si Jésus revenait, le monde ne changerait peut-être pas tant que ça. Les solitudes persisteraient. Les institutions récupéreraient. Les gens continueraient de mourir seuls. Ce n’est pas un message d’espoir. C’est un message d’urgence : si vous voulez que les choses changent, ce n’est pas à Jésus qu’il faut demander, c’est à vous.

Et cette urgence est au cœur de ce qui fait des Beatles, paradoxalement, un groupe “moral” sans être religieux. Leur musique, surtout à partir de 1965-1966, cesse d’être seulement une promesse de plaisir. Elle devient un miroir de la complexité humaine. Elle parle de solitude, d’aliénation, de désir, de fuite, de rêve, de réveil. Elle devient une manière de documenter l’époque, de capter les fissures.

Eleanor Rigby est l’une des plus grandes fissures. Elle dit : nous vivons dans un monde où l’on peut être entouré et pourtant abandonné. Un monde où la religion peut continuer de fonctionner comme institution sans fonctionner comme consolation. Un monde où les paroles sacrées peuvent se répéter pendant que les êtres disparaissent.

Pourquoi cette phrase de Lennon continue de déranger

Alors, pourquoi cette histoire revient-elle aujourd’hui ? Pourquoi cette phrase de Lennon, prononcée dans un contexte précis, continue-t-elle d’être citée, exhumée, commentée ? Parce qu’elle touche à une zone sensible : la frontière entre l’art et le sacré. Beaucoup de gens aiment l’idée que l’art puisse être “spirituel”, qu’il puisse remplacer la religion, qu’il puisse offrir une transcendance laïque. Eleanor Rigby est souvent utilisée comme preuve que la pop peut être profonde, que la musique populaire peut parler de métaphysique, de mort, de solitude. Et c’est vrai.

Mais Lennon vient troubler cette lecture confortable. Il vient dire : attention, ne sacralisez pas trop vite. Ne transformez pas une chanson sur l’abandon en hymne religieux. Ne demandez pas à Jésus de valider vos émotions. Ne cherchez pas dans le sacré une permission d’être touché. Soyez touché parce que c’est humain, parce que c’est réel, parce que ces vies-là existent. C’est une leçon brutale, mais elle a quelque chose d’honnête.

Et puis, cette phrase révèle aussi l’un des grands malentendus autour des Beatles : on a souvent voulu faire d’eux des symboles de bonheur, de liberté, de jeunesse éternelle. Or, à partir d’un certain point, leur musique devient aussi une musique de l’ombre. Une musique qui parle de l’impossibilité de communiquer, du temps qui passe, de l’esprit qui s’absente, de l’amour qui se déforme. Eleanor Rigby est l’une des premières portes vers cette zone. Et Lennon, en 1966, comprend que cette porte n’a rien d’un confessionnal. C’est un couloir. Et au bout du couloir, il n’y a pas un prêtre qui absout. Il y a une tombe.

Cette vision n’est pas “anti-religieuse” au sens trivial. Elle est anti-illusion. Elle refuse le confort des interprétations qui rassurent. Elle rappelle que la solitude n’est pas un concept littéraire, mais une réalité sociale. Et que si la religion, ou n’importe quelle institution, prétend s’en occuper, alors elle est jugée à l’aune d’une seule chose : est-ce que quelqu’un, concrètement, est moins seul ?

Eleanor Rigby, ou la sainteté des invisibles

Au fond, la grandeur de Eleanor Rigby tient peut-être à ceci : elle accorde une forme de sainteté aux invisibles, sans jamais employer le vocabulaire de la sainteté. Elle raconte une femme qui n’a pas d’épopée, pas d’amant tragique, pas de destin flamboyant. Elle raconte un prêtre qui n’a pas de miracles, pas de conversions, pas de foule à guider. Et pourtant, leur existence a assez de poids pour devenir une chanson. Assez de poids pour traverser les décennies. Assez de poids pour forcer même John Lennon à réfléchir à ce que la religion fait, ou ne fait pas, face à la douleur humaine.

Quand Lennon dit que Jésus ne serait pas spécialement touché, il commet peut-être une erreur d’interprétation sur Jésus. Mais il dit une vérité sur l’époque, et sur lui-même. Il dit : je ne veux pas que vous utilisiez Dieu comme un vernis. Il dit : la chanson n’est pas un sermon. Il dit : la solitude est là, et elle n’attend pas qu’on lui donne un sens sacré pour être réelle.

Et c’est ce qui fait que cette histoire n’est pas seulement une anecdote de conférence de presse. C’est une clé de lecture. Elle montre comment, en plein cœur de la Beatlemania, au milieu des cris et des flashes, les Beatles fabriquaient déjà une musique qui parlait de ce que les cris recouvrent : l’abandon, la peur, la finitude. Elle montre aussi comment Lennon, même quand il semble “blasphémer”, cherche à ramener la discussion à quelque chose de plus concret : l’humain, le quotidien, la souffrance ordinaire.

On peut imaginer beaucoup de choses : Jésus aimant ou non la chanson, Jésus comprenant ou non la solitude moderne, Jésus réagissant à la pop. Mais l’intérêt de la phrase de Lennon, c’est qu’elle nous empêche de nous réfugier dans ces scénarios. Elle nous oblige à rester là, avec Eleanor, avec Father McKenzie, avec la poussière sur les mains, avec le silence après l’enterrement.

Et si Eleanor Rigby est une prière, alors c’est une prière adressée à nous-mêmes. Une prière qui dit : regarde. Ne détourne pas les yeux. N’attends pas qu’un sauveur fasse le travail à ta place. Parce que les solitudes, elles, n’attendent pas. Elles s’installent. Elles durent. Elles tuent. Et elles laissent derrière elles, parfois, une simple chanson de deux minutes comme seule preuve qu’une vie a existé.


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