À la fin de 1974, John Lennon sort Walls And Bridges, un album majeur après les échecs de Some Time In New York City et Mind Games. En pleine tourmente personnelle durant le « Lost Weekend », séparé d’Ono et lié à May Pang, Lennon impose une discipline rigoureuse en studio. Entouré de musiciens talentueux et avec la participation d’Elton John, il enregistre des titres oscillant entre détresse, humour et renouveau. L’album, marqué par des tubes comme « Whatever Gets You Thru The Night », reflète un Lennon à la fois vulnérable et résilient.
Fin 1974, John Lennon publie Walls And Bridges, un album qui tranche nettement avec les errances de ses opus précédents. Après la déception commerciale et critique de Some Time In New York City (1972) et la relative tiédeur de Mind Games (1973), Lennon se lance dans l’enregistrement d’un disque plus abouti, un projet qu’il mènera presque intégralement seul, dans une dynamique de travail rigoureuse jamais encore vue depuis le début de sa carrière solo. Tout se déroule dans un contexte personnel particulièrement tumultueux : Lennon est séparé de Yoko Ono depuis plusieurs mois et vit une relation avec May Pang, son assistante devenue sa compagne à la demande expresse d’Ono. Cette période, connue sous le nom de “Lost Weekend”, dure dix-huit mois et devient légendaire pour ses excès, notamment à Los Angeles.
Pourtant, c’est précisément au cœur de ces débordements que Lennon amorce son retour à New York et se réinvestit dans un travail de studio. Walls And Bridges se veut le reflet d’un musicien en quête de rédemption, prêt à canaliser ses pulsions pour mener à bien un album cohérent. Il s’entoure d’instrumentistes de haut vol : le guitariste Jesse Ed Davis, le bassiste Klaus Voormann, le batteur Jim Keltner, ainsi que des claviers comme Nicky Hopkins et Ken Ascher. Il accueille même Elton John sur deux titres, “Whatever Gets You Thru The Night” et “Surprise, Surprise (Sweet Bird Of Paradox)”. Au fil des sessions, Lennon tisse un disque où transparaissent ses déchirures amoureuses, ses regrets, mais aussi son humour et son énergie.
Sommaire
- Entre New York et Los Angeles, une période de confusion
- Le déclic créatif : regagner un professionnalisme perdu
- Des chansons entre détresse et désir de reconstruction
- May Pang en muse inattendue
- “#9 Dream” : un onirisme typiquement lennonien
- Les échos aux Beatles et la réconciliation discrète avec McCartney
- “Steel And Glass”, le coup de griffe à Allen Klein
- Des collaborations brillantes : entre cuivres et claviers
- Un John Lennon rigoureux, mais toujours drôle
- Une sortie publicitaire audacieuse
- Le pari perdu face à Elton John
- “Nobody Loves You (When You’re Down And Out)” : la désillusion amère
- Une pincée d’humour pour clore : “Ya Ya” avec Julian Lennon
- Un titre retiré de l’album : “Move Over Ms L”
- L’impact de Walls And Bridges et la suite
- La réception critique et la place de l’album dans la discographie
- La réédition et l’héritage
- Un final révélateur : “Ya Ya” et la part paternelle
- Une œuvre de transition vers la réconciliation
- Un bilan contrasté, mais un succès populaire
- L’héritage prolongé
- Une “lost weekend” immortalisée
Entre New York et Los Angeles, une période de confusion
L’album précédent de Lennon, Mind Games (1973), n’a pas répondu aux attentes du public. Ses compositions, jugées inégales, laissent entrevoir un artiste en perte de repères, encore sous le choc de l’échec cuisant de Some Time In New York City. Au moment de finaliser Mind Games, Lennon et Yoko Ono entament une séparation. Alors qu’il espère revenir rapidement dans ses bonnes grâces, elle lui propose de vivre chacun de son côté quelque temps. Elle incite même May Pang, leur assistante, à se rapprocher de lui.
Loin de la surveillance rassurante d’Ono, Lennon quitte New York pour Los Angeles, où il se laisse aller à tous les excès. Les témoignages abondent sur ces nuits de beuveries avec Keith Moon, Ringo Starr, Harry Nilsson… Les séances d’enregistrement de l’album Rock ‘n’ Roll, produit par Phil Spector, tournent au chaos : un Spector imprévisible disparaît avec les bandes, l’ambiance est explosive et la productivité quasi nulle. S’ensuivent d’autres projets tout aussi chaotiques, comme la production de l’album Pussy Cats de Nilsson, en avril-mai 1974, où l’alcool coule à flots.
Pourtant, à force de dérives, Lennon prend conscience qu’il se perd. Ses relations avec May Pang sont certes plus sereines qu’on ne le pense, mais il sent qu’il doit quitter Los Angeles pour retrouver un cadre moins débridé. Il retourne donc à New York, loue un appartement, s’attelle à l’achèvement de Pussy Cats, puis se met à composer une série de chansons, reflet de son état d’esprit du moment.
Le déclic créatif : regagner un professionnalisme perdu
À New York, Lennon se montre très organisé. Il impose aux musiciens un planning strict : répétitions et enregistrements de midi à 22 h, cinq jours par semaine. Ces sessions ont lieu au Record Plant East, sous la houlette de l’ingénieur Roy Cicala, assisté par Jimmy Iovine. Exit la drogue, l’alcool en studio ou les dérapages nocturnes : Lennon veut retrouver une “éthique de travail” digne de ses années Beatles. Il dispose de deux jours pour peaufiner les arrangements, et dès que les morceaux sont bien rodés, il les enregistre dans la foulée.
Jimmy Iovine déclare plus tard : « Les séances de Walls And Bridges étaient les plus professionnelles auxquelles j’ai participé. John savait ce qu’il voulait, il savait comment l’obtenir : il visait un son précis, et pour l’essentiel il l’a eu. Il avait une telle énergie. » Lennon, de son côté, semble comme “libéré” : il n’y a pas la pesanteur militante de Some Time In New York City, ni la solitude dépressive de Mind Games. Certes, sa vie personnelle reste un champ de mines, mais il retrouve une inspiration qu’il n’avait plus connue depuis ses premiers albums solos.
Des chansons entre détresse et désir de reconstruction
Plusieurs morceaux de Walls And Bridges naissent donc de ce contexte, où Lennon oscille entre regrets envers Yoko Ono et affection profonde pour May Pang, tout en livrant des confidences sur son sentiment de solitude. Dès l’ouverture, “Going Down On Love” donne le ton : « Somebody please, please help me », chante-t-il, glissant une référence à “Help!” des Beatles. On y entend un homme au bord du gouffre, qui se voit “noyé dans une mer de haine”. L’usage d’un jeu de mots grivois (car “Going down on love” renvoie aussi à une connotation sexuelle) montre son humour teinté de détresse.
“Whatever Gets You Thru The Night” vient ensuite, avec son tempo enjoué, son piano électrique et la participation d’Elton John, l’un des artistes les plus en vue de l’époque. Elton n’apparaît pas seulement en guest vocal, il plaque aussi quelques parties d’orgue ou de piano, et le duo s’avère explosif. Lennon dira plus tard : « Elton est arrivé au studio, et il a proposé de jouer. Il a suffi de quelques prises pour réaliser à quel point c’est un musicien exceptionnel. » La chanson, inspirée par une phrase d’un télé-évangéliste (“Peu importe ce qui vous aide à passer la nuit”), devient un hymne festif, un appel à profiter de la moindre bouée de sauvetage pour surmonter l’épreuve.
Les couplets sont courts, accrocheurs, soulignés par des cuivres percutants. Au final, “Whatever Gets You Thru The Night” sort en single aux états-Unis le même jour que l’album, le 26 septembre 1974, et se hisse à la première place du Billboard Hot 100, offrant à Lennon son premier (et unique de son vivant) numéro un solo aux états-Unis. Il convient de rappeler qu’il avait déjà atteint la première place en duo avec Paul McCartney et les Beatles, mais jamais sous son nom.
À l’inverse, des titres comme “Bless You” ou “Scared” plongent dans la tristesse la plus profonde. “Bless You” est destiné à Yoko Ono, que Lennon considère toujours comme son “âme-sœur”, même s’il a du mal à admettre la rupture. Il va jusqu’à souhaiter du bonheur à Ono et son nouveau compagnon (le guitariste David Spinozza, ancien collaborateur sur Mind Games) : “Some people say it’s over, now that we spread our wings / But we know better, darling, the hollow ring is only last year’s echo”. Dans “Scared”, Lennon évoque la peur de la solitude, le vide du succès quand on n’a personne pour partager les joies de la vie. La production, avec ses cuivres graves et une réverbe discrète, renforce ce sentiment de dénuement.
May Pang en muse inattendue
“Surprise, Surprise (Sweet Bird Of Paradox)” se consacre à May Pang, cette présence lumineuse qui l’a tiré d’un gouffre émotionnel. Lennon l’appelle « mon oiseau de paradis », dans un clin d’œil à leur relation née dans les circonstances insolites que l’on sait (initiée par Ono). La chanson présente un groove énergique, un piano enjoué, et Elton John chante les chœurs. On ressent l’enthousiasme nouveau de Lennon, ravi de retrouver une complicité que son mariage avec Ono n’avait plus.
Ce contraste entre le désir de réconciliation avec Yoko et l’amour sincère envers Pang illustre la confusion totale de Lennon à cette époque. Il navigue entre la nostalgie de son couple passé et la satisfaction de se sentir aimé et soutenu par Pang. L’album rend compte de cette ambivalence, tout en évitant de sombrer dans le larmoyant.
“#9 Dream” : un onirisme typiquement lennonien
Parmi les sommets de Walls And Bridges, “#9 Dream” se détache comme une pièce majestueuse. Lennon y développe une ambiance brumeuse, soutenue par des violons et des violoncelles qui évoquent un univers irréel. May Pang y chante les chœurs éthérés, tandis que la ligne de basse et la guitare se font discrets. Lennon aurait composé ce morceau après avoir littéralement rêvé la mélodie et cette formule mystérieuse : “Ah! böwakawa poussé, poussé”. Il explique l’avoir notée dès son réveil, comme il avait coutume de le faire avec ses idées spontanées.
La construction musicale est raffinée : on y sent l’influence de certaines orchestrations réalisées pour Harry Nilsson, notamment le thème de “Many Rivers To Cross” repris dans une version de Nilsson. Lennon, dans un subtil recyclage, en intègre la trame mélodique à ses couplets. Il insiste sur le fait que cette chanson est venue “par miracle”, s’inscrivant dans sa longue histoire de fascination pour le chiffre 9 (il est né un 9 octobre, a vécu au 9 Newcastle Road, etc.). Le résultat conquiert rapidement les auditeurs, “#9 Dream” devenant l’un des titres les plus appréciés de l’œuvre post-Beatles de Lennon.
Les échos aux Beatles et la réconciliation discrète avec McCartney
Au détour de certains titres, Lennon glisse des clins d’œil à ses années Beatles. Ainsi, “Going Down On Love” renvoie au mot “Help!” par son refrain, tandis que “Surprise, Surprise (Sweet Bird Of Paradox)” se termine sur une allusion au “beep beep, beep beep, yeah” de “Drive My Car”. Dans “Beef Jerky”, un instrumental funky et dansant, on remarque un riff tout droit inspiré de “Let Me Roll It” de Paul McCartney. Or “Let Me Roll It” était perçu comme un hommage (voire un pastiche) de Lennon, à l’époque de Band On The Run (1973). À travers Walls And Bridges, Lennon rend la politesse à son ancien complice, comme pour signifier que les tensions s’apaisent peu à peu.
D’ailleurs, cette trêve se confirme par une visite surprise de McCartney à Los Angeles, début 1974, lorsque Lennon y enregistrait avec Nilsson. Les deux anciens Beatles improvisent un jam resté décevant sur le plan musical, mais symboliquement fort : ils n’ont plus envie de s’écharper comme au temps de “How Do You Sleep?”. Certes, la collaboration n’aboutit pas à un duo formel, mais cela témoigne d’un réchauffement discret entre les deux hommes.
“Steel And Glass”, le coup de griffe à Allen Klein
Bien que l’album s’éloigne de la politisation, Lennon ne renonce pas aux chansons incisives. “Steel And Glass” apparaît comme un règlement de comptes, rappelant la violence de “How Do You Sleep?” (adressée à McCartney sur Imagine). Cette fois-ci, la cible est Allen Klein, l’ancien manager des Beatles, auquel Lennon reproche une gestion douteuse des finances du groupe, et surtout un comportement manipulateur. La structure de la chanson, avec ses cordes angoissantes et son ambiance lourde, fait écho à “How Do You Sleep?”, et la similitude n’a pas échappé aux critiques de l’époque.
Lennon se garde toutefois de citer explicitement Klein. Il se contente de dresser le portrait d’un individu avide et hypocrite, enveloppé de “verre et d’acier” (steel and glass), comme une métaphore de l’absence d’empathie. Le ton est moins vindicatif qu’auparavant, plus désabusé : on y perçoit la lassitude de Lennon face aux enjeux business, qui ont pollué la fin des Beatles.
Des collaborations brillantes : entre cuivres et claviers
La participation de musiciens chevronnés donne à Walls And Bridges un son plus riche que les disques précédents. Les arrangements de cuivres sont confiés à Ken Ascher ou aux “Little Big Horns”, un ensemble mené par Ron Aprea et Bobby Keys. Les superpositions de saxophones, trompettes, et parfois de clarinette basse, confèrent une chaleur inédite à l’univers de Lennon.
De plus, Nicky Hopkins, l’un des claviéristes de session les plus réputés de l’époque (ayant accompagné les Rolling Stones ou encore The Kinks), apporte son toucher délicat au piano et à l’orgue. Son interplay avec Jesse Ed Davis (guitare) et la section rythmique Keltner/Voormann est souvent souligné par les critiques. Pendant ces sessions, Lennon laisse une grande liberté aux instrumentistes, déclarant : « Je ne savais pas formaliser d’arrangements précis, donc je les laissais faire. S’ils jouaient quelque chose qui me plaisait, on le gardait. »
Un John Lennon rigoureux, mais toujours drôle
Tout en se montrant discipliné, Lennon n’abandonne pas son sens de l’humour. Dans le livret accompagnant l’album, il signe de divers pseudonymes farfelus : Dr. Winston O’Boogie, Kaptain Kundalini, Rev. Thumbs Ghurkin, etc. On y trouve aussi deux citations : « Possession is nine-tenths of the problem » (en français : “La possession est aux neuf dixièmes le problème”) et un curieux message : « Le 23 août 1974, à 21 h, j’ai vu un OVNI. – J.L. » Certains y voient l’évocation réelle d’une prétendue observation d’OVNI depuis sa terrasse new-yorkaise, d’autres estiment que Lennon brouillait simplement les pistes à la façon d’un canular.
Sur la pochette, Lennon choisit de reprendre des dessins réalisés par lui-même, enfant, en 1952. Il mêle des photos récentes prises par Bob Gruen à New York et ces esquisses colorées. L’une d’elles représente la finale de FA Cup 1952, où George Robledo inscrivit le but de la victoire pour Newcastle. On y voit le numéro 9 de Jackie Milburn, un symbole marquant pour Lennon (le chiffre 9 le hante depuis toujours). L’album se déplie dans un format original, avec des volets interchangeables montrant divers portraits du chanteur.
Une sortie publicitaire audacieuse
Pour la promotion de Walls And Bridges, Lennon conçoit la campagne “Listen To This…”, qu’il décline sur des badges, des stickers, des affiches, des encarts presse. À New York, quelque 2000 bus arborent la mention “Listen To This Bus”. La télé ne chôme pas non plus : un spot publicitaire défile à l’écran avec une voix off de Ringo Starr qui explique les mérites de l’album, tandis que des permutations de la pochette s’enchaînent. Lennon rend ensuite la pareille à Starr en enregistrant lui-même le commentaire pour la promo de l’album Goodnight Vienna de Ringo.
L’accueil critique, sans être dithyrambique, est nettement plus favorable que pour les deux précédents disques. Les ventes suivent : l’album devient numéro un au Billboard, tandis que le single “Whatever Gets You Thru The Night” occupe simultanément la première place des charts. C’est une consécration pour Lennon, qui n’avait pas encore connu d’aussi grand succès avec un titre solo. Aux états-Unis, la popularité de Walls And Bridges resta forte, avec 35 semaines de présence dans les classements. Au Royaume-Uni, le disque se classe numéro 6 et s’y maintient 10 semaines.
Le pari perdu face à Elton John
L’une des anecdotes marquantes de Walls And Bridges concerne la participation d’Elton John. Pendant l’enregistrement de “Whatever Gets You Thru The Night”, ce dernier parie avec Lennon que la chanson atteindra la première place. Lennon, convaincu que ce n’est pas un morceau suffisamment commercial, accepte de monter sur scène avec Elton s’il perd le pari. Résultat : le single grimpe au sommet du Billboard Hot 100, forçant Lennon à honorer son engagement.
Le 28 novembre 1974, au Madison Square Garden, Lennon rejoint donc Elton John sur scène, interprétant “Whatever Gets You Thru The Night”, “Lucy In The Sky With Diamonds” et “I Saw Her Standing There”. Le public est sidéré, c’est la première et unique fois que Lennon apparaît en concert pop majeur depuis la fin des Beatles. Ce soir-là, il offre un moment inoubliable, qui restera sa dernière grande prestation publique. May Pang se souvient : « John était nerveux comme pas possible, mais il s’est éclaté. C’était une sorte de retour, le signe qu’il pouvait encore faire vibrer un public immense. »
“Nobody Loves You (When You’re Down And Out)” : la désillusion amère
Sur la fin de l’album, Lennon inclut “Nobody Loves You (When You’re Down And Out)”, un morceau désabusé où il envisage la possibilité de le voir repris par Frank Sinatra : « J’ai toujours imaginé que Sinatra pourrait la chanter, elle a un côté “crooner sur le retour”. » Il se projette ainsi dans un style plus proche de la ballade jazzy. Les paroles évoquent la déréliction de la célébrité : quand la gloire s’effrite, plus personne n’est là pour vous soutenir. Une confession poignante, que Lennon présente dans une tonalité slow, appuyée par des arrangements de cuivres minimalistes.
Ce sentiment de solitude résonne avec son état d’esprit. Malgré le succès commercial, malgré l’amour naissant avec Pang, Lennon confie dans une interview : « Quand tu écoutes Walls And Bridges, tu entends un type déprimé. Certes, je sais fabriquer des tables, mais il n’y a pas vraiment d’esprit dans ces tables, tu vois ? » Il estime que l’album, pourtant bien conçu, révèle son mal-être intérieur.
Une pincée d’humour pour clore : “Ya Ya” avec Julian Lennon
Pour conclure l’album, Lennon choisit “Ya Ya”, titre R&B popularisé par Lee Dorsey en 1961, qu’il interprète avec son fils Julian, âgé alors de 11 ans, à la batterie. Cela ne dure qu’une minute, et le jeune batteur n’avait pas conscience que son père inclurait la prise sur l’album définitif. Julian, en l’apprenant, aurait déclaré : « Si j’avais su, j’aurais mieux joué ! » Ce clin d’œil familial démontre la volonté de Lennon de renouer aussi avec son rôle de père, qu’il avait trop longtemps négligé.
Un titre retiré de l’album : “Move Over Ms L”
Initialement, Lennon songe à glisser “Move Over Ms L” sur la face B de l’album, entre “Surprise, Surprise (Sweet Bird Of Paradox)” et “What You Got”. Finalement, il renonce, estimant que la chanson ne s’accorde pas parfaitement à l’équilibre global. Le morceau refera surface en 1975, en face B du single “Stand By Me”. Ce n’est pas la première fois que Lennon retire à la dernière minute un titre : c’est une habitude chez lui de peaufiner l’ordonnancement jusqu’au bout.
L’impact de Walls And Bridges et la suite
Avec cet album, Lennon regagne la confiance du public, atteignant la première place aux états-Unis, une réussite qu’il n’avait plus connue depuis Imagine. “Whatever Gets You Thru The Night” devient l’un des grands tubes de la fin 1974, et “#9 Dream” grimpe également dans le top 10. Le triomphe de l’album profite à Lennon d’un double point de vue : d’abord, il rassure ceux qui doutaient de sa capacité à rebondir après l’échec de Mind Games. Ensuite, il prouve qu’il est capable de produire lui-même, sans l’appui de Phil Spector ni la direction artistique de Yoko Ono, un disque à la fois cohérent et exaltant.
Malgré ce succès, la paix intérieure reste fragile. Lennon demeure tiraillé : il aime profondément Yoko Ono, mais il s’est attaché à May Pang. Les conflits juridiques autour de son statut d’immigration ne sont pas résolus. Néanmoins, la dynamique créative enclenchée avec Walls And Bridges se prolonge brièvement en 1975, quand il sort Rock ‘n’ Roll, album de reprises des standards de son adolescence. Peu après, il se réconcilie avec Ono et met un terme définitif à la relation avec May Pang.
De fait, Walls And Bridges est son dernier album de compositions originales avant un long silence de cinq ans. Ce n’est qu’à la fin de 1980 qu’il reviendra avec Double Fantasy, quelques semaines avant son assassinat.
La réception critique et la place de l’album dans la discographie
La presse de l’époque souligne la qualité de la production et l’efficacité mélodique de plusieurs morceaux. Les critiques regrettent parfois la tonalité mélancolique, voire pessimiste, de certaines pièces, mais reconnaissent une cohésion d’ensemble. Ray Coleman, dans Melody Maker, parle d’un disque “riche et varié, plus abouti que ce qu’il nous avait proposé ces deux dernières années”. En revanche, Charles Shaar Murray (NME) se montre plus sévère, jugeant plusieurs chansons sans ambition.
Le public, lui, ne s’y trompe pas : Walls And Bridges est certifié disque d’or aux états-Unis, se vendant à des centaines de milliers d’exemplaires. En Angleterre, l’album se classe 6ᵉ, un bon résultat même si moins fulgurant qu’aux états-Unis. L’album est parfois décrit comme le plus professionnel que Lennon ait réalisé hors Beatles : on y trouve une rigueur nouvelle, une véritable direction artistique, un enchaînement maîtrisé. Paradoxalement, cela traduit aussi une forme d’émotion bridée, plus canalisée que sur John Lennon/Plastic Ono Band (1970) ou Imagine (1971).
Les fans retiennent que Walls And Bridges marque le pinacle de la période “Lost Weekend”. C’est en quelque sorte une catharsis dans un format rock, la preuve que Lennon, même en proie aux doutes et à la boisson, sait toujours ciseler des pop songs accrocheuses.
La réédition et l’héritage
Au fil des décennies, l’album connaît plusieurs rééditions. Notamment en 2005, une version remasterisée (mais partiellement remixée) voit le jour, avec une pochette alternative et l’ajout de bonus tels qu’une version live de “Whatever Gets You Thru The Night” enregistrée au Madison Square Garden avec Elton John, une démo acoustique de “Nobody Loves You (When You’re Down And Out)”, et un mini-interview de Lennon mené par Bob Mercer. En 2010, une remastérisation plus fidèle au mix original restitue la pochette complète et est incluse dans le coffret John Lennon Signature Box.
Les critiques plus récentes estiment que Walls And Bridges possède un charme “vintage” très agréable, entre soul, rock, pop sophistiquée et confessions sentimentales. Stephen Thomas Erlewine (AllMusic) y voit “une œuvre inégale mais contenant de vrais moments de grâce”, tandis que d’autres saluent le lyrisme de “#9 Dream” ou la franchise de “Scared”.
D’un point de vue historique, l’album revêt une importance considérable, car il s’agit du seul disque de la carrière solo de Lennon à placer simultanément un single et l’album en tête des charts américains. C’est également le dernier opus à montrer Lennon dans une configuration de groupe rock aussi étoffée, avant son retrait de la scène musicale à la fin de 1975 pour se consacrer à la vie de famille.
Un final révélateur : “Ya Ya” et la part paternelle
Le court final “Ya Ya” illustre le besoin de Lennon de retrouver des liens familiaux. Il invite Julian, à peine 11 ans, à tenir la batterie. La prise est rudimentaire, Julian ne s’y attendait pas vraiment, mais Lennon la garde telle quelle, lui dédiant une place officielle sur l’album. Cela témoigne d’un désir de rapprochement : Julian n’avait pas vu son père depuis deux ans lorsqu’il est venu passer quelque temps à Los Angeles. Le “Lost Weekend” n’est donc pas qu’une suite de fêtes alcoolisées : c’est aussi l’occasion pour Lennon de renouer avec son fils.
Le public retient de cette petite vignette finale un côté touchant, presque maladroit, mais symboliquement fort. Lennon aurait pu peaufiner la prise, demander plusieurs essais à Julian, mais il préfère la spontanéité. La séquence fait écho à la volonté de l’artiste de sortir, ne serait-ce qu’un instant, de l’image trop sérieuse ou tourmentée.
Une œuvre de transition vers la réconciliation
Dans la chronologie des albums de Lennon, Walls And Bridges s’impose comme un disque charnière, condensant le chaos du “Lost Weekend” et les prémices d’un retour à plus de sérénité. Peu après la sortie du disque, Lennon réapparaît brièvement sur scène aux côtés d’Elton John, puis amorce sa réconciliation avec Yoko Ono. Les sessions de Rock ‘n’ Roll, achevées en 1975, marquent la fin de cette période. Lennon n’enregistrera plus d’album de chansons originales avant Double Fantasy en 1980, quelques semaines avant son assassinat tragique.
Entre-temps, Walls And Bridges demeure dans la mémoire collective comme l’album où Lennon, malgré son désarroi, retrouve la force de produire un ensemble solide, porté par deux singles forts : “Whatever Gets You Thru The Night” et “#9 Dream”. On y découvre un musicien à la fois brisé et lumineux, capable de confier sa solitude tout en délivrant des mélodies pop efficaces, soutenues par des arrangements de cuivres et de cordes raffinés.
Un bilan contrasté, mais un succès populaire
En définitive, Walls And Bridges rencontre un succès public incontestable, décrochant la première place aux états-Unis. Les critiques de 1974 sont mitigées, certains louant l’évolution musicale et la maturité de certaines paroles, d’autres regrettant un manque d’unité ou qualifiant l’album de “professionnel mais dépressif”. Lennon lui-même, dans ses interviews ultérieures, dit percevoir dans ces chansons l’état de détresse où il se trouvait alors. Il n’en reste pas moins que c’est un disque qui replace son auteur au sommet des charts, le rassure sur sa capacité à plaire, et démontre son talent de producteur.
“Je pense que j’étais bien plus dans la confusion mentale que Yoko,” dira-t-il en 1980. “Si tu écoutes Walls And Bridges, tu entends quelqu’un de déprimé. C’est juste un reflet de l’époque.” Pourtant, pour nombre d’auditeurs, ce que Lennon qualifie d’“absence d’esprit” se traduit en réalité par une introspection sincère, un style où l’arrangement pop n’empêche pas la confession. Les chansons comme “Nobody Loves You (When You’re Down And Out)” ou “Bless You” offrent un visage vulnérable, tandis que “What You Got” et “Going Down On Love” renouent avec une énergie funk-rock jubilatoire.
L’héritage prolongé
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, Walls And Bridges garde une place appréciée dans la discographie solo de Lennon. Il n’a pas la même aura mythique que Imagine ni l’impact brut de John Lennon/Plastic Ono Band, mais il est souvent cité comme le plus abouti des disques de la période post-1972. Les fans y retrouvent un Lennon “lucide et émouvant”, capable de hits immédiats tout en creusant la veine introspective. On y décèle la naissance d’un nouveau rapport à la production, plus soigné, sans jamais sombrer dans les ornementations excessives. Et la présence de musiciens de session talentueux confère une cohésion et une fluidité rares.
D’un point de vue symbolique, on peut dire que Walls And Bridges referme une parenthèse : celle de la débandade californienne, de l’alcool, des querelles diverses. C’est l’album où Lennon se relève, prêt à entrer dans la phase finale de sa carrière, qui l’emmènera vers l’ultime retour en studio pour Double Fantasy en 1980. Il prouve aussi sa faculté à dépasser les douleurs personnelles, un thème récurrent dans ses œuvres depuis l’époque Beatles.
Dans une interview de 1975, Lennon se montre fier d’avoir retrouvé la fraîcheur perdue : “J’ai passé une année étrange, mais je suis presque étonné d’avoir pu sortir quelque chose. Parfois, je suis épaté que ce ne soit pas tous des morceaux de bluuuuuuggggghhhhh.”
Une “lost weekend” immortalisée
Finalement, Walls And Bridges grave dans le marbre cette période haute en couleurs. Les excès, la confusion sentimentale, la volonté de recoller les morceaux de sa vie professionnelle… tout y est. On pourrait percevoir l’album comme un témoignage, plus encore que comme une simple collection de chansons. À la différence de Some Time In New York City, ce n’est pas un pamphlet, c’est un journal intime mis en musique. Lennon fait le choix d’un rock teinté de soul, de pop, d’arrangements de cuivres, révélant son éclectisme. Si l’album n’est pas parfait, il regorge de moments forts et d’une sincérité qui désarme.
Grâce à la collaboration avec Elton John, il décroche un tube de calibre mondial, “Whatever Gets You Thru The Night”. Son amitié avec Harry Nilsson aboutit à “Old Dirt Road”. Sa relation avec May Pang s’illustre dans “Surprise, Surprise (Sweet Bird Of Paradox)”. Son déchirement envers Yoko Ono se lit dans “Bless You” ou “Scared”. Chaque piste est un instantané d’un Lennon écartelé, mais résilient, retrouvant une dynamique artistique.
Walls And Bridges s’impose donc comme une pierre angulaire pour comprendre la trajectoire de Lennon dans les années 1970. Moins célèbre qu’Imagine, moins radical que Some Time In New York City, il est pourtant le seul à s’offrir la première place américaine, symbole d’un artiste en pleine reconquête populaire. Derrière ses mélodies soignées, il dévoile une fragilité et une maturité qui nourrissent encore la fascination des mélomanes.
L’histoire retiendra que cet album, publié le 26 septembre 1974 aux états-Unis (et le 4 octobre au Royaume-Uni), reste l’œuvre la plus solide du “Lost Weekend”. Il entérine l’idée qu’on peut créer malgré le chaos, qu’un artiste comme Lennon, même en proie à la dérive, possède encore suffisamment de génie pour rassembler un groupe, ciseler des morceaux accrocheurs et marquer l’actualité musicale.
En cette fin 1974, Lennon semble renouer avec la gratitude du public, scellant son retour dans les hautes sphères commerciales. Si le sort de sa relation avec Ono demeure incertain, il offre, à travers Walls And Bridges, un aperçu poignant de sa détresse et de son besoin d’amour. Comme il le chantera sur scène avec Elton John, « Ce qui t’aide à passer la nuit, fais-le. Peu importe la forme. » Pour Lennon, c’était la musique, plus que jamais. Il ne lui restait plus qu’à reconstruire les ponts nécessaires pour revenir pleinement dans le monde qu’il avait quitté, celui de l’harmonie sentimentale et de la création apaisée.
