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Entretien avec Tibor Papp (1ère partie)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le début d’un entretien avec Tibor Papp, réalisé par Alexandre Gherban. Cet entretien sera publié en trois volets, en raison de sa densité et le fichier Pdf sera proposé avec la publication du troisième et dernier volet. Une fiche bio-bibliographique et quelques extraits de l’œuvre de Tibor Papp seront publiés prochainement sur le site.

Six questions à Tibor Papp sur la poésie et l’ordinateur
par Alexandre Gherban

Alexandre Gherban. – Tibor Papp, vous êtes l’un des rares auteurs qui ont une œuvre littéraire où participent à titre égal l’écriture et l’informatique. Comment êtes-vous arrivé à la création littéraire par ordinateur ?

Tibor Papp. – Au départ (au milieu des années 60), ce sont mes visites régulières dans une grande imprimerie du 10e arrondissement de Paris pour superviser la fabrication de la revue Magyar Mûhely (Atelier Hongrois) qui m’ont conduit à réfléchir sur les composants visuels de l’écriture. C’est à ce moment-là, que dans ce domaine, le rôle de la typographie m’est devenu une évidence. Je me suis rendu compte que le visible altère le message de l’écriture dans le bon ou dans le mauvais sens, et que, de plus, cette altération maîtrisée peut devenir un atout poétique. À partir de ces constatations, j’ai fait un apprentissage et je suis devenue typographe. La poésie visuelle (celle de Dom Sylvester Houé­dard, de Henri Chopin, de Pierre Garnier, des frères de Campos, de Tim Ulrichs et celle des auteurs d’avant-garde du début du xxe siècle, notamment le hongrois Lajos Kassák qui est devenue plus tard un point de triangulation poétique important pour moi et mes amis de l’Atelier Hongrois) me semblait être la forme la plus adéquate à mes aspirations.
De plus un essai de 1926 d’un universitaire hongrois, Béla Zolnai, consacré à la langue visible, m’a conforté dans mes approches de cette problématique, ainsi que les recherches des trois psycholinguistes : Jacques Mehler, Thomas G. Bever et Peter Carey m’ont éclairé, bien que l’application de leurs recherches, à ma connaissance, n’a jamais été étendue au niveau littéraire (1). C’est à partir de la grammaire générative et transformationnelle, qui est la base fondamentale de l’analyse structurale des phrases, qu’ils cherchaient une réponse à la question « quels sont les aspects de la structure de la phrase qui dans la lecture affectent le balayage visuel ». En général, disent-ils dans une remarque, « les fixations sur les espaces ont été plus nombreuses que l’on ne l’aurait attendu du modèle ». (fixation = un temps d’arrêt du mouvement oculaire -au moins 0,1 sec.-), cela veut donc dire que le lecteur lit les blancs. Par conséquent, les blancs normaux et supplémentaires (par rapport à l’image textuelle traditionnelle) sont bien perçus par le lecteur, mais la règle résultant de leurs expériences et qui nous intéresse au plus haut point est la suivante : dans le cas des mots isolés, il y a autant de fixations sur la première moitié du mot qu’il contient de structures syntagmatiques de surface ; en outre « cette règle s’applique de façon récursive à tous les niveaux de la structure syntagmatique de surface. » Par exemple, sur le mot jalousie, isolé, l’œil s’arrêtera deux fois plus longtemps sur les cinq premières lettres (jalousie) que sur la deuxième moitié du mot, puisque le mot se décompose en deux unités constituantes. Le même mécanisme va agir concernant le mot soucieux en situation isolée.
Le mariage entre le mouvement et le texte dans les poèmes mobiles (sculptures mobiles) du poète anglais Kenelm Cox, ainsi que les cadrans solaires de Ian Hamilton Finlay avec l’ombre se déplaçant de texte en texte me semblaient être une voie à explorer. Depuis le début des années 70, j’ai créé des diaporamas dans lesquels j’ai réussi à faire bouger mes textes de différentes manières. La plus simple consiste à  me mettre habillé tout en blanc devant le grand écran sur lequel le poème est projeté et du fait de mes déplacements, le texte pour le public se met en mouvement comme des vagues ; j’ai aussi soulevé avec l’aide d’un carton blanc des mots de l’écran, donnant ainsi l’impression d’un texte en trois dimensions. De même, à l’aide du fondu enchaîné, je peux faire bouger virtuellement les objets (y compris les textes) sur l’écran.
En 1983 ma sœur, professeur de maths dans une ville de province en Hongrie m’a demandé de lui apporter de France un ordinateur Sinclair ZX81, un appareil minuscule, pas plus grand qu’une boîte à cigares. (Pour ce genre d’objet – pour des raisons économiques et aussi idéologique – la Hongrie était encore très fermée.) J’en ai acheté un au mois de septembre pour lui offrir comme cadeau de Noël. Pendant les trois mois précédant Noël, j’ai exploré la petite machine avec l’idée de voir si en littérature elle pouvait servir à quelque chose. J’ai assez vite appris le langage Basic et je me suis mis à programmer des petits poèmes visuels dynamiques. Le résultat n’était qu’un balbutiement, mais laissait entrevoir une poésie visuelle en mouvement, autrement dit, c’est par ce biais que l’ordinateur peut réellement donner un plus à l’expression poétique. A cette époque je venais de publier mon quatrième livre de poésie : Vendégszövegek 2, 3 (Textes invités 2, 3) de 320 pages, considéré dans les milieux littéraires hongrois comme un des points de mire de la nouvelle poésie visuelle.
Dès mon retour à Paris, j’ai acheté un Amstrad 64, une machine plus puissante que le Sinclair ZX81, qui ne permettait d’enregistrer le programme que sur bande magnétique, puis je suis devenu propriétaire d’un Amstrad 128 (avec disquette). Je me suis mis au travail et j’ai présenté ma première œuvre Les très riches heures de l’ordinateur n° 1 au Centre Georges Pompidou en juin 1985.

A. G. – Vous dites, lorsque vous parlez de la découverte des nouvelles possibilités offertes par l’ordinateur : « donner un plus à l’expression poétique ». Quel est ce « plus » que l’ordinateur apporte à l’expression poétique ?

T. P. – On peut parler de ce quelque chose de plus à partir de la fin des années 50, très précisément à partir de l’expérience poétique en 1959 de Théo Lutz, étudiant à la Technische Hohschule de Stuttgart qui, basée sur le potentiel combinatoire (minime à l’époque) de l’ordinateur, donnait déjà un avant goût des possibilités littérairement pertinentes. Un peu plus tard, d’autres tentatives de même ordre ont débouché sur la création de petits programmes permettant de générer des textes brefs, des haïkus, des alexandrins etc. C’est l’Ouvroir de Littérature Potentielle, connu sous le nom d’Oulipo qui – prédestiné par ses travaux antérieurs – s’est tourné vers l’ordinateur. « Dans un premier temps, – écrit Paul Fournel (2) – le travail a porté sur un matériau littéraire préexistant, il y a en effet, quelques œuvres combinatoires ou algorithmiques dont l’ordinateur peut grandement faciliter la lecture. La machine fait ici un simple travail de sélection et d’édition. »(3) Le poème de Raymond Queneau « Cent mille milliards de poèmes » fut porté par Oulipo sur ordinateur et présenté sous cette forme (c’est-à-dire sélection à l’intérieur de la machine, puis impression sur papier) aux manifestations de l’Europalia en 1975 à Bruxelles. Plus tard, étant mécontent du résultat de ce programme oulipien, car le papier était toujours indispensable pour faire parvenir au lecteur le résultat, j’ai fait un programme moi-même (publié dans Alire 1) avec des couleurs différentes pour chacun des dix sonnets de base, dont le résultat n’est visible que sur écran.
Je me suis rendu compte que c’est par le support que les nouvelles créations tendent à déborder les traditions. Ces œuvres nouvelles ont leurs origines dans la littérature visuelle en général. Elles ne s’inscrivent plus sur une feuille de papier, mais sur un écran. N’empêche que pour agir d’une manière consciente, le poète créant des œuvres dynamiques sur ordinateur doit connaître les formes de la poésie visuelle et de la poésie sonore. Car, en poésie, la pleine jouissance d’un morceau est liée – comme il se doit – à la forme poétique aussi. Il doit pouvoir discerner sur l’écran la différence entre une disposition topo-logique et topo-syntaxique (par exemple, reconnaître un logo-mandala). Il doit savoir ce qu’est une formation iconologique. Savoir que les calligrammes (icono-logique par excellence) peuvent être rangés dans quatre groupes : Calligramme 1 : dans lequel le texte du poème est linéaire, répond aux normes syntaxiques, tandis que la partie graphique n’est qu’une illustration du texte. Dans les calligrammes de type 2, le texte du poème répond aux normes syntaxiques, mais dans sa totalité n’est pas linéaire (d’où l’incertitude du début et de la fin). Dans les calligrammes de type 3, le texte ne répond pas dans sa totalité aux normes syntaxiques. Les unités textuelles ne sont pas obligatoirement liées entre elles. Dans les calligrammes de type 4, le texte ne répond pas aux normes syntaxiques et il n’est jamais linéaire, en plus, les bribes de textes ne sont pas obligatoirement en rapport direct avec le graphisme du poème. Dans les œuvres visuelles icono-syntaxique, les signes (les lettres) formant le poème sans ajout graphique constituent une icône. Les poèmes visuels basés sur un schéma graphique ou typographique appartiennent à un sous-groupe de l’ensemble topo-logique. Ici la structure de l’œuvre est basée sur un schéma figé (comme les cartes routières ou les mots croisés etc.). Les poèmes tychosyntaxiques ont comme structure directrice : la permutation. Les poèmes visuels anti-syntaxique ne rappellent la langue que par allusion. Ils sont à la limite de la poésie visuelle, mais ils penchent toujours du côté de la langue. Les œuvres poétiques conceptuelles sont le fruit d’une idée arrivée comme un éclair, retenue par le poète, leur dénominateur commun est l’isolation (qui oblige le lecteur de chercher une structure pour assimiler l’œuvre). Cette structure sera parfaitement unique, car elle n’existe que dans la tête du lecteur.
Sans aller trop loin, il est souhaitable que le poète programmant sur ordinateur ses œuvres se familiarise aussi avec des éléments des formes poétiques des siècles passés – qu’il sache ce que sont l’acrostiche, le mésostiche, le téléstiche, l’isogrammatistiche (certaines lettres de différents vers correspondent là où les vers se croisent) etc. etc.
Avec l’arrivée des ordinateurs, un des changements profonds par rapport au papier réside dans le cinétisme de l’inscription. Le déjà-et-toujours-là de l’œuvre sur le support donne sa place à une surface en gestation. Au lieu d’être présent, le texte arrive, apparaît. Son apparition peut être globale et instantanée ou bien peut être un enchaînement d’« arrivées » contrôlées de ses éléments (juxtaposés ou non). Le contrôle s’exerce aussi bien sur les intervalles de temps entre l’arrivée des éléments, que sur l’emplacement de l’inscription (ainsi que sur le ou les directions de son déplacement).
Dans un premier temps on peut considérer que les phénomènes en jeu (le cinétisme en particulier) viennent de l’art cinématographique. La différence primaire réside dans le fait que l’ordinateur est praticable individuellement tandis que l’art cinématographique est collectif par essence. Mais comme le mouvement du texte dans l’espace et dans le temps est lié au mécanisme de l’inscription, et comme l’ordinateur abrite des possibilités inconnues du cinéma, en explicitant ces dernières, la différence s’approfondit. La virtualité, et les phénomènes aléatoires (indispensables pour les œuvres basées sur la combinatoire) qui en découlent en sont l’exemple type.
Parmi les parties aléatoires dans le programme, celles qui ne concernent pas l’œuvre dans sa totalité et qui peuvent être circonscrites à une ou plusieurs séquences relativement courtes, tout en étant limitées dans leurs variantes, confèrent à l’œuvre la possibilité d’apparaître d’une manière différente à chacune de ses représentations, tout en gardant son identité globale.
Le texte d’une œuvre visuelle sur ordinateur doit se confronter tout au long de « sa réalisation » (en dehors de sa compétence poétique dans le sens classique de ce terme) à trois constituants hors-langue : le temps, la topographie et le mouvement.
Sur le papier, le texte est immuable, intemporel, par contre, sur l’écran il a une durée, il a des temps forts et des temps faibles. Il y a d’abord le temps de l’attente, puis le temps d’apparition, ensuite le temps de présence, qui est la somme des temps d’états statiques, cinétiques, scintillants ou non scintillants, latents ou réels du texte – ensuite vient le temps (l’instant) de la disparition qui est généralement suivi par un temps d’écho. Du point de vue topologique, un texte doit se conformer au sens de l’écriture (de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas) et au système des coordonnées de la surface (perpendiculaire ou non, en deux dimensions réelles, en trois dimensions suggérées, etc.)
Le mouvement du texte sur ordinateur est fonction du temps et du déplacement de ses éléments graphiques dans l’espace. La présence des deux facteurs donne un mouvement réel, tandis que sans déplacement on peut avoir un mouvement virtuel (par exemple scintillement, apparitions-disparitions répétées etc.) L’effet sur le texte de ces constituants hors-langue peut être très bénéfique, mais aussi pervers et/ou contradictoire. Un écart du sens résultant de deux lectures d’un même et unique texte peut être obtenu par un simple déplacement temporaire des éléments – et ainsi contredire la lecture effectuée avant le déplacement topographique de ces mêmes éléments.


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