A propos de Zone de Mathias Enard (Actes Sud).
Eh bien ça n'est certainement pas en buvant Martini dry sur Martini dry &/ou en fumant du Napa Valley qu'on va faire avancer les choses. Il paraît que la saison est aux ouragans & aux pavés. L'un dans l'autre les bons livres de la rentrée ont le poids d'une littérature automnale de très bonne qualité mais parcimonieuse. Contre-Jour, Les Tigres, Arbre de Fumée, Velum & Zone de Mathias Enard dont il est question ici & partout ailleurs à ce qu'on m'a dit. Certains diront que c'est un livre surestimé, un exercice de style bien trop long, une forme au fond vaporeux & ils auront sans doute raison. D'autres diront que ça faisait bien longtemps que le roman français n'avait pas accouché d'un tel chef-d'oeuvre, trop rare infraction à la norme littéraire, que voilà l'un des cent meilleurs livres du siècle&, ma foi, ils auront mille fois raison. J'ai la diplomatie facile. Le changement de saison, ça se pourrait bien, mais le simple fait de se poser la question (excellent ou mauvais bouquin) est plutôt intéressant tant l'insipide production actuelle nous avait habitué à soupirer de résignation, tant l'ambition littéraire déployée dans Zone est indéniable. A moins que vous ne préfériez causer du dernier Karin Tuil? ... c'est bien ce qu'il me semblait.
Il s'est murmuré quelque part que la littérature moderne avait pour origine deux matrices différentes, venant d'un même auteur. L'Illiade & l'Odysée. L'Illiade ou le Grand Merdier international & mythologique décuplé à la chaîne depuis lors & jusqu'à nous (pour des siècles & des siècles), confrontation sanglante de peuples frères, enfants de la mare nostrum tumultueuse, livre des multitudes & d'humanités en guéguerre. L'Odyssée ou l'errance sans fin (qu'il aurait voulu d'après les mauvaises langues) d'un homme, un seul. Mathias Enard, qui fait moult références à ces deux textes dans sa longue, looongue phrase (diagonale qui s'étire de Milan vers Rome en passant par les villes arabes aux noms de légendes & d'un Moyen-Orient construit avec des briques de cendres), a fait l'exploit formel de lier les deux. Car Zone c'est le chant (XXIV pour être précis) d'un homme solitaire autour duquel tournoie l'histoire pleine jusqu'à la gorge d'un continent liquide en ébullition permanente, d'une Méditerranée dont les enfants s'entretuent (déjà dit) depuis qu'Achille fit le tour de Troie avec le cadavre d'Hector attaché (par les tendons s'il vous plaît) à l'arrière de son char. Sang, charniers, camps de la mort, villes éventrées, occupées, peuples déchirés, fratricides, schizophrènes & amnésiques qui ignorent les viols de leurs mères & de leurs soeurs, les massacres scientifiques, calculés à la dent près, l'extermination ferroviaire. Tout ceci & bien plus encore se trouve dans la mallette/livre que Francis Servain Mirkovic transporte avec lui à bord d'un train qui l'emmène vers le Vatican où il est sensé vendre ses secrets pour démarrer une nouvelle vie.
When... suddenlyyy... Johnny... gets the feeling... he's being surrounded by... horses! horses! horses!
Le train Milan-Rome, le train des camps de la mort (dont l'ombre lèche les bordures du roman), le train de Lars von Trier aussi & de son Europa & puis donc, celui de Zone. Sur le trajet les souvenirs de guerre sortent d'eux mêmes comme une mauvaise bile, comme un cancer secret. Une culpabilité qui attend qu'on lui rende la monnaie. A moins que le cynisme s'en charge. Il y a un peu de tout ça dans le roman d'Enard. Il y a aussi un style qui restera sans doute unique avant d'être plagié à moins que lui même n'ai déjà... Cette unique phrase qui court sur 500 pages, la mort aux trousses, comme une dernière déclaration avant le peloton d'exécution. Avant la fin du monde. Des fulgurances il y en a à peu près toutes les pages comme des longueurs d'ailleurs. Mais rien à foutre – les livres imparfaits sont les meilleurs. Des passages en forme de guide touristique aussi. Je vous jure que c'est vrai. Alep? Eh bien oui oui, on connaît bien Alep. Figurez vous que patati & patata... Des références historiques à la pelle, des anecdotes – tiens? Des anecdotes qu'on pourrait retrouver dans ces mêmes guides touristiques: ici fut écrasée – c'est affreux - par un char pendant la guerre d'Espagne la célèbre photographe Gerda Taro, compagne de Capa blahblah... Mais c'est pas grave. Rien à foutre. C'est pas grave parce qu'on sent que le machin vrombit de toutes parts, que les éclairs n'atterrissent pas sur une terre vaine – T. S. si tu nous écoutes - mais jaillissent des pages que l'on a face aux yeux &OH SURPRISE! que l'humour est là, comme un cadeau inespéré en pareille circonstances. Je relis ce passage hilarant où Francis se souvient d'une nuit soûle à Trieste, d'une volée de gerbe: «... & elle souffle de la bouche même du diable jusqu'à cent vingt à l'heure, vrai de vrai, ce soir-là malgré la rampe improvisée je suis tombé dans la force du courant d'air, je suis tombé, tombé, tombé & avec moi Vlaho & Andrija, nous avons ri comme jamais quand Andrija a vomi sous le vent & nous a repeints, Vlaho & moi & une passante qui s'est demandée une fraction de seconde ce que pouvaient bien être ces miettes humides & odorantes qui mouchetaient soudain son paletot avant de...» (p246).
On pourra, bien sûr, se demander ce que Robert Fisk, le diamant noire du journalisme, aurait pensé de la course d'Intissar vers le cadavre de Marwan, ceux que les serbes, les israéliens auraient dit en apprenant la course folle de notre homme assassin, tortionnaire, fils, amant, rejeton pourri d'un « règlement de compte avec l'insolvable vérité trahie du XXe siècle » selon Claro vers les dorures affreuses du Vatican, ce que les Thurn & Taxis de la Vente à la Criée du Lot 49 foutent à la page 423. Où en est ce continent en perpétuelle crise d'amnésie? Que faire d'une culpabilité trop encombrante quand la gâchette & le nettoyage intensif démangent? Qu'est qu'un homme seul face aux foules meurtrière de l'Histoire? On pourrait trouver de quoi critiquer le livre de Mathias Enard sans aucun problème mais, franchement, ça serait pinailler comme pas possible.
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Zone chez les chums:ThomzPedroAntonio