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LUCIEN JEAN (20 mai 1870 – 1er juin 1908) PARMI LES HOMMES

Par Bruno Leclercq


NOTES par LUCIEN JEAN

Les Primes à la littérature. - Concours de pièces, concours de romans, concours de nouvelles. Que prétendent-ils faire ? Faciliter les débuts ? Encourager à écrire ? Voilà une bêtise et un mensonge bien modernes. Celui qui veut s'élever au-dessus des autres, qu'il apporte avec lui son génie et sa force. Sinon qu'il soit plutôt maçon, si tel est son talent, ou employé ou rentier. Comme disent les bonnes gens, il n'y a pas de déshonneur à cela – mais nous savons que leurs vues ne sont pas si naïves...

Hommes de lettres. - M. Pierre Maël, nous apprend le Journal, fait partie des athlètes intellectuels (encore une société secrète !) On nous donne son portrait, torse nu, et son bertillonnage : tour de poitrine 1 m. 26 ; biceps, 42 centimètres ; deltoïde, 65 centimètres. Et songer que ce bras formidable à écrit tant de chefs-d'oeuvre !

Willy paiera l'amende, pour outrage écrit aux bonnes moeurs.
- C'est dégoûtant, ce que vous avez écrit, disait le magistrat.
- Monsieur, répondit Willy, j'ai fait oeuvre d'art.
Cette indignation et cette protestation sont belles. J'aime à croire que ces deux augures souriaient, comme il convient.

Bubu et notre conscience - Il fait beaucoup parler de lui, Bubu de Montparnasse. Il n'est plus seulement Bubu, il est Apache. Il a subi l'influence de la littérature, il lit les articles de M. Arthur Dupin, du Journal. Il tue encore, pour vivre, des vieilles femmes seules. Mais il n'a plus cette simplicité forte qui l'asseyait si bien sur ses courtes jambes. Il a du romantisme dans les veines. Il s'aligne comme Julot de Grenelle, il déclare des vendettas, il joue à la manille, et l'enjeu, c'est un coup de couteau que le perdant devra placer entre les épaules du premier passant. Que penserons-nous de cela ?
Nous étions enfants ; on nous apprit les vérités élémentaires. Les actions des hommes étaient cataloguées : ici le bien, là le mal, et l'on s'y reconnaissait facilement. Il fallait aimer le bien et détester le mal. Néanmoins il y avait une autre classification familière. Pardonner à son ennemi, par exemple, était bien souvent la première, et s'en venger était bien suivant la seconde.
Prendre la femme de son prochain. C'était encore une chose jugée de diverses manières. Enfin, tout fut remis en question, et l'on nous apprit une vérité nouvelle : à savoir, qu'il n'y a pas de vérité. Il y a des valeurs qui changent avec l 'époque, avec le lieu, avec l'homme même. Cela était d'une telle évidence que nous étions abasourdis. - Dansons, nous sommes des hommes libres ! - Mais nous sommes des hommes, et nous avons des besoins vitaux, parmi lesquels, aussi vif que la faim et l'amour, un besoin de foi et d'enthousiasme. Que croirons-nous ? Ce que nous ne pourrons pas nier. Qu'admirerons-nous ! Ce qui nous dépassera. Et, faut-il le dire ? Nous nous étonnons difficilement. Durant des siècles, nous avons découvert en nous-mêmes des choses belles et surprenantes. T'en souviens-tu, lorsque t'on souffle anima la première flûte ? Et lorsque tu sentis pour la première fois l'orgueil d'être bon ? Comme nous les avons aimés, les dieux que nous faisions à notre image ! Nos sentiments se transformaient de siècle en siècle, mais ils étaient simples et ne gênaient pas nos mouvements. Hélas, maintenant nous avons fait le tour des choses et nous en connaissons un si grand nombre d'aspects, que nous ne croyons plus aux apparences. Nous les ramenons toutes à quelques notions élémentaires, nous les intégrons...
Mais nous ne savons guère partir d'un point et agir. Un sage moderne dit : « J'ai trente-cinq raisons pour ne pas faire cette chose, et trente-six pour la faire : je le ferais donc. » - Tel autre, qui a pourtant des passions, un coeur ardent, et aussi une restriction suffisante pour ne pas se disperser, écrit une page enflammée sur la vie nouvelle et les sentiments. Puis il dit, avec une triste sincérité : « Je sens que j'écrirais maintenant le contraire avec la même certitude. » - On conçoit que cette complication diminue singulièrement notre élan, et que la spontanéité nous semble une chose admirable ! La volonté et l'action nous surprennent comme des phénomènes rares, et nous les évaluons en tension, comme une énergie mécanique ; nous n'avons plus que ce moyen d'appréciation.
Or, voici : Bubu s'en va entre deux gendarmes des chaînes aux poignets. Ses yeux regardent tout droit, comme ceux des dieux. Il est vaincu, et a dû dépenser, pour être lui-même, une volonté plus forte que tout ce que nous possédons. Charles-Louis Philippe lui dit : « Mon frère, je te salue, car tu as su choisir. » Des hommes l'insultent et se réjouissent de le voir enchaîné, tandis que la voix amère de Nietzsche murmure :
« C'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême ! »
Cependant un homme se lève aussi, il a un couteau planté dans le dos, et nous pensons à toutes les maisons où des femmes et des enfants attendent un homme. Nous pensons à des vieilles mères qui habitent la banlieue, et que Bubu irait visiter un soir. - On nous dit encore : « On ne te demande ni ton amitié ni ta haine. Si tu rencontrais un serpent, tu le jugerais suivant sa nature, et tu penserais seulement à mettre ton pied sur sa tête... »
Ce n'est pas vrai ! Bubu est un homme, et il faut que je l'aime que je le haïsse, et je ne sais plus...
Ah ! Que nos sentiments sont donc enchevêtrés ! Qui nous apportera notre vérité ? Notre attente est bien douloureuse, et malheur à ceux pour qui le soir viendra sans que leur vérité se soit révélée !....


Employé de la ville de Paris, de santé fragile, d'origine modeste, doux et tendre aux malheureux, révolté aussi... Le portrait pourrait être celui-ci de Charles-Louis Philippe, l'auteur de Marie Donadieu, du Père Perdrix, et de Bubu de Montparnasse, il correspond aussi parfaitement à son ami Lucien Jean (Lucien Dieudonné 1870-1908). Mort très jeune à 38 ans, Lucien Jean laisse une oeuvre de peu de pages, quelques nouvelles, des articles, le tout fut réunis par ses amis dans un volume parut au Mercure de France en 1910, Parmi les hommes, c'est de ce volume que sont extraites les Notes, publiées ci-dessus, et dont je donnerais d'autres exemples dans de prochains billets. Le volume est présenté par Georges Valois, préface que l'on retrouvera ci-dessous. Les nouvelles de Lucien Jean, entre réalisme et conte philosophique, mettent en scènes la vie quotidienne des humbles, « Les petites gens de la citée », content des souvenirs d'hôpital, se penche sur des personnages jusqu'alors délaissés dans la littérature, ce qui lui vaudra de figurer en bonne place parmi les précurseurs de la « littérature prolétarienne », cette « littérature qui ne serait pas un jeu, un divertissement pour oisifs », dans le volume d'Henry Poulaille, Le Nouvel Age Littéraire. Juste après la mort de Lucien Jean, c'est Louis Pierard dans la revue La Société Nouvelle, qui lui rendra hommage avec le texte qui suit.


LUCIEN JEAN


Il me souvient avec émotion de deux visites que je lui fis dans cet humble logis qui prenait jour sur la rue du Renard, étroite déserte et triste avec au bout, bien loin, bien loin, me semblait-il, le mouvement, la fièvre et la joie de la rue de Rivoli. N'est-ce point cette grande maison sombre, cet appartement et ce quartier qu'il a décrits à la fin de son livre, Dans le jardin : « La fenêtre s'ouvrait au couchant sur une vieille rue étroite et sinueuse, où des enfants jouaient le soir. Le dimanche, je m'en souviens, il y avait dans la ruelle sombre un grand calme, tandis que la place au bout brillait, très vivante. Nous regardions la nuit descendre sur les toits et les lumières naître. Certains jours, c'était comme un village en fête, et l'on buvait gaîment à des tables dressées dans la rue, sur la chaussée même. »
Une fervente admiration pour le talent discret, l'esprit si délicat et si averti de l'écrivain – admiration que partagent nombre de jeunes -, une grande sympathie, un penchant naturel pour la sensibilité de l'homme, des idées enfin ou des modes de pensée qui nous étaient communs m'avaient attiré vers Lucien Jean. Et voici que je le voyais, que je le connaissait tout à fait : il était bien tel que je me le représentai souvent, avec cette barbe ample et soyeuse, ce visage aux yeux doux, affiné par la souffrance, sous le béret violet qui me rappelait Constantin Meunier, avec encore cette voix musicale et tendre où passait toute la bonté geignarde et phraseuse découlant de je ne sais quel canon moral, de quel postulat humanitaire ; mais d'une bonté qui était la fleur de son être, celle aussi d'un fort qui a beaucoup souffert. Aimer, aimer tout à coup les hommes, nos frères, parce qu'ils souffrent comme nous, les aimer d'un amour immense, furieux, comme le petit Allioscha des Frères Karamasow. « Aimer sans savoir pourquoi, disait Lucien Jean, tendrement, jusqu'à ce que l'amour éclaircisse les yeux des hommes auprès de nous ! Aimer les voleurs et les prostituées, aimer les faibles parce qu'ils souffrent et les forts pour qu'ils apprennent à aimer ! » (1)
Lui moral et vertuolâtre ? Allons donc ! Cela devait être impossible à l'homme de goût, supérieurement intelligent, qui défendit récemment M. Willy, roi des amoralistes, « homme de la race forte, de saine logique, héros magnifique de l'impudeur et de l'indépendance » (2), contre les piteux imbéciles, les tristes échantillons d'humanité qui lui firent au Moulin-Rouge... une conduite de Grenoble. [I] A quelques temps de là, Lucien Jean railla fort agréablement, avec une délicieuse fantaisie, l'Idéal laïque, la Religion aveugle de la science et autres thèmes à torpides laïus. A M. Binet-Sanglé, qui à l'Ecole des Sciences Psychologiques annonçait une série de conférences sur Jésus, « dégénéré et atypique », le sceptique proposa un vaste travail d'investigation scientifique sur tous les Dieux et dressa comme suit la fiche de quelques membres de la famille Ouranos :
« Arès. - imbécillité, avec une pointe de gigantisme ;
« Aphrodite. - Grande hystérie ;
« Héphaestos. - Claudication – on peut diagnostiquer de la tuberculose osseuse ;
« Hermès. - Kleptomanie précoce. Aviation ;
« Héraklès. - Epilepsie. Héroïsme. Peut-être la tunique mortelle, transmise par Déjanire, est-elle un symbole syphilitique ? » (3)
Pareillement, avec la même charmante liberté d'esprit, il considéra le « romantisme
nietzschéen », aussi haïssable que le plus plat des christianismes, ce spectacle ridicule que prodiguent auhourd'hui avec un total manque de goût les Daniel Lesueur, les Chambalot, tous les commis-voyageurs et « Bildungsphilister » du nietzschéisme.(Que devient Nietzsche dans tout cela ?).
« Ulysse, Renaud, d'Artagnan, et le prince Rodolphe, dit Lucien Jean, étaient des héros forts. Mais ils l'étaient simplement, parce qu'il faut l'être pour faire des choses fortes. Ils étaient aimables. Ce n'étaient pas des hommes forts. » (4) Et ailleurs : « Naturellement, ce furent les esprits les plus chancelant qui proclamèrent le plus haut le régime de la force et de la dureté. Ce sont kes débiles qui font du Sandow. » (5)
Longtemps, nous devisâmes un jour, Lucien Jean et moi, de ce snobisme et de ce romantisme nietzschéens qui sévissent chez quelques uns de nos contemporains. A son intention je rapprochait d'une petite prose adorable qu'il avait publiée sous ce titre ; Jeux de la rue (7), certaine aventure bien ténue, mais bien suggestive aussi, à laquelle je venais d'être mêlé. Il avait conté la « tournée des boulangers » que faisaient régulièrement trois vauriens, Honoré, Mimile et Loulou. « Par le soupirail grillé l'on voit les mitrons, torse nu, tablier aux reins. On jette un petit caillou et on attend. Si le mitron n'y prend pas garde, on recommence : il la tête et crie. Mimile répond, c'est lui l'homme de langue ; il a toujours une réplique prête : « Tais-toi vilain pas beau. Ta bouche ou je saute dedans. Monte donc, feignant, si tu n'as pas la trouille ! » A Mons, capitale du Hainaut, le gamin des rues s'appelle « un ropïeur ». Un jour donc qu'assis dans l'herbe, au bord du canal de Condé, je regardais peindre un ami – le plus nomade des pastellistes – j'entendis tout à coup lancer vers nous des provocations de ce genre : « Ah ! Les deux « fâtes » ! les deux fainéants ! Approche ici, su t'as d'la moulle... » Je levais la tête et j'aperçus sur l'autre rive, qui retroussaient héroïquement leurs manches, en nous narguant, deux valeureux ropîeurs. De combien le bras de canal qui nous séparait renforçait leurs vaillance, nul ne le saura jamais ! Cette histoire amusa fort le pauvre Lucien Jean. Tous deux nous y trouvions, comme dans les bordées de Mimile, une miniature de ces hommes forts à bon marché, de ces surhommes de papier mâché que le nietzschéisme de contrebande a fait pousser partout comme des champignons. Pauvre cher Lucien Jean ! Il me présentait avec fierté son grand fils, son « jeune homme ». Quand, dans la conversation, il avait une parole de découragement, révélant un affaissement moral que la maladie provoquait pour un instant seulement, une jeune femme était là qui protestait, le réconfortait, parlait de la grande oeuvre à écrire un jour, bientôt... Mais il hochait la tête avec un doux sourire désabusé.
Sa vie s'écoula, calme, rêveuse et mélancolique, entre ce logis et son bureau de l'Hôtel-de-Ville proche. Parfois, profitant de quelques jours de liberté, il s'échappait vers Courseulles-sur-mer en Calvados qui est, je crois, le pays où moururent ses aïeuls. Il avait un ami, Charles-Louis Philippe, qui campa si solidement dans la littérature contemporaine ce Bubu-de-Montparnasse « petit mais costaud », qui restera. Lucien Jean meurt à trente-huit ans, couronné de l'ardente sympathie de quelques hommes qui l'approchèrent, de l'estime des jeunes qui avaient placé sur son talent si fin tant d'espérances. « Ce sage si français, disait naguère M. Christian Beck, ce juste d'esprit, doué d'une sensibilité si douce et tout ensemble d'une ironie si pénétrante. » Comme chez un Wilde ou un Mallarmé, la figure de ce jeune écrivain se complète merveilleusement en dehors du livre, dans la vie quotidienne, en de nobles, graves et douces paroles où il mettait toute son âme. Son oeuvre tient pour ainsi dire tout entière en quelques pages éparses dans les revues d'avant-garde (Aujourd'hui, L'Ermitage, Le Mercure de France, Antée, La Société Nouvelle). Nous avons presque tout cité plus haut... Et pourtant, nous n'avons point dit encore qu'il osa publier dans L'Ermitage (7) une série de Petits caractères. Qu'on relise ces portraits sobres, parfaits, d'un trait si net, d'une ironie mesurée : Florent, l'homme de lettres « qui va perpétuellement travailler » et qui, une fois assis à sa table, laisse son indolence ruser avec sa soif de gloire : il n'écrira jamais une page ; et Tiburce, le tribun, pareil à l'Hérénien de Verhaeren, et Raton ! « Raton, patricien blanchi, n'a qu'un tour dans son sac, mais il est bon. Ayez l'air de lui reprocher une défection ou un marché : il léve les bras, tremble et déclame d'une voix larmoyante et terrible : « Quoi... quoi, on ose... insulter un vieux Gibelin... un vieux Gibelin » Et vous vous taisez, n'osant juger, vous, un homme aussi vieux et aussi Gibelin. » Qui de nous ne connait Raton ?... Dans L'Ermitage encore (8), on trouvera ces Souvenirs de l'Hôpital qui sont probablement ce que Lucien Jean nous a laissé de meilleur. Je ne connais rien sur ce sujet d'aussi poignant, d'aussi amer, d'aussi douloureusement humain que ces pages. Voilà bien le vrai Dostoïewsky français ! Cette vie de l'hôpital, ces portraits de malades, ces convalescences et ces agonies, tout cela est décrit dans une langue sobre, dépouillée et forte, qui laisse loin derrière elle l'écriture artiste de Soeur Philomène. Lucien Jean a écrit, en outre, une nouvelle et des contes. En 1901, il publia un petit recueil de contes frais et bons comme le pain de froment pur, une centaine de pages réunies sous ce tiitre : Dans le Jardin. La prose en est lyrique souvent et se pare d'un ton légendaire qui fait le grand charme de Barnabé, simple histoire paysanne, aussi bien que du Dernier Chant de Marsyas (sarires de K.X. Roussel et Jour d'été dans la montagne de d'Indy). Ce petit livre apparente Lucien Jean au naturisme. Enfin, je ne suis pas loin de croire que ce jeune maître-écrivain nous a laissé une manière de chef-d'oeuvre dans cette nouvelle : Un vieil Homme, que publia d'abord le Mercure de France (9). Cela est simple, cela est poignant : quatre amis de café, vauriens comme on l'est à vingt ans, qui ne savent point encore combien une âme peut être ravagée cruellement par l'illusion, imaginent de faire croire au père Matelas, un honnéte et silencieux fonctionnaire, qu'ils voient tous les soirs, quil est aimé de Juliette, « P'tit Blé », la maîtresse de l'un d'eux. La désillusion, quand elle vient, est atroce et fait en un instant de ce veuf de quarante-ans, qui espérait une nouvelle vie, un vieil homme. Va-t-il se jeter dans la Seine, comme on l'appréhende vers la fin du récit ? Non point : « Un soir de l'automne qui suivit, je passait par là et je regardai à travers les carreaux. Il était là, dans le cabinet près de l'Aquarium, avec deux autres bonshommes qui jouaient aux cartes. Il fumait une cigarette. Il avait son vêtement à larges carreaux. Il n'était guère changé, et pourtant, dans le pli creux de ses yeux, dans l'affaissement de sa tête, dans son air douloureusement distrait, se lisaient une fatigue infinie et la mort définitive de sa jeunesse. » Cette nouvelle admirablement construite, parfaite, est d'un Maupassant plus humain, que ne tyrannise point la théorie de l'impossibilité. Un Montfort, un Jaloux, un Villetard, un Marcel Boulenger nous émurent et nous enchantèrent semblablement.
Et c'est peut-être, cet art-là, ce que nous avons de plus intéressant, de plus riche dans la littérature présente.

Louis Piérard.

(1) Dans le Jardin.
(2) Cf. Carnet de Route (Antée, 1er février
1907)
(3) Cf. Carnet de Route (Antée, 1er avril 1907)
(4) Cf. Notes (L'Ermitage, janvier 1904)
(5) Cf. Dieu à Paris (Antée, 1er octobre 1906)
(6) Cf. Antée (1er avril 1906)
(7) 15 septembre et 15 octobre 1906.
(8) 15 février et 15 mars 1906.
(9) En 1905.


LUCIEN JEAN
20 mai 1870 – 1er juin 1908


Ceux que le souvenir d'une grande amitié perdue a réunis pour un dernier hommage à la mémoire de Lucien Jean ne sauraient point présenter leur ami à ceux qui liront les pages qu'il a laissées. Ils ont pieusement recherché les feuillets que le temps avait dispersés. Ils ont voulut en former un recueil où leurs frères et leurs fils retrouverons les signes de la Pensée et de la Passion d'un homme qu'ils ont aimé et admiré. Leur tache est faite, et ces cahiers qu'ils ont constitués avec les pages éparses de l'écrivain, ils les déposent sur son tombeau afin que les vivants puissent les ouvrir et les lire dans le silence et la paix. L'art et l'émotion d'un seul d'entre eux, peut-être, eussent possédé le pouvoir de parachever leur oeuvre : Charles-Louis Philippe aurait pu dire ici la vie admirable de celui qui avait été pour lui le meilleur des amis et le plus fraternel des maîtres. La mort retient aujourd'hui son dessein. Ceux qui demeurent ne sauront que rassembler quelques souvenirs où ils essaieront de fixer quelques traits de la figure de Lucien Jean.
Lucien Dieudonné, qui fut connu des lettrés sous le nom de Lucien Jean, est né à Paris le 20 mai 1870. Il était le fils de travailleurs parisiens, originaires d'Alsace. Il fréquenta, dans sa petite enfance, l'école communale, puis il fut élève de l'Ecole Turgot. Sa mère l'avait élevé dans la religion catholique.
A l'âge de 16 ans, il entra dans l'administration municipale. Il y tint longtemps un emploi modeste. La maldie, qui ne le quitta jamais, lui interdit de préparer les concours qui lui eussent permis de gagner les emplois supérieurs. Vers sa vingtième année, alors qu'il était fiancé, il fut pendant de longs mois en très grand danger. Les siens le crurent perdu. Les soins de sa mère le sauvèrent, et il put se marier dans sa vingt et unième année. De ses longues souffrances, il lui restait une extrême douceur, un amour profond pour ceux qui sont frappés par la douleur.
Il eut deux enfants, un garçon et une fille. C'était la plus forte raison de son amour pour la vie. Il ne concevait pas de plus noble fonction pour l'homme que celle de Père de Famille ; il l'acceptait pour lui-même avec une passion grave. Son travail quotidien, il le regardait comme une partie essentielle de cette fonction, et il l'accomplissait avec une loyauté parfaite. Les vingt années qu'il passa dans les bureaux de la Ville, où il eut la qualité de piqueur municipal, furent vingt années de labeur opiniâtre, qu'il avait volontairement doublé, pour augmenter la sécurité des siens, d'un travail qui occupait la plupart de ses veilles.
Ses collègues avaient pour lui une amitié très profonde et très délicate. Il était simple ; il était bon ; il était juste. Ceux qui vivaient avec lui reconnaissaient sans effort ces qualités qu'il possédait à un degré presque surhumain. Auprès de lui, qui vivait avec eux de toute son âme, ils se découvraient meilleurs, et apaisés. Ils se sentaient reliés par lui au monde où sont établis la connaissance des choses, et le juste jugement, et la paix. Ils suivirent sa dernière maladie avec une véritable anxiété, et quelques semaines avant sa mort, ils lui exprimèrent, dans une lettre d'un très beau sentiment, l'ardent désir de le revoir que leur inspirait leur amitié. Ce n'est pas en vain que Lucien Jean avait aimé ses frères : ils lui donnèrent ce jours-là le plus affectueux témoignage de leur reconnaissance.
Lucien Jean demandait au travail l'ordre fondamental de sa vie ; mais il ne connaissait point de parfait équilibre, pour lui-même, sans le secours de l'Esprit, par la connaissance et l'art. Dès sa jeunesse, il avait cherché seul le complément de sa culture chez les artistes et chez les philosophes. Un sens très sûr de l'harmonie intellectuelle le guidait. Cet homme qui connut si parfaitement l'âme moderne, telle qu'elle s'exprime chez les Français et chez les étrangers, se cultiva par la fréquentation des plus classiques de nos écrivains. Il voulait bien penser et exprimer en une langue claire ses sentiments et ses pensées. Ce souci d'ordre intellectuel domina sa recherche. Il soumit toujours ses mouvements au contrôle de sa raison. Il connaissait l'angoisse et la douleur. Mais il refusait de les laisser s'exprimer en cris inarticulés.
L'ordre, c'était pour lui une des plus belles acquisitions de l'esprit. Il l'a mis dans son oeuvre comme il l'avait mis dans sa vie, qui était admirablement ordonnée. D'abord une parfaite dignité morale, puis chaque chose à sa place, et chaque acte en son temps. Le travail accompli, il se donnait aux siens. Et lorsque ses enfants avaient reçu ses dernières caresses du soir, il écrivait, s'il en avait le loisir, auprès de sa femme qui travaillait.
Dans sa vie diminuée par la maladie et remplie par le travil et les soucis de l'époux et du père, il avait su faire une place à l'action extérieure et à l'art. Vers 1895, il avait fréquenté les réunions littéraires, comme celles de la Plume, et les réunions anarchistes. Plus tard, La Plume, le Parti Ouvrier, l'Art Social, l'Humanité Nouvelle, l'Enclos, l'Ermitage, le Mercure de France, Antée, la Société Nouvelle, la Nouvelle Revue Française (1), eurent sa collaboration. En 1901, il fonda même et soutint de ses ressources un cahier mensuel dont le titre exprimait sa pensée directrice, Aujourd'hui, qu'il publia pendant quelques mois.
Enfin sa porte était largement ouverte à ses amis. Il avait groupé quelques jeunes hommes qui venaient auprès de lui chercher le bonheur de la véritable amitié et la jouissance d'une sagesse qui s'étendait à toutes choses. Ceux qui souffraient venaient lui demander leur apaisement : il savait leur dire les paroles qui consolent et qui redressent les âmes. Ceux qui vivaient dans l'angoisse du siècle venaient lui demander des directions : il savait les encourager à vivre et à espérer la révélation. Ceux qui avaient trouvé leur paix et leur voie venaient lui demander d'approuver leurs oeuvres : il savait les fortifier par leur propre critique. Tous avaient pour lui un sentiment fait d'affection, d'admiration et de respect : ils le regardaient comme un frère aîné, très sage et très juste, plein de clairvoyance et de bonté. Il leur parlait avec une douce énergie ; ses sentiments rayonnaient autour d'eux, et entraient dans leurs coeurs. Et sa raison contrôlait les mouvements de leurs âmes. Il leur enseignait la beauté et la justice, qui étaient ses deux passions. Sur la vie et sur les textes, il leur donnait de merveilleux commentaires. Il avait une intelligence enveloppante et pénétrante qui saisissait tous les aspects des choses, et il possédait un sentiment complet de la justice qu'il mettait en exercice pour toutes les personnes. Il vivait dans un équilibre absolu de la sensibilité et de l'intelligence que la maladie même ne put détruire, et ce fut pour ses amis un noble enseignement que de le voir conserver, jusqu'à son dernier jour , après des années de souffrances, une parfaite santé spirituelle.
Ces dons devaient lui assurer une influence profonde et durable chez ceux qui l'approchèrent. Il ne recherchait point cette influence ; il l'eut presque contre son voeu. Il connaissait trop le doute où il demeurait pour désirer d'être un guide pour quelques-uns de ses amis. Mais ses vertus étaient celles de la foi, et sa supériorité était si éclatante et si douce que chacun trouvait son bonheur à renoncer devant elle à toute résistance de l'orgueil. Ceux qui lisent les livres de Charles-Louis Philippe pourront connaître la mesure des sentiments que Lucien Jean inspirait à ses amis et le sens de la direction qu'il leur donnait ; il le reconnaîtront dans plusieurs figures que Philippe introduisit dans ses romans : il est là tel que ses amis le voyaient à son travail, dans sa vie, et dans la leur.
Il y a d'autres livres encore, qui viennent de ses amis, où sa personne et sa pensée apparaissent. Le moment n'est pas encore venu d'en parler. Il faut simplement marquer que ce commencement que constitue son oeuvre. Lucien Jean a été un précurseur. Il a tiré des formes anciennes de l'expression des formes parfaitement adaptées à notre vie et qui se rattachent très étroitement à celles que nous avons reçues de la tradition ; il les a employées à exprimer les plus profonds de nos sentiments et ce sens nouveau de la vie dont nous cherchions la signification. Il ne lui appartenait pas de donner à notre vie spirituelle la nourriture que nous attendions. Mais il nous a appris l'emploi dans notre temps des belles ressources de notre race. En publiant son oeuvre, ceux qui conservent son souvenir ne veulent pas seulement honorer la mémoire de leur ami par un témoignage de fidélité : ils veulent accomplir un devoir que leur dicte leur amour de la culture française. Ils ont assemblé ces matériaux précieux afin que ceux qui viendront aperçoivent Lucien Jean à la place qu'il a tenue avec un simple héroïsme, à l'origine de cette renaissance du génie français dont le débit obscur coïncide avec la naissance du vingtième siècle.


Georges Valois.

(1) Une de ses dernières nouvelles, l'Enfant prodigue, a été publiée par ses amis de la Nouvelle Revue Française ; mais elle n'a paru qu'après sa mort, qui précéda de quelques mois la fondation de la revue.



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