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17 septembre 2005/Mort de Jacques Lacarrière

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 17 septembre 2005 meurt à Paris Jacques Lacarrière, helléniste et voyageur.


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ÉCRIRE DONC, MALGRÉ L’APPEL DES SIRÈNES INSULAIRES

   Vivre dans une île grecque, contrairement à l’idée qu’on peut s’en faire, n’est pas du tout synonyme de vie paradisiaque. Pour s’y garder intact, pour maintenir l’autonomie et l’intégralité de son être face aux mille tentations insulaires, il faut une discipline quotidienne. Oui, une île grecque ― surtout dans les Cyclades ou le Dodécanèse ― est une tentation permanente de plages, de mer, de soleil, d’odeurs, de couleurs, de laisser-aller, de farniente. Si l’on veut y maintenir intacts ses désirs et sa volonté ― par exemple écrire ou travailler concrètement, régulièrement à quelque chose ― il faut connaître la différence vitale qui existe entre la vie contemplative et la vie végétative. À Patmos, bien que je n’y aie pas rencontré Calypso, j’ai compris expérimentalement les tentations d’Ulysse. En ces îles blanches essaimées sur la mer comme des jeux, des patiences délaissées par un enfant-dieu, tout conspire à vous vider de toute résolution. L’île entière devient une vaste sirène dont le chant ne cesse de vous dire par les rumeurs de la mer, celles du vent ou les appels des voisins : à quoi bon écrire, t’enfermer par un temps pareil ? N’entends-tu pas la mer qui t’appelle ? […]

  Écrire donc, malgré l’appel des sirènes insulaires, dont certaines étaient des tentations d’autant plus dangereuses qu’elles avaient des formes ― et des voix ― tout à fait humaines. Écrire, s’enfermer seul avec les phrases, s’amarrer aux mots, se lier à l’écriture tout en gardant l’oreille tendue vers le dehors et le dedans de soi, dans la polyphonie du présent et des souvenirs. Le Journal tenu à Patmos et dans les autres îles est ainsi rempli de notes quotidiennes sur les paysages, les habitants, la vie de chaque jour (notes reprises en partie dans L’Été grec) mais aussi sur tous les autres sujets me venant à l’esprit. Ma chambre était comme une cellule de moine : nue, d’une blancheur immaculée avec seulement au mur une icône. J’ai toujours rêvé d’un tel dépouillement pour écrire. Même l’unique icône, alors, me paraissait de trop mais je n’osais pas y toucher. Elle représentait saint Jean, le saint patron de l’île et la propriétaire me l’avait apportée exprès de chez elle, pour me faire plaisir. Oui, cette nudité, je ne l’ai rencontrée qu’en Grèce, dans cette cellule de Patmos et aussi sur une plage à l’écart, à une heure de marche environ, où se trouvait un petit café avec des tables et où, en général, j’étais seul toute la matinée. La mer aussi peut être nue, sans voile et sans écume, une nudité changeante, musicale mais si apaisante en ses chuchotements d’aube. Là, dans ce petit café, j’ai écrit surtout des poèmes. Beaucoup ont disparu. Quelques-uns sont restés. En voici un, retrouvé dans les carnets d’alors, que j’ai intitulé Mouettes :

  Les mouettes heurtent le ciel comme un miroir
  Où jamais elles ne se reconnaissent.
  Leur véritable image erre dans la légende
  Entre le sable humide et la mer à venir.
  Les mouettes hantent le ciel comme un remords
  D’ouate et de cendres
  Elles, pensées sans repos, désirs jamais en place,
  Vouées à questionner sans trêve
  Leur sœur incompréhensible : l’écume.


   Et maintenant, une seule question : pourquoi raconter tout cela ? Écrire depuis sa naissance [...] jusqu’à sa mort (ou juste avant) est-ce si important ? N’ai-je donc fait que cela pendant toutes ces années grecques : dépenser des trésors d’ingéniosité pour résister à la Beauté et pour écrire ? Est-ce là un programme de vie ? Eh bien, je réponds : oui.

Jacques Lacarrière, Chemins d’écriture, Librairie Plon, Collection Terre humaine - Courants de pensée dirigée par Jean Malaurie, 1991, pp. 127-130.


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