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Crise alimentaire : le commerce de la faim

Publié le 17 septembre 2008 par Tanjaawi

Nous devons réformer la politique alimentaire de toute urgence !

Quelque 50 millions d'affamés de plus en 2007

Repas d'enfants au Sénégal (millet et lait)

Mondialisation.ca, Le 17 septembre 2008 / par Grain

Depuis quelque temps déjà, le problème de l’augmentation des prix des produits alimentaires dans le monde entier s’est abattu sur les foyers, les gouvernements et les médias. Le prix du blé a augmenté de 130 % au cours de l 'année dernière.[1] Le prix du riz a doublé en Asie en l 'espace des trois premiers mois de 2008 seulement[2] et, la semaine dernière, il a atteint des niveaux record sur le marché à terme de Chicago.[3] Pendant la plus grande partie de l’année 2007, la flambée des coûts de l’huile de table, des fruits et légumes ainsi que des produits laitiers et de la viande, ont entraîné une chute de la consommation de ces aliments. En Haïti, au Bangladesh ou au Cameroun, les populations ont choisi d’aller exprimer leur colère dans la rue, constatant qu’elles ne peuvent se permettre d’acheter les produits alimentaires dont elles ont besoin. Craignant des troubles politiques, les dirigeants du monde ont appelé à une augmentation de l’aide alimentaire, ainsi qu’à des moyens financiers et technologiques plus importants pour relancer la production agricole. Dans le même temps, les pays exportateurs de céréales sont en train de fermer leurs frontières pour protéger leurs marchés nationaux, pendant que dans d’autres pays les populations se retrouvent contraintes à des achats de panique. S’agit-il d’un phénomène temporaire ? Non. D’une pénurie alimentaire ? Non plus. Nous sommes confrontés à un effondrement structurel, qui est le résultat direct de trente ans de mondialisation néolibérale.

Les agriculteurs du monde entier ont eu une production record de 2,3 milliards de tonnes de céréales en 2007, soit 7 % de plus que l’année précédente. Depuis 1961, la production mondiale de céréales a triplé, alors que la population a doublé. Les stocks sont à leur niveau le plus bas depuis 30 ans, c’est vrai,[4] mais en définitive la production alimentaire mondiale est suffisante pour nourrir la population. Le problème est que ces produits agricoles ne parviennent pas à tous ceux qui en ont besoin. Moins de la moitié de la production céréalière mondiale est directement consommée par les populations. La plupart sert à l’alimentation animale et, de plus en plus, aux biocarburants, à travers des filières industrielles gigantesques et rigides. En fait, lorsque l’on soulève le voile des statistiques, on se rend compte qu’il y a un problème fondamental dans notre système alimentaire. Nous avons permis aux produits alimentaires de passer du statut de biens assurant l’alimentation et la sécurité des moyens d’existence des populations, à celui de produits destinés à la spéculation et au marchandage. La logique perverse de ce système en arrive maintenant à un moment décisif. Il apparaît aujourd’hui de façon évidente que ce système fait passer les bénéfices des investisseurs avant les besoins alimentaires des populations.

Réalités du marché

Pour expliquer la crise actuelle, les dirigeants politiques qui ont façonné le système alimentaire mondial d 'aujourd 'hui, et qui sont censés prendre les mesures pour éviter ce type de catastrophes, ont fourni toutes sortes d 'explications que chacun a pu entendre à maintes reprises : sécheresse et autres problèmes qui affectent les récoltes, demande croissante en Chine et en Inde où les populations mangeraient actuellement plus et mieux que par le passé, cultures et terres qui seraient massivement affectées à la production de biocarburants,  etc. Tous ces problèmes contribuent bien sûr à la crise alimentaire actuelle. Elles n 'expliquent pas toutefois pas totalement la situation actuelle. Il y a un autre facteur en cause, quelque chose de bien plus fondamental qui réunit tous les problèmes, et que les dirigeants du monde de la finance et du développement tiennent à écarter du débat public.

Rien de ce que disent les décideurs actuels ne doit faire oublier que la crise alimentaire actuelle est l’aboutissement d’une part d’une pression constante en faveur d’un modèle agricole de type « Révolution verte » depuis les années 1950 et, d’autre part, de la libéralisation du commerce et des politiques d 'ajustement structurel imposées aux pays pauvres par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international depuis les années 1970. Ces recommandations politiques ont été renforcées par la mise en place de l’Organisation mondiale du commerce au milieu des années 1990 et, plus récemment, par une avalanche d’accords bilatéraux de libre échange et d’investissement. Avec une série d’autres mesures, ces accords ont entraîné le démantèlement impitoyable des droits de douane et des autres outils que les pays en développement avaient créé pour protéger la production agricole locale. Ces pays ont été obligés d’ouvrir leurs marchés et leurs terres aux multinationales de l 'agroalimentaire, aux spéculateurs et aux exportations d 'aliments subventionnés des pays riches. Ce faisant, les terres fertiles qui servaient aux marchés locaux de produits alimentaires ont été détournées au profit de produits de base destinés au marché mondial ou de cultures de contre saison et à haute valeur ajoutée pour les supermarchés occidentaux. Aujourd’hui, environ 70 % des pays dits « en développement » sont des importateurs nets de produits alimentaires.[5] Et sur un total estimé de 845 millions de personnes souffrant de la faim au niveau mondial, 80 % sont de petits agriculteurs.[6] Si l’on ajoute à cela la restructuration du marché du crédit et des marchés financiers, qui a créé une gigantesque industrie de la dette, sans contrôle sur les investisseurs, le problème apparaît dans toute son ampleur.

Les politiques agricoles ont perdu tout lien avec leur objectif le plus fondamental : nourrir les populations. La faim fait des ravages et les gens sont désespérés. Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies estime que les récentes hausses de prix font qu’il y a maintenant 100 millions de personnes supplémentaires qui ne peuvent plus se permettre de manger à leur faim.[7] Les gouvernements cherchent désespérément à se protéger du système. Les plus chanceux, qui ont des stocks à l’exportation, se retirent actuellement du marché mondial afin de déconnecter les prix intérieurs de la hausse vertigineuse des cours mondiaux. Pour ce qui concerne le blé, les interdictions ou les restrictions d’exportation imposées au Kazakhstan, en Russie, en Ukraine et en Argentine se sont traduites par un resserrement d 'un tiers du marché mondial. La situation est encore plus grave pour le riz : la Chine, l’Indonésie, le Vietnam, l’Égypte, l’Inde et le Cambodge ont interdit ou strictement limité les exportations ce qui ne laisse que quelques rares sources d’approvisionnement, principalement la Thaïlande et les États-Unis. Des pays comme le Bangladesh ne peuvent acheter le riz dont ils ont besoin du fait du niveau élevé des prix. Depuis des années, la Banque mondiale et le FMI ont expliqué aux pays qu 'un marché libéralisé leur fournirait le système le plus efficace pour la production et la distribution des produits alimentaires. Pourtant, aujourd 'hui, les pays les plus pauvres du monde se retrouvent obligés de se lancer dans une âpre guerre d’enchères contre les spéculateurs et les négociants, qui s’en donnent à coeur joie. Les fonds spéculatifs et d’autres sources de capitaux flottants déversent actuellement des milliards de dollars sur les marchés des produits de base pour échapper aux marchés boursiers et à la crise du crédit, ce qui fait que les stocks alimentaires sont encore plus hors de la portée des populations démunies.[8] Selon certaines estimations, les fonds d’investissement contrôleraient maintenant 50 à 60 % du blé négocié sur les plus grands marchés mondiaux de produits de base.[9] Une société estime que le montant des investissements spéculatifs placés dans les marchés à terme de produits de base (des marchés où les investisseurs n’achètent ni ne vendent aucun produit physique, comme le riz ou le blé, mais misent simplement sur les fluctuations de prix) est passé à 5 milliards de dollars US en 2000 à 175 milliards de dollars en 2007.[10]

La situation actuelle n’est pas tenable. Il suffit de regarder Haïti. Il y a quelques décennies, ce pays était autosuffisant en riz. Mais les conditions des prêts étrangers, en particulier ceux d’un ensemble de financements accordés par le FMI en 1994, l’ont obligé à libéraliser son marché. Un riz bon marché en provenance des États-Unis a inondé le pays, soutenu par des subventions et de la corruption, et la production locale a été anéantie.[11] Les prix du riz ont maintenant augmenté de 50 % depuis l’an dernier, et le Haïtien moyen n’est plus en mesure d’acheter suffisamment pour se nourrir . Les gens descendent donc dans la rue ou risquent leur vie pour rejoindre les États-Unis en bateau. Des manifestations contre le prix des denrées alimentaires ont également eu lieu en Afrique de l’Ouest, de la Mauritanie jusqu’au Burkina Faso. Là aussi, les programmes d’ajustement structurel et le dumping de l’aide alimentaire ont détruit la production de riz de la région, laissant les populations à la merci du marché international. En Asie, la Banque mondiale a continuellement assuré aux dirigeants des Philippes, même l 'an dernier, que l 'autosuffisance en riz était inutile et que le marché mondial répondrait à leurs besoins.[12] Maintenant, le gouvernement se trouve dans une situation désespérée : son approvisionnement national en riz subventionné est presque épuisé et il ne peut importer tout ce dont il a besoin parce que les prix demandés par les négociants sont trop élevés.

Le commerce de la faim

La vérité sur les gagnants et les perdants de notre système alimentaire mondial n 'a jamais été aussi évidente. Prenons l’élément le plus fondamental de la production alimentaire : le sol. Le système alimentaire industriel est comme un drogué qui ne peut se passer d’engrais chimiques. Il a besoin de plus en plus de ces produits pour pouvoir simplement rester en vie, ce qui aboutit à une érosion des sols et nuit ainsi à leur capacité à obtenir les rendements agricoles. Dans le contexte actuel de pénurie de l’offre alimentaire, la petite clique des sociétés qui contrôlent le marché mondial des engrais peut appliquer les prix qu 'elle veut, et c’est d’ailleurs exactement ce qu’elle fait. Les bénéfices de Mosaic, une filiale de Cargill qui contrôle l’essentiel de l’approvisionnement mondial en potasse et en phosphate, ont plus que doublé l’an dernier.[13] Le plus grand fabricant mondial de potasse, le Canadien Potash Corp, a enregistré plus d’un milliard de dollars US de bénéfices, soit une augmentation de plus de 70 % par rapport à 2006.[14] Maintenant qu’ils paniquent pour les approvisionnements à venir, les gouvernements sont prêts à tout pour augmenter leurs récoltes, ce qui donne à ces entreprises un pouvoir supplémentaire. En avril 2008, la société offshore conjointe de commerce international de Mosaic et Potash a augmenté le prix de sa potasse de 40 % pour les acheteurs basés en Asie du Sud-est, et de 85 % pour ceux basés en Amérique latine. L’Inde a dû payer 130 % de plus que l’an dernier, et la Chine 227 % de plus.[15]

Tableau 1. Augmentation des bénéfices de certaines des plus grandes entreprises mondiales d’engrais

Société
 Bénéfices en 2007 (millions USD)
 Augmentation par rapport à 2006

(%)
 
Potash Corp ( Canada)
 1 100
 72 %
 
Yara (Norvège)
 1 116
 44 %
 
Sinochem (Chine)
 1 100
 95 %
 
Mosaic (États-Unis)
 708
 141 %
 
ICL (Israël)
 535
 43 %
 
K + S (Allemagne)
 420
 2,8 % 
 

Source: Compilé à partir des rapports des entreprises

Même si les engrais permettent à Cargill d’engranger des bénéfices juteux, ce n’est pour lui qu’une activité secondaire. Ses profits les plus importants proviennent du commerce mondial des produits agricoles de base, un secteur dans lequel l 'entreprise dispose, avec quelques autres entreprises de commerce international, d’un quasi-monopole. Le 14 avril 2008, Cargill a annoncé que ses bénéfices pour le secteur des produits de base pour le premier trimestre de 2008 étaient de 86 % supérieurs à ceux de la même période en 2007. « La demande alimentaire dans les économies en développement et la demande en énergie au niveau mondial stimulent la demande en produits agricoles, et dans le même temps les fonds d’investissement affluent sur les marchés des produits de base » analyse Greg Page, le PDG de Cargill. « Les prix atteignent de nouveaux pics et les marchés sont extraordinairement volatils. Dans ce contexte, l’équipe de Cargill a fait un travail exceptionnel, en mesurant et en évaluant le risque de prix, et en gérant le volume important de céréales, d’oléagineux et d’autres produits de base qui transitent par nos chaînes d 'approvisionnement pour parvenir jusqu 'aux clients dans le monde entier ».[|6]

La gestion et l’évaluation ne sont pas très difficiles pour une société comme Cargill, qui bénéfice d’une position de quasi-monopole et d’une équipe mondiale d 'experts qui a la taille d 'une agence de l 'ONU. En fait, la totalité des grandes sociétés de commerce international enregistrent actuellement des bénéfices record. Bunge, un autre grand négociant de produits alimentaires, a vu ses bénéfices atteindre 245 millions de dollars pour le dernier trimestre de l’exercice 2007, soit 77 % de hausse par rapport à la même période de l’année précédente. Les bénéfices 2007 enregistrés par ADM, le deuxième négociant en céréales au niveau mondial, ont augmenté de 65 % pour atteindre le chiffre record de 2,2 milliards de dollars US. Le Thaïlandais Charoen Pokphand Foods, un gros acteur du marché asiatique, prévoit une croissance de ses recettes de 237 % cette année.

Tableau 2. Augmentation des bénéfices de certains des plus grands négociants de céréales au niveau mondial

Société
 Bénéfices en 2007 (millions USD)
 Augmentation par rapport à 2006 (%)
 
Cargill (États-Unis)
 2 340
 36 %
 
ADM (États-Unis)
 2 200
 67 %
 
ConAgra (États-Unis)
 764
 30 %
 
Bunge (États-Unis)
 738
 49 %
 
Noble Group (Singapour)
 258
 92 %
 
Marubeni (Japon)
 90*
 43 %* 
 

Source: Compilé à partir des rapports des entreprises
* Les données concernent uniquement la division Agri-Marine de Marubeni.
La société Louis Dreyfus (France), un négociant privé de produits agricoles de base dont les ventes annuelles dépassent 22 milliards de dollars US, ne figure pas dans cette liste, dans la mesure où elle ne communique pas ses bénéfices.

Les plus grands industriels de l’agroalimentaire du monde, dont certains sont également négociants de produits de base, profitent aussi de la situation. Les ventes mondiales de Nestlé ont augmenté de 7 % l’an dernier. « Nous avons vu venir cette situation et nous nous sommes donc couverts en achetant à l 'avance des matières premières dans le cadre de contrats à terme » , explique François-Xavier Perroud, le porte-parole de Nestlé.[17] Les marges d’Unilever sont, elles-aussi, en augmentation . « Les pressions exercées par les produits de base se sont fortement accentuées, mais nous avons réussi à les compenser par des interventions tarifaires au bon moment et les résultats de nos programmes d’économie » , précise Patrick Cescau, PDG du Groupe chez Unilever. « Nous n’allons sacrifier ni notre marge ni notre part de marché. »[18] Les bénéfices de ces entreprises agroalimentaires ne semblent pas se faire au détriment des enseignes de la vente au détail. Le groupe de supermarchés britanniques Tesco signale une hausse record de de ses bénéfices, de 12,3 % par rapport à l’an dernier. D’autres enseignes importantes, comme Carrefour en France et Wal-Mart aux États-Unis, indiquent que l’augmentation de leurs bénéfices se maintient grâce aux ventes des produits alimentaires .[19] La branche mexicaine de Wal-Mart, Wal-Mex, qui gère un tiers de l’ensemble des ventes de produits alimentaires au Mexique, a fait état d’une augmentation de 11 % des bénéfices pour le premier trimestre 2008. (Dans le même temps, les Mexicains manifestent dans les rues car ils ne peuvent plus se permettre d’acheter de quoi faire des tortillas.[20])

Il semble que presque toutes les entreprises de la filière alimentaire mondiale font un malheur avec la crise alimentaire actuelle. Les semenciers et leurs entreprises de produits agrochimiques s’en sortent également très bien. Monsanto, le plus gros semencier au niveau mondial, a communiqué sur une augmentation de 44 % de son bénéfice global en 2007.[21] DuPont, le deuxième semencier mondial, a annoncé que ses bénéfices 2007 sur les semences avaient augmenté de 19 %, et dans le même temps, Syngenta, premier fabricant de pesticides et troisième semencier mondial, a affiché une augmentation de 28 % de ses bénéfices au cours du premier trimestre de 2008.[22]

Ces bénéfices record n’ont aucun rapport avec une éventuelle valeur nouvelle produite par ces entreprises, et il ne s’agit pas non plus d’une manne exceptionnelle provenant d 'un changement soudain de l 'offre et de la demande. Ils traduisent au contraire le pouvoir extrême que ces intermédiaires ont réussi à acquérir peu à peu, au travers de la mondialisation du système alimentaire. Participant étroitement à la formulation des règles commerciales qui régissent le système alimentaire actuel, et contrôlant étroitement les marchés et systèmes financiers toujours plus complexes qui régulent les échanges commerciaux mondiaux, ces entreprises sont dans une position idéale pour transformer la rareté des produits alimentaires en immenses profits. Les gens doivent manger, quel que soit le prix.

Le besoin urgent d’une remise en cause des politiques

Cette situation perverse du marché agroalimentaire s’inscrit dans le contexte plus large du système financier mondial, qui vacille actuellement sur un axe bien fragile. Ce qui a commencé par un effondrement localisé des prêts immobiliers aux États-Unis en 2007 s’est transformé en une crise bien plus profonde, à mesure que chacun se rend compte que les empereurs du système financier mondial sont nus . L’économie mondiale vit actuellement sur une dette que personne ne peut rembourser. Même si des représentants des banques centrales et des dirigeants en Lear Jet tentent de parer au plus pressé et de ramener la confiance des populations, la vérité profonde est que le système est sur le point de faire banqueroute, et qu 'aucun de ceux qui sont au pouvoir ne veut prendre les mesures rigoureuses qui s’imposent : ni le FMI, ni la Banque mondiale, ni les dirigeants des pays les plus puissants de la planète. Il n’y a pas grand chose d’autre à attendre de la réunion du G8 qui aura lieu en juin sinon un exercice de relations publiques.

Des problèmes similaires sont inscrits au cœur de la crise alimentaire : une élite aveuglée par son idéologie a forcé des pays à ouvrir leurs marchés et à laisser la voie ouverte au marché libre, ce qui a permis à quelques multinationales, à des investisseurs et à des spéculateurs d’engranger des profits immenses. De nombreux pays ont perdu leur pouvoir le plus fondamental : la capacité de nourrir leurs propres populations. Cette perte, qui se conjugue à la corruption qui ronge nos pays et nos systèmes commerciaux, montre que le néolibéralisme a perdu toute la légitimité qu’il a pu avoir par le passé. Pour voir à quel point ces idéologues ont perdu contact avec la réalité, il suffit de voir qu’ils sont encore nombreux à demander publiquement une plus grande libéralisation du marché comme solution à la crise alimentaire, et certains proposent même que les règles de l 'OMC soient modifiées pour empêcher les pays d 'imposer des restrictions sur les exportations de produits alimentaires.[23]

Le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, a essayé de convaincre le monde en lançant un appel à un « New Deal » pour résoudre la crise de la faim dans le monde, mais il n’y a rien de nouveau : il plaide pour une plus grande libéralisation du marché et une augmentation des moyens technologiques et financiers. La crise alimentaire actuelle est le résultat direct de décennies de ces politiques qui doivent maintenant être rejetées. Même si une action immédiate est nécessaire pour faire baisser les prix des denrées et fournir des produits alimentaires à ceux qui en ont besoin, nous avons aussi besoin de changements radicaux de la politique agricole permettant aux petits agriculteurs du monde entier d 'accéder à des terres et d 'en tirer des revenus suffisants à leur subsistance. Nous avons besoin de politiques qui soutiennent et protègent les agriculteurs, les pêcheurs et les autres populations pour qu’ils puissent produire l’alimentation nécessaire à leurs familles, pour les marchés locaux et pour les gens vivant dans les villes, et non pas d’argent pour

un marché international des produits de base désincarné et un tout petit clan de dirigeants d’entreprises. Et nous devons renforcer et promouvoir l’utilisation de technologies basées sur les connaissances, et placées sous le contrôle de ceux qui savent comment cultiver la nourriture nécessaire. En d’autres termes, nous avons besoin d’une réelle souveraineté alimentaire, dès maintenant, du type de celle qui est définie et impulsée par les petits exploitants et les petits pêcheurs eux-mêmes.

Des mouvements sociaux dans le monde entier luttent pour promouvoir un tel renversement de stratégie, mais sont jugés irréalistes et archaïques par ceux qui sont au pouvoir et souvent réprimés violemment. La lueur d’espoir dans cette crise, c’est que la situation peut être inversée. Les organisations de paysans ont des propositions concrètes à formuler sur ce qui doit être fait pour résoudre la crise dans leurs pays, et les gouvernements devraient écouter ce qu’ils disent. Certains gouvernements commencent déjà à parler d’un changement de politique favorisant l’autonomie alimentaire.[24] D’autres commencent à remettre en question la logique fondamentale de ceux qui demandent plus de libre échange. Les faucons néolibéraux qui se trouvent en haut de la pyramide de la politique alimentaire mondiale ont perdu toute la crédibilité qu’ils pensent peut-être avoir eu un jour. Il est temps qu’ils laissent le champ libre à d’autres, afin que les projets de souveraineté alimentaire et de réforme agraire qui viennent des organisations de base puissent prendre la place qu’ils méritent et nous sortir de cette situation infernale.

1 Bloomberg, cité par la BBC, Londres, 14 avril 2008, http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/7344892.stm

2 “Action to meet Asian rice crisis”, BBC, Londres, 17 avril 2008, http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/7352038.stm

3 Voir http://www.riceonline.com pour des informations quotidiennes. Maintenant que de nombreux exportateurs de riz asiatiques ne participent plus au marché, les pays asiatiques et africains qui ont besoin de riz se tournent vers le marché américain où les hausses de prix sont vertigineuses.

4 Brian Halweil, “Grain harvest sets record, but supplies still tight”, Worldwatch Institute, Washington DC, http://www.worldwatch.org/node/5539

5 Katarina Wahlberg, “Are we approaching a global food crisis?”, World Economy & Development in Brief, Global Policy Forum, 3 mars 2008

6 Un expert des politiques alimentaires interrogé sur Radio France International, Paris, 20 avril 2008.

7 “UN food chief urges crisis action,” BBC, Londres, 22 avril 2008, http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/7360485.stm

8 Sinclair Stewart and Paul Waldie, “U.S. food producers, speculators square off”, Globe and Mail, Toronto, 23 avril 2008


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