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Lacrimosa

Par Fric Frac Club

J’ai sans doute ridiculisé la réalité par habitude, et c’est plus facile de raconter des histoires. Un observateur peu amène, pourrait dire que je tords le réel pour éviter de me cogner la tête contre son métal froid. (p. 62)

Lacrimosa est un roman aux aspérités nombreuses, aux difficultés d’appréhension certaines, sûrement pas le roman standard pour ménagères, comme on essaie de le vendre depuis un mois, mais un texte difficile (sur le fond) et exigeant. Un roman qui par ailleurs ne va pas sans poser certaines questions gênantes auquel il essaie de répondre tant bien que mal.
Le premier achoppement concernerait la nature même du texte. Mise à nu de l’auteur, comprenez, braves amis mortels, que Régis Jauffret raconte quelque chose qui lui est réellement arrivé, soit le suicide d’une femme qu’il connaissait au sens biblique du terme. A tout dire, que cela soit vrai ou non, là n’est pas le problème, mais à partir du moment où ce présupposé de la réalité des évènements devient l’argument majeur en faveur du texte, alors qu’on eut pu très bien, sans connaître les détails extérieurs, juger qu’il était question d’un jeu purement fictionnel, ressurgit la question principale et fondamentale du « pourquoi ? » et finalement nous met, involontairement j’en conviens, du moins pour le lecteur simple et naïf que je suis, dans une position de voyeur, soit dit en passant très peu intéressé par les états d’âme de Monsieur Jauffret, écrivain de son état.
Pourtant, ces états d’âme nous intéressent au premier plan. Pas tant ceux de l’homme que de l’écrivain. La dimension métafictionnelle du roman, une réflexion sur sa propre création crée par le double processus de distance que crée l’échange épistolaire est de loin là plus intéressante mais ne va pas sans présenter un certain nombre de défauts. L’intérêt principal réside dans le fait que le narrateur, Régis Jauffret himself, possède déjà derrière lui une œuvre conséquente, un certain confort dans la création, dans la manière de faire des histoires, de raconter, de mettre en scène. Et l’écrivain face au réel de recommencer avec ses petites recettes, et le lecteur de se réjouir de voir, dans un premier temps, de voir que Lacrimosa commence comme du Jauffret pur et dur. Un seul adjectif peut-être pour qualifier cette entame : sardonique. Surnage la personne de Charlotte dans cet océan de médiocrité familiale dont la découverte est jouissive. Mais viennent les reproches, reproches d’outre-tombe, d’une morte qui ne supporte pas le mensonge littéraire, quand bien même il serait bien plus réel que le sordide profond la mort de Charlotte. Commence alors ce qu’est alors en essence le roman : l’entreprise d’un écrivain de saisir une réalité éprouvante et abrupte, celle où le suicide survient. C’est en réalité au suicide de l’écrivain Jauffret tel que nous croyions le connaître jusqu’à présent que nous sommes conviés.
C’est un des autres aspects gênants dont je parlais en commençant : l’artifice est trop gros, trop visible mais n’a pourtant rien d’évident et c’est là tout le problème : celui du dialogue, de l’échange épistolaire, du dédoublement de l’instance narrative pour mieux se réfléchir et marquer sa différence d’avec elle-même. Il parait presque trop facile que Jauffret se dédouble et laisse à quelqu’un d’autre le soin de la critique. Pourtant cela n’est pas tout le temps visible, il y a des passages très réussis qui mettent en lumière le chantier, au sens propre du terme, qu’est le roman : « Tu bricoles l’irréparable, tu luttes contre le temps. Tu fais semblant de croire que les livres contiennent des vivants ». Jauffret possède un art consommé de la formule, du mot juste qui pullule ici. On sent un écrivain mal à l’aise avec ce qu’il est en train d’écrire, en témoigne la fin particulièrement ratée qui laisse une impression plus que mitigée si l’on en reste à ces quelques mots très mal choisis.
D’une certaine manière, Jauffret se regarde écrire, prend ses distances avec son propre art romanesque ; il commence à écrire le roman comme s’il ne s’agissait que d’une histoire sortie de son imagination, l’histoire d’un homme dont l’amante se suiciderait. Toutefois l’identité auteur/narrateur trouble le jeu et entraine une autodestruction progressive et presque totale de l’entreprise d’écriture, non seulement au niveau du roman mais de l’œuvre entière. Le roman peut paraitre raté parce qu’il est en quelque sorte condamné à l’être. Parce que tout ce que Jauffret invente de Charlotte est bien plus beau à sa manière et bien plus intéressant que ce qui est réellement arrivé à Charlotte ; l’image qu’essaye d’en donner Jauffret est finalement beaucoup plus précieuse que le caractère sordide d’un banal suicide. C’est parce qu’il nous met face à face avec le processus même d’écriture que Jauffret réussit son roman raté parce que tout ce qui est écrit est condamné à se casser irrémédiablement la gueule ; cette dégringolade qui est aussi une épreuve pour le lecteur voyeur, constamment obligé à remettre sa lecture en cause, sa véracité, possède la beauté du doute et le vide qui le suit toujours.
Il éprouve donc les limites même de la création romanesque, à ses possibilités de retranscrire la réalité, si même cette retranscription est utile et souhaitable, plus souhaitable en tout cas qu’une pure fiction qui n’étant certes pas là réalité, paraîtrait pour le moins en donner une image plus fidèle et profonde, et parce que fictionnelle, dotée d’une plus grande liberté encore.
Il n’est pas certain que ce que Jauffret essaye de construire en contrepoint à la destruction romanesque qui habite le roman soit une issue. L’épisode de Djerba par exemple, c’est du mauvais Houellebecq. Pourtant le roman est, pour utiliser quelque ressort de plumitif, touchant de gravité, la mise en doute perpétuelle des pouvoirs de l’écrivain, et de l’écrivain Jauffret en particulier offre au roman une âme et un corps, en décomposition certes.
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