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Anthologie permanente/Robert Creeley

Par Florence Trocmé

Encore en pyjama
tard le matin le soleil dans le dos
à nouveau par la fenêtre
imaginant l’esprit tranquille, imaginant l’endroit
où je suis, qui est moi,
solipsiste, un cercle se déplaçant encore, se déplaçant,
entraînant ces propositions insistantes
qui, où, quand,
il y a quoi dehors, quoi dedans,
c’est quoi le soi-disant art des choses,
chapeau, maison, main, tête, cœur, etc.,
vite et banal. Toujours des réflexions.
Pas de lumières sur l’eau, de nuages à l’horizon, l’aile d’un oiseau qui
s’envole –
Mets la nourriture dans la bouche, sens la gorge avaler,
la chaleur suffit.

Le souvenir tranquille d’émotions…
qui est quoi ?
Les sentiments aujourd’hui sont moins sereins, les reins menacés
d’une fille, le nouveau genou de métal d’une sœur, le quartier où
les amitiés fragiles d’un fils, les poursuivants
de Pénélope, que j’envie, j’envie.
Age. Age.
Enfermé dans mon esprit,
mon corps, orteils cassés, peau
ratatinée, regard au plafond
où, par des portails de lumière,
deux boîtes de verre rectangulaires dans le bois tâché,
la lumière jaune se répand, dehors est évident.
Il n’y a pas d’ironie, pas de patience.
Il n’y a rien à attendre
qui ne soit pas ici, et ça arrivera.
De sorte que le bonheur est une chance.
Pas moi mais le vent qui souffle à travers moi.

Un autre jour. Conduit jusqu’à la plage,
garé la voiture au bord de la route
gravi la rampe de bois aménagée,
arrêté juste avant les marches qui redescendent vers le sable,
et regardé la longue ligne du ressac, le soleil scintiller,
l’arrière-plan de pavillons et de lotissements divers,
le collectif habituel des gens, des voitures, des chiens et des oiseaux.
Ca faisait du bien de voir de la compagnie,
et j’étais dedans.

Et pourtant Crusoë –
De qui était-ce l’esprit, Defoe ?
Comme L’Amérique de Kafka, ou Tom Jones débarqué à Londres.
Ou Rousseau, ou Ulysse –
On tâche de survivre
plus ou moins comme quand enfants on filait vers les bois
avec tout ce qu’on pouvait chaparder ou que les grands nous donnaient,
beignets, biscuits, pain –
Même plongés dans la terreur
on est fier d’un talent qui protège.

Mais qu’est-ce qui a changé à ce point les choses
en douleur, et si on trouve un poème de Mandelstam griffonné
par une main anonyme,
sur le mur d’une cellule du goulag
on ne saura rien de plus –

Pourquoi n’est-ce pas un exemple de ce même
côté du monde où Robinson parvient,
empreinte sur le sable une peur bleue,
quelqu’un finalement découvert un ennemi
qu’il appelle Vendredi,
à qui il apprend plus tard « la bonté »

Mais je ne vais pas, je ne peux pas
savoir ou résoudre maintenant
quand tout est devenu si singulier,
quand d’abord cette autre porte fermée,
et la plage et le soleil effacés,
le bruit du ressac évanoui, et nos pensées nous absorbent,
nous ramenant à la maison.

Robert Creeley, extraits de Histoire de Florida, traduction inédite de Stéphane Bouquet (une partie de cet extrait est paru dans Action Poétique n° 190)

In pajamas still
late morning sun's at my back
again through the window,
figuring mind still, figuring place
I am in, which is me,
solipsistic, a loop yet moving, moving,
with these insistent proposals
of who, where, when,
what's out there, what's in,
what's the so-called art of anything,
hat, house, hand, head, heart and so on,
quickly banal. Always reflections.
No light on the water, no clouds lifting, bird's flap taking off –
Put the food in mouth, feel throat swallowing,
warmth is enough.
Emotions recollected in tranquility…
which is what ?
Feelings now are not quiet, daughter's threatened
kidneys, sister's metal knee replacement, son's
vulnerable neighborhood friendships, Penelope's social
suitors, whom I envy, envy.
Age. Age.
Locked in my mind,
my body, toes broken, skin
wrinkling up, look to the ceiling
where, through portals of skylight,
two rectangular glass boxes in the stained wood,
the yellow light comes, an outside is evident.
There is on irony, no patience.
There is nothing to wait for
that isn't here, and it will happen.
Happiness is thus lucky.
Not I but the wind that blows through me.

Another day. Drove to beach,
parked the car on the edge of the road
and walked up on the wooden ramp provided,
then stopped just before the steps down the sand
and looked out at the long edge of the surf, the sun glitter,
the backdrop of various condominiums and cottages,
the usual collective of people, cars, dogs and birds.
It was sweet to see company,
and I was included.
Yet Crusoe –
Whose mind was that, Defoe's ?
Like Kafka's Amerika, or Tom Jones come to London.
Or Rousseau, or Odysseus –
One practices survival
much as we did when kids and would head for the woods
with whatever we could pilfer or elders gave us,
doughnuts, cookies, bread –
Even in one's own terror,
one is proud of a securing skill.
But what so turned things
to pain, and if Mandelstam's poem is found scratched
on cell wall in the gulag
by anonymous hand,
and that's all of either we know –
Why isn't that instance of the same
side of world Robinson Crusoe comes to,
footprint on sand a terror,
person finally discovered an adversary
he calls "Friday,"
who then he learns "to be good" –
But I wouldn't, I can't
now know or resolve
when it all became so singular,
when first that other door closed,
and the beach and the sunlight faded,
surf's sound grew faint, and one's thoughts took over,
bringing one home.

 

 

Une contribution de Stéphane Bouquet

Présentation de Robert Creeley par Stéphane Bouquet

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