Le mouvement expressionniste allemand est surtout connu en France à travers le cinéma. Le Golem de Paul Wegener (1920), le Cabinet du docteur Caligari aux décors étonnants (Robert Wiene, 1919), Nosferatu de Murnau (1922) et, naturellement, les films de Fritz Lang (la série des Docteur Mabuse, Metropolis, M. le Maudit…) font partie des grands classiques des cinémathèques.
En revanche, la peinture expressionniste est longtemps restée cantonnée dans un registre plus confidentiel, c’est pourquoi l’exposition consacrée à Emil Nolde du 25 septembre 2008 au 19 janvier 2009 aux Galeries nationales du Grand Palais – première rétrospective française de ce peintre majeur – revêt un intérêt tout particulier. Les 90 peintures et 70 aquarelles, gravures et dessins rassemblés donnent la mesure d’une œuvre étrange, saisissante, parfois dérangeante, rompant avec l’impressionnisme et le postimpressionnisme qui dominaient l’époque.
Emil Hansen (il prendra le nom de son village natal, Nolde, en 1902), né en 1867, n’aborda la peinture qu’assez tardivement. Rien a priori, il est vrai, ne destinait à cet art ce fils de paysan nourri de légendes nordiques qui débuta sa carrière comme sculpteur sur bois. Comme bien des artistes européens de son temps, il suivit une formation à Paris (à l’académie Julian en 1899) avant d’effectuer un voyage en Italie (1905) et en Hollande (1911), étapes obligées dans la découverte des maîtres anciens. Ce qui, toutefois, le différencie de beaucoup de ses contemporains, c’est son goût de l’indépendance, voire son inaptitude à s’agréger longtemps à une école bien qu’il militât en faveur d’un art nouveau. Il ne se joignit au groupe die Brücke qu’entre 1906 et 1907 et quitta le groupe Sécession en 1910 ; ses tentatives de créer une union des jeunes artistes incluant Matisse, Hofer, Schmidt-Rottluff et quelques autres avortèrent. Se gardant des embrigadements qui nuisent toujours à l’originalité, Nolde semble avant tout un créateur solitaire au caractère peu amène sinon misanthrope, méfiant envers l’intelligentsia, mais hanté par une rage de peindre dans laquelle il voyait son unique mode d’expression. Sans doute participa-t-il à créer son mythe de peintre rustre et incompris, tout comme Courbet aimait à jouer – pure comédie – les peintres paysans et incultes à ses heures.
Certaines de ses premières œuvres ne sont pas exemptes d’influences impressionnistes, comme le Couple sur la plage (1903), Jour de moisson (1905) ou Jardin de Burchard (1907). Son Autoportrait de 1917 n’est pas non plus sans rappeler ceux de Van Gogh. Il est de même difficile de ne pas trouver d’autres influences et d’éviter le rapprochement entre la Danse de Matisse (1909) et les Enfants des bois (gravure de 1911) ou d’autres œuvres représentant des rondes endiablées (Danse autour du veau d’or de 1910 ou Enfants dansant sauvagement de 1909).
Pourtant, rapidement, Nolde trouve son style, assez proche des courants de peinture nordiques, mais résolument original. Il est souvent de mise de classer les peintres dans la catégorie des dessinateurs ou celle des coloristes. Si ce débat, qui avait occupé le XIXe siècle (Ingres, par exemple, étant rangé parmi les dessinateurs, Delacroix ou Géricault parmi les coloristes), perd une partie de son sens au XXe, il n’en reste pas moins évident que Nolde se distingue par son aptitude étonnante à utiliser les couleurs. Dans ses toiles comme dans ses aquarelles, elles crient, explosent, sautent au visage du spectateur. Nolde cultive moins l’art du détail que celui de la synthèse au point, parfois, de tutoyer le tachisme. Il écarte toute démarche naturaliste et impose aux êtres, aux objets, aux paysages les tonalités vives ou sombres, mais le plus souvent inattendues, de sa palette.
Ses tableaux d’inspiration religieuse, notamment, témoignent d’une puissance toute personnelle qui, comme Rouault le fit à sa manière dans son Miserere, s’efforce de revisiter le thème. Il exprime quelquefois une religiosité un peu naïve, comme dans le Paradis perdu (1921), portrait d’Adam et Eve après la chute, où la femme semble hébétée du « péché » qu’elle aurait commis, curieuse réaction après qu’elle eût goûté le fruit de l’arbre de la connaissance, mais tout à fait en accord avec une lecture chrétienne de la Genèse. En revanche, son polyptyque de la Vie du Christ (1911) qui n’est pas sans rappeler, dans son tableau central, le retable d’Issenheim conservé à Colmar, surprend par sa force évocatrice, l’expressivité des personnages, le jeu du rouge présent dans presque chaque scène, comme pour rappeler le sens du sang sacrifié. Il n’en sera que moins compris et la modernité de son approche picturale lui vaudra l’hostilité des religieux, plus habitués aux bondieuseries sulpiciennes, toutes de guimauve et de pâtes d’amande. On peut encore citer parmi les plus belles toiles de cette veine l’inquiétante Pentecôte (1909), la Mise au tombeau (1915) ou le Christ et la pécheresse (1926).
Outre les œuvres religieuses (55 tableaux, selon son iconographie), Nolde aborde, lors de son séjour à Berlin, des scènes de bars et de cabarets où il croque un monde nocturne, interlope et insouciant qui ne se doute pas de l’imminence de la Grande Guerre et offre un contraste singulier avec les personnages bibliques. Après son voyage dans les mers du sud de 1913, où il prend conscience du pillage des richesses culturelles insulaires, Nolde se consacre à une série de représentations exotiques où dominent les portraits, les masques et les maternités, sans référence à la couleur locale et au pittoresque, ni condescendance malvenue, mais avec un réel souci de vérité (Famille papou, Jeune indigène au collier, 1914). Son attachement au pays natal du Schleswig – sans doute pour lui plus un Heimat qu’un Vaterland – s’exprime encore dans des paysages tourmentés, entre mer du Nord et Baltique (la Ferme de Hülltof, 1932) tels que les décrivait de son côté le poète Oscar de Milosz, ou dans des marines dont le cadrage présente des similitudes avec la série des Vagues de Courbet.
L’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir bouleversa la carrière du peintre, comme celle de nombreux autres. Pensant incarner l’esprit allemand dans la peinture moderne, il adhéra au Parti nazi en 1934, probablement moins par conviction que par un calcul naïf qui, certes, ne saurait être porté à son crédit. D’autres suivirent cette voie – pensons à Heidegger – qui en tirèrent un meilleur profit, au moins celui de la tranquillité. Tel ne fut pas le cas de Nolde dont le führer, peintre raté comme on le sait, trouvait les œuvres « Unmöglich » (impossibles). L’idéal artistique nazi était ailleurs… Quarante-huit de ses tableaux figurèrent en bonne place à l’exposition « d’art dégénéré » de Berlin en 1938. Au moins put-il en récupérer certains pour éviter leur destruction ou leur vente discrète en Suisse. A partir de 1941, Nolde tomba sous le coup d’une interdiction de peindre. Réfugié sur les terres de son enfance, il se mit alors à réaliser clandestinement de petites aquarelles (plus d’un millier) qu’il était facile de dissimuler lors des contrôles de la Gestapo. Ces « images non peintes » ne sont pas les moins singulières de son œuvre, car, rompant avec l’aquarelle classique, il obtient de cette technique un éclat équivalent à celui de ses huiles, dont l’impression est renforcée par un format nécessairement réduits.
La rétrospective Nolde offre une occasion unique ; c’est, pour le spectateur, la confrontation à l’œuvre d’un peintre qui vivait son art sans aucune concession à un « beau » aguicheur et commercial. Au moyen d’une palette audacieuse, éclatante, aux accords hardis, et de pinceaux aux traits furieux, spontanés, synthétiques et précis, il illustre, parfois jusqu’au grotesque, une démarche qui n’est pas sans rappeler le mot cruel de l’écrivain suisse Arthur Cravan, « les imbéciles ne voient le beau que dans les belles choses ».
Illustrations : Autoportrait, 1917 (© Nolde Stiftung-Seebüll) - Jardin de Burchard, 1907 (Landesmuseum für Kunst und Kultur Geschichte, Munster) - Paradis perdu, 1921 (© Nolde Stiftung-Seebüll) - La Vie du Christ, 1911-1912 (© Nolde Stiftung-Seebüll) - Spectateurs au cabaret, 1911 (© Nolde Stiftung-Seebüll) - Exposition Art dégénéré, 1938 (au centre, Joseph Goebbels)