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Le ralentissement d’un échange

Publié le 21 septembre 2008 par Gregory71

Il y a un commencement, un moment infime. Les emails s’enchaînent les unes aux autres, parfois séparés de quelques minutes ou de quelques secondes.

Je replonge mon regard dans les archives de mon compte Gmail. Plus de 400 messages en moins d’un mois. Est-ce la séduction ou simplement la disponibilité ? Une ferveur de répondre tout de suite, un enthousiasme de savoir l’autre tout proche, nous envoyant une lettre sans le temps passé à parcourir la distance qui nous sépare. Il y a cet aller et cette venue ; ce jeu de ping-pong, peu importe d’ailleurs le contenu de la communication, il est anodin et périssable, ce que nous retenons c’est la brièveté du temps écoulé entre la question et la réponse, c’est cette brièveté même qui rejoue sur la scène technique la vitesse du commencement amoureux, c’est elle encore qui est l’écho de cette distance immédiate du réseau numérique.

L’échange est sans fin, chaque message produit un nouveau message, parfois il ne contient qu’un mot, qu’un émoticon, parfois c’est simplement le bruissement qui feuillette le temps écoulé d’un message à l’autre qui importe. Dans cette vitesse de l’échange, il y a donc une force très formelle, à la limite de l’abstraction, qui se tient toute proche de la ligne de fuite du désir. Car ce que je désire ce n’est pas tel ou tel objet, ce n’est pas elle en tant que le mot « elle » devient l’objet de mon désir, c’est tout un monde, c’est sa manière de se déplacer, d’ouvrir les rideaux de la chambre, de fermer délicatement une porte comme une attention trop grande à ce qui l’entoure et la dépasse, c’est aussi cette façon qu’elle a de me répondre immédiatement; totalement, comme pour me dire par cette vitesse sa disponibilité, sa vulnérabilité à mes effleurements. Elle s’excède, elle est ce désir.

La vitesse n’apparaît comme telle qu’a posteriori, quand elle prend fin. La relation amoureuse cesse. On se promet comme des adultes raisonnables ayant déjà assez souffert de rien, de rester en bon terme, c’est-à-dire de désintriquer ce qui ne l’est pas, le facteur humain et le facteur amoureux. On se quitte avec ce beau serment auquel on tient plus même à présent qu’à l’amour. On reste droit à l’égard de ce serment, malgré l’ambivalence, la tristesse et la souffrance de l’absence, on y tient comme à une promesse faite à soi, faite à l’autre, on y tient comme ce qui peut encore dans ce désert nous servir de fil d’Ariane. On joue le jeu. On envoie un email, les heures passent, les jours parfois, rien ne vient, plus aucune réponse. Le message qui était anodin et aimable, on le sait, on le suppose, a été lu. Il a été réceptionné, mais il est sans réponse, et cette destination ainsi suspendue nous place face à un mur froid et opaque, sans doute autrement signifiant que les rapides échauffourées de l’amour. Il y a du suspend, du silence, le retrait du langage, peut-être cela nous rend-il infiniment triste parce qu’auparavant le langage n’était pas fonction du contenu de la communication, mais de la vitesse de l’échange.

La réponse vient, mais trop tard. Deux jours se sont passés. Elle est anodine, mais que pourrait-elle être d’autre ? En fait, ce n’est pas ce contenu explicite qui est en jeu, c’est la vitesse ralentie, la vitesse devenue délai, trop tard, attente. On est diminué à n’être que le réceptacle de cette attente. La vitesse du débit est-elle fonction de l’instrumentalisation dont nous sommes l’objet dans le champ social ? Ce ralentissement n’est-il pas fonction de l’objectivation du désir quand on croit qu’on désire telle ou telle personne et qu’ainsi on peut passer d’une personne à une autre, comme si elles étaient des mondes clos ? Il faudrait se représenter le réseau électronique avec ses fils et ses serveurs, tout cet appareillage, traversé par les rétentions, les anticipations, les prétéritions, les coups et les contre-coups des affects. Les fils sont plus courts ou plus longs selon la matière variable de ces affectivités. Un message met une éternité à arriver à son point de réception parce que le destinataire souhaitait mettre en pause cet échange. On ne saurait mettre de côté la question intentionnelle, car il s’agit bien d’une visée quand une personne met en pause un message et introduit une différence entre le moment de la réception et le moment de la réponse renvoyée. Il produit un écart et tente par là même, d’une manière complexe et paradoxale, de produire du sens à destination de l’autre. Ne pas répondre immédiatement à un message n’est pas une attitude neutre. Cette réponse qui n’a pas eu encore lieu, signale son caractère différé et constitue donc un envoi sans envoi vers le destinateur. Bref, une manière de dire par le silence, justement parce que dans la relation amoureuse passée la vitesse des messages était la rythmique du silence amoureux. Les amoureux qui n’ont rien à dire, qui se tiennent et se retiennent à ce silence qui n’est pas un malaise, pas une absence de langage, mais plutôt leurs corps. La réponse est un autre silence, un silence qui est un instrument de pouvoir sur les affects de l’autre et qui dit: tu as été l’objet de mon désir qui s’est à présent retiré.

La variation de vitesse des échanges électroniques est le symptôme de nos écarts sociaux et affectifs. Je te réponds si vite que je n’ai même pas à y penser. Je diffère ma réponse, voyant chaque jour ce message laissé sans réponse, je te signale ma retenue, mon pouvoir sur toi à te différer, c’est-à-dire à produire ton attente. Quant à l’attente du destinataire qui voit le message sans réponse, elle est active au sens où elle est le suspend d’une action à venir dont le sens est dépendant entièrement de son caractère différé.

Représentons-nous les fils du réseau. Les points d’entrée et de sortie sont fixes, ce qui varie c’est la longueur des fils et leurs flexions. Ils sont courbes puis se tendent, se laissent à nouveau tomber et reviennent à la droite. Chaque point donne du mou ou tire le fil selon le rythme affectif.

Peut-être faudrait-il alors explorer, en prenant tout le temps nécessaire qui est sans doute le temps d’une vie, la proximité entre le commencement amoureux et l’oubli de l’amour. Tout semble les opposer et pourtant on pressent déjà cette étrangeté, ce ne sont pas deux moments chroniques qui se suivent l’un après l’autre. Il n’y a pas d’abord l’amour puis la séparation, car chacun se reconstruit par rapport à l’autre. L’amour est un souvenir retravaillé de fond en comble par la séparation, tandis que cette dernière conditionne la rencontre, elle est tout ce qui précède l’amour, ce qui en est en même temps la négation et la possibilité : pour aimer, il faut avoir cessé d’aimer quelqu’un d’autre.


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