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Entretien avec...Thierry Mornet !

Par Neault
Après les scénaristes, dessinateurs et traducteurs, il nous restait à aborder un autre type d'intervenant - et pas des moindres - du monde littéraire : l'éditeur. C'est Thierry Mornet, responsable comics chez Delcourt, qui a bien voulu éclairer nos lanternes et nous parler de sa passion pour la BD. Laissons-lui tout de suite la parole.Neault : Thierry tout d’abord merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Pour que tout le monde puisse savoir de quoi il retourne, pourrais-tu nous dire quel est ton rôle exact au sein de la maison Delcourt ?
Thierry Mornet : Merci avant tout de t’intéresser à notre travail chez Delcourt et au catalogue Contrebande dont j’ai la chance de m’occuper.
Mon rôle consiste à surveiller les parutions sur le marché anglo-saxon (Américain en particulier), de manière à sélectionner ce qui me semble le plus à même d’être adapté et de plaire au lectorat français. Plus prosaïquement au quotidien, je suis chargé de « huiler les rouages » en communiquant avec les différents intervenants externes (les agents qui vendent les droits, les éditeurs US, les auteurs, les traducteurs, les lettreurs) aussi bien qu’internes (les designers, maquettistes, chargés de fabrication, le service marketing, la comptabilité). J’ai la chance de collaborer avec de nombreuses personnes très « pro » à chaque niveau, et la cellule « comics » chez Delcourt est, de fait, une sorte de plateforme qui doit faire tout ce qu’il faut pour qu’un ouvrage de qualité sorte dans les temps en ayant toutes les chances d’être remarqué positivement par les lecteurs. :o)

- On se doute un peu tous que pour en arriver là, il ne suffit pas de lire énormément et d’être un passionné, quel est le parcours d’un responsable éditorial ?
- Je pense que chaque Responsable Éditorial a derrière lui un parcours qui lui est propre, atypique ou pas. Je ne sais pas s’il existe un parcours type, mais en ce qui me concerne, j’ai débuté en participant à quelques fanzines et pro-zines.
Plus précisément, je lis de la BD depuis que je suis minot. Mes premières lectures vont de Pif Gadget (Teddy Ted, Rahan, Loup Noir, Capitaine Apache, Le Grelé 7/13, etc.) à Tintin et Asterix. Je fais partie de l’une des générations qui ont été biberonnées à Strange, Titans, Nova et Spécial Strange. Je suis ensuite allé vivre en Angleterre à la fin de mes études, où je me suis converti à la VO.
En rentrant en France, j’ai continué à lire de la BD US, mais aussi à sortir un peu du comics de Super-Héros en m’intéressant à des auteurs moins mainstream comme Will Eisner, Richard Corben, Mike Kaluta, Bruce Jones… Les différentes maisons d’édition et collections dirigées successivement par Fershid Barucha ont été en particulier une véritable découverte pour moi, et m’ont permis d’étendre mes goûts en matière de BD US.
Lorsqu’être lecteur et fan ne m’a plus suffit, j’ai eu l’opportunité de participer à plusieurs fanzines et prozines, notamment à Scarce (dédié au comics US), et à l’Inédit (publié en Belgique).
Je chroniquais des séries et des ouvrages qui m’avaient particulièrement emballé dans Scarce, et ces articles m’ont permis d’être remarqué par les dirigeants de Semic, qui venait de perdre la licence Marvel au profit de Panini. Ils connaissaient la presse mais pas la BD et encore moins la BD US. Ils m’ont proposé de m’occuper du catalogue Semic, qui publiait des séries venant de chez Image, DC et divers indépendants en ce qui concerne le comics, mais aussi des adaptations de séries italiennes comme Tex Willer, Martin Mystere et des titres français comme Zembla par exemple.

- On a un peu l’impression, en matière de comics, que Delcourt a décidé de se consacrer d’une part aux grands classiques (avec les intégrales de Watchmen, From Hell ou The Dark Knight par exemple) mais aussi à des titres moins connus comme Freshmen, Girls, Criminal… Un peu comme s’il y avait une réelle recherche qualitative plutôt qu’une ruée sur les titres les plus vendeurs. Est-ce réellement votre démarche actuelle ?
- Guy Delcourt a toujours - depuis la création de sa maison d’édition il y a plus de 20 ans – publié du comics (Marada The She-Wolf, Bone, Swamp Thing, Black Hole, MiracleMan, etc.). Lorsque je suis arrivé chez Delcourt, j’ai travaillé à dépoussiérer le catalogue existant tout en amenant des séries plus récentes, d’autres auteurs et sensibilités. Nous avons abordé d’autres genres que ceux qui étaient publiés jusqu’alors en matière de bande dessinée US, tout en développant des univers qui étaient déjà posés avant mon arrivée (Star Wars et Hellboy notamment).
En revanche, tu as raison de souligner la volonté constante de privilégier la qualité (de la sélection, de l’adaptation, de la cohérence du catalogue, etc.) au profit d’un flux ininterrompu de titres publiés dans des dizaines de formats et de collections différents.
Par ailleurs, une démarche qualitative ne signifie pas forcément que nous abandonnons les titres les plus vendeurs. :o) Sur la durée, j’aurais même tendance à penser que notre démarche d’éditeur – et pas forcément de « coureur de licences » - est sans doute plus pérenne et payante.
Je revendique pleinement le fait de souhaiter publier de la BD US, en réaffirmant que le comics ne se limite pas aux séries de super-héros, loin de là…

- Dans le genre « haut de gamme », on peut citer aussi les Hellboy de Mignola, un auteur qui n’est pas forcément très facile d’accès, son travail nécessitant un réel effort de la part du lecteur (une sorte de pacte sympathique dans lequel chacun s’engage à faire la moitié du chemin pourrait-on dire). En choisissant de publier une telle série, l’on a un peu peur des ventes où bien l’on mise tout sur l’aura dont elle bénéficie chez les fans ?
- Oui, Mike Mignola fait effectivement partie de ces auteurs, dont le trait extraordinaire et la formidable démarche artistique, n’ont pas forcément de prime abord les faveurs massives du public. En revanche, dans 30 ans, on parlera encore de lui… et nous publierons sans doute encore ses travaux. Pas sûr que l’on puisse en dire autant du « dernier dessinateur à la mode » sur la licence « hot » du moment.
Mais on peut aussi citer Will Eisner, Charles Burns, Jeff Smith, et dans un autre registre Ben Templesmith ou encore Sean Phillips, qui répondent à ces critères.
C’est en cela, que bâtir un catalogue prend du temps, exige de la maturation, et parfois de savoir faire des « sacrifices »… qui s’avèrent payants à terme.
J’aime bien l’idée du « pacte sympathique » que tu évoques. Je pense que la BD, comme le cinéma et la TV ou encore la littérature doit servir à (r)éveiller le lecteur. Trop souvent, ces media proposent des produits « prédigérés », aussitôt oubliés après lecture ou dès que le visionnage est terminé. Il faut arrêter de prendre le lecteur pour un imbécile en lui proposant toujours la même soupe. Au lecteur également de faire preuve d’un tant soit peu de curiosité et d’originalité, en refusant de lire pour la 30e fois la même histoire (de super-héros ou d’un autre genre d’ailleurs), tout juste « repoudrée » pour la circonstance. Les lecteurs méritent sincèrement mieux que d’être traités comme des « gogos ».
Je me rends compte que les lecteurs de cette interview vont penser que je n’aime pas les super-héros. :o) C’est faux. Mais il faut séparer le bon grain de l’ivraie… et l’offre pléthorique propose sincèrement plus de choses… « oubliables » que de véritables bonnes lectures. Je souhaite juste proposer des ouvrages qui se veulent un tant soit peu originaux et différents… Non pas une espèce de bouillie pré-formatée, sans surprise, diluée sur des centaines de pages et sans saveur.
- Delcourt a également publié l’intégrale de Black Hole, ce qui est typiquement un matériel adulte (impossible de jouer sur la popularité d’un Batman par exemple) et austère (un dessin en N&B et peu « sexy »). Y a-t-il un réel public en France pour ce genre d’œuvre ou bien est-ce une opération de prestige ?
- Je ne partage pas ton avis en ce qui concerne le soi-disant côté austère et peu sexy du dessin de Charles Burns. En revanche, les ventes enregistrée par l’Intégrale Black Hole feraient sans doute des envieux du côté de tous les éditeurs historiques de Batman en France, que tu cites à titre de comparaison, Donc, oui pour répondre à ta question, il existe de toute évidence un réel public pour les œuvres de qualité, disposant d’une intensité et d’une profondeur que la plupart (je n’ai pas dit tous :o)) des titres de super-héros n’atteignent pas.
- J’aimerais en venir à The Walking Dead de Robert Kirkman. Voilà une série à fort potentiel car de grande qualité mais accessible à un large public. Comment fait-on pour décrocher les droits d’une telle oeuvre ?
- J’ai été lecteur et fan de l’univers mis en place par Robert Kirkman sur The Walking Dead dès le tout premier numéro US. Le premier album de la série a d’ailleurs connu été publié chez Semic, alors que je collaborais encore avec eux. Je ne sais pas pourquoi Semic n’a pas poursuivi, et en l’occurrence, lorsque les droits ont été disponibles (lorsque l’on achète les droits d’adaptation aux USA pour un album ou une série, ceux-ci sont concédés pour une période déterminée dans le temps allant de 1 à 3 ans en moyenne), je les ai signés pour reprendre la publication de la série chez Delcourt. Une collaboration de longue date avec Image Comics, et un travail de « surveillance » des droits dispos permettent de décrocher les droits de certaines séries, comme The Walking Dead.
- As-tu eu des contacts avec Kirkman en particulier ? Les auteurs, en général, sont-ils intéressés par le devenir de leurs œuvres lorsqu’elles sont adaptées dans une langue étrangère ?
- Effectivement, tout comme nous bénéficions de relations privilégiées avec Charlie Adlard (le dessinateur de la série) . Pour infos, Charlie vient en France début Novembre d’ailleurs, en compagnie de Sean Phillips (7 Psychopathes et Criminal).
En revanche, depuis quelques mois, nos relations avec Robert Kirkman se sont intensifiées et approfondies. Cette relation est d’une part particulièrement intéressante sur le plan humain, et elle peut devenir d’autant plus fructueuse pour les années à venir compte tenu de son rôle en tant que partenaire au sein d’Image Comics. C’est déjà le cas avec Todd McFarlane notamment, et des personnes comme Eric Stephenson et Joe Kaetinge d’Image Central, qui font un travail remarquable et qu’il convient de saluer. L’arrivée de Robert renforce encore nos liens avec Image Comics.
Pour répondre plus précisément à ta question, certains auteurs sont intéressés plus que d’autres par le devenir de leurs séries à l’étranger, notamment lorsqu’elles rencontrent un gros succès. C’est le cas à la fois de Robert, curieux de nature, et intéressé par ce qui se fait ailleurs, et de Walking Dead, qui rencontre le succès que l’on sait.
D’une manière générale, nous avons la chance de collaborer beaucoup plus directement avec les auteurs – compte tenu de la teneur de notre catalogue – que d’autres éditeurs qui privilégient les personnages et les séries d’éditeurs. C’est tout l’intérêt de la chose… C’est un peu comme la différence qu’il pourrait y avoir entre le fast-food et un bon restaurant. :o)
- Cette série est en niveaux de gris (un N&B amélioré disons), est-ce pour cela qu’elle est publiée sur un papier non glacé ? En général, à part les considérations économiques, existe-t-il des règles ou des impératifs pour le choix d’un papier ? (en fonction du type de dessins par exemple, ou de la colorisation).
- Nous avons simplement choisi d’intégrer cette série à la collection lancée avec des ouvrages « polar » en N&B comme The Ride (du studio 12Gauge), Jinx (de Bendis) ou encore Tue-Moi à en crever (de David Lapham). La présentation nous semblait bien correspondre à l’esprit de la série d’une part, et le dessin réagit mieux à mon sens que sur un papier glacé. L’esprit « feuilletonnesque » et à suivre du récit correspondait bien à l’impression rendue par la papier d’une part, et la maquette de la collection d’autre part. Par ailleurs, cela permettait également de maintenir un prix très abordable par volume, ce qui m’importait afin de tenter de toucher un large public.- Le rythme de publication de Walking Dead est plutôt soutenu, c’est un succès d’édition ? Peut-on connaître le nombre d’exemplaires vendus pour un volume ?
- Face au succès rencontré par Walking Dead, nous tenons effectivement à maintenir un rythme soutenu de publication (de l’ordre de 3 volumes par an), que nous tiendrons tant que les sorties US le permettront. Nous devrions maintenir ce rythme de publication pour 2009 et 2010. À ce moment-là, nous aurons rattrapé la version US, et nous glisserons sans doute vers un rythme de croisière de 2 volumes par an… Ce qui est plutôt mieux que la plupart de séries franco-belges J
En revanche, compte tenu du fait que nous ré-imprimons quasi-constamment les volumes (car il nous semble important que les nouveaux lecteurs puissent trouver sans problème tous les tomes d’une même série), il nous est impossible de donner des chiffres exacts. Disons que nous sommes ravis de passer prochainement la barre des 10 000 exemplaires vendus du tome 1.
- A l’inverse, la série Invincible (plus classique dans le sens où elle traitait d’un super-héros) a été annulée au bout de trois tomes. Il manquait quoi pour que cela fonctionne ? D’une manière générale, la publication d’une série achetée par un éditeur étranger est-elle toujours liée, logiquement, au nombre de vente ou existe-t-il des exceptions où un éditeur « puissant » peut imposer un minimum de parutions ?
- La série Invincible n’est pas annulée. Elle est suspendue en attendant de voir de quelle manière proposer une formule de publication plus adéquate au public – plus restreint que celui de Walking Dead - qu’elle intéresse.
En revanche, il faut arrêter de croire qu’une série se poursuit longtemps si elle ne rencontre pas son public. N’importe quel éditeur stoppera la publication d’une série si les ventes sont inférieures au niveau qui lui permet de gagner de l’argent. En l’occurrence, une exploitation est établie à chaque publication. C’est cet état de fait qui permet de poursuivre ou non la parution.
En l’occurrence, il manquait quelques milliers de lecteurs réguliers à cette merveilleuse série qu’est Invincible pour se poursuivre sous cette forme. Nous savons cependant qu’aussi intéressante que soit une série de super-héros aujourd’hui, elle devra tenter de soutenir la comparaison avec les séries DC Comics et surtout Marvel.
Le lectorat Français a été habitué pendant des décennies quasi-exclusivement aux Super-Héros Marvel, et les nouvelles générations voient ces personnages « vivre » sur grand écran.
Lorsqu’on propose aux lecteurs une nouvelle série, même de la qualité d’Invincible, elle part avec un handicap certain qui est en l’occurrence qu’elle n’est pas « estampillée » Marvel. Ce n’est pourtant pas systématiquement un gage de qualité. Mais c’est comme ça. :o)
- Au niveau kiosque, l’on a l’impression que Delcourt a choisi également de se concentrer sur quelques séries essentielles (Spawn par exemple) plutôt que de multiplier les mensuels. C’est un choix délibéré ou c’est en attendant de pouvoir, un jour, voir les droits Marvel ou DC vous tomber dans le gosier ? ;o)
- Publier des séries en kiosques aujourd’hui est un exercice périlleux, car la Presse souffre énormément en général. Seules les licences fortes peuvent survivre via ce circuit de distribution. La preuve est faite même du côté de la concurrence (Panini) où les seules revues réellement pérennes sont X-Men (et ses sous-produits dérivés comme Wolverine), Spider-Man ou encore Ultimates. Les autres changent de formule, sont reformatées régulièrement ou disparaissent simplement.
Nous disposons de Spawn et de Star Wars, qui sont deux licences capables de s’imposer aussi bien en kiosques qu’en librairies. Par ailleurs, de nouveau, nous préférons privilégier la qualité, la sélection, à des tombereaux de revues mensuelles réalisées à la chaîne sans âme ni personnalité.
- Puisque mon blog est « un peu » lié à Marvel, pourrais-tu nous dire quelle série tu aimerais « décrocher » et ramener dans le giron Delcourt ?
- Deux réponses possibles : celle de l’éditeur… qui répond qu’il est impossible de dissocier la plupart des séries Marvel des autres, la notion d’univers partagé étant réellement une composante majeure de cet éditeur. Donc toutes. :o)
Mais aussi la réponse du fan de comics et lecteur régulier de séries Marvel et dans ce cas je dirais en priorité Daredevil et Hulk (même si je trouve que l’univers de Hulk s’essouffle depuis l’arrivée de la seconde série dédiée au Red Hulk). Planet Hulk & World War Hulk étaient de chouettes sagas. J’ai également tendance à préférer les mini-séries aux séries-fleuves. Je vais suivre plus aisément le parcours d’un auteur que celui d’un personnage.
- Si l’on devait définir la « patte » Delcourt, la spécificité de cette maison, en quelques mots…ce serait quoi ?
Sélection, qualité, pérennité, enthousiasme, éclectisme.
- Allez, entre nous, maintenant qu’on se connaît un peu, quelles sont les nouveautés à venir pour 2009 ? Promis, on gardera ça pour nous. ;o)
- Même si j’aime conserver quelques surprises afin de surprendre les lecteurs, je suis d’ores et déjà très heureux d’annoncer la publication du superbe The Umbrella Academy, de quelques très belles rééditions de l’œuvre de Will Eisner (Le Rêveur, Au Cœur de la tempête, etc.), de Madame Mirage (de Paul Dini & Kenneth Rocafort)… et – ENFIN ! – du second volume de Supreme par Alan Moore.
- Traditionnellement, je termine toujours par une question bête : si tu avais un super-pouvoir, ce serait lequel ?
Au choix, le don d’ubiquité assurément… et tant qu’à faire la capacité de manipuler la matière au niveau de la structure moléculaire. Pas moins. :o)
- Il me reste à te remercier encore une fois Thierry pour avoir accepté de te prêter d’aussi bonne grâce au jeu des questions. Et, bien sûr, bonne continuation pour la suite. Ce n’est un secret pour personne, j’ai un gros penchant pour la Maison D. ;o)
- C’est moi qui te remercie pour l’intérêt porté à notre travail. Et merci aux lecteurs de la confiance qu’ils savent nous accorder de manière indéfectible. Sans eux, nous n’existons pas.

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