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Salman Rushdie : "Je poursuis ma route"

Par Albrizzi
Rencontre à Londres avec l’auteur des "Versets sataniques" pour la sortie de son dixième roman, "L’enchanteresse de Florence", une fable baroque qui se déroule à la fin du XVeme siècle à la cour du Grand Moghol.
Mythique pour les uns, redoutable provocateur pour les autres, Salman Rushdie fascine, énerve, séduit. Ce sujet britannique, né à Bombay il y a 61 ans, est presque devenu un personnage de roman, lorsqu’en 1989, l’Ayatollah Khomeiny a lancé contre lui une fatwa. Son crime ? Avoir osé se moquer et mettre en doute l’islam dans "Les Versets sataniques".
Après s’être caché pendant dix ans à Londres, Salman Rusdhie vit désormais à New York. L’œil piquant, le sourire charmeur et rodé aux exercices de communication, l’ex-enfant terrible des lettres anglo-indiennes se montre volontiers volubile. Sauf sur sa sécurité et les questions politiques : par pudeur ou peur d’en dire trop, il ne s’étendra pas.
Avec "L’enchanteresse de Florence", Rushdie livre un roman d’amour et d’aventures aux multiples influences, on pense à Italo Calvino et Gabriel Garcia Marquez entre autres. A la manière de Shéhérazade, Niccolo Vespucci, un Florentin à la cour du sultan Abkar, entreprend de raconter pour sauver sa vie, l’histoire de Qara Köz. Surnommée « La dame aux yeux noirs », cette princesse qui fut offerte comme butin de guerre au Shah de Perse, avant de s’enfuir avec un mercenaire italien, possédait le secret de la jeunesse éternelle.
Votre livre Les enfants de Minuit, a été élu par le public, meilleur Booker Prize depuis 1969, date de la création du prix, en êtes-vous fier ?
J’en suis très heureux, en particulier parce que 60 % de ceux qui ont voté pour moi ont moins de 35 ans. Cela signifie que la jeune génération actuelle aime autant mon livre, que celle qui l’avait prisé, lors de sa sortie. C’est le plus cadeau pour un livre de savoir qu’il a encore un public.
Il y a aussi tellement de bons livres qui n’ont jamais reçu le Booker Prize ! Ce n’est pas une science exacte. Doris Lessing, par exemple…
Mais elle a eu le Nobel !
Certes, mais faites la liste des 40 meilleurs livres de ces 40 dernières années, vous n’y trouverez pas nécessairement les 40 Booker Prize.
Avez-vous voté ?
Non, par superstition, je n’ai pas voulu. Sinon, j’aurais voté pour le livre de James Gordon Farrell Le siège de Krishnapur. Je l’ai lu avant qu’il ne reçoive le Booker Prize en 1973 : c’est le meilleur roman jamais écrit sur la formation de l’identité indienne et la colonisation.
Vous avez été anobli par la reine d’Angleterre le 25 juin dernier, suscitant l’ire des Pakistanais. Etes-vous à nouveau en danger ?
Cette distinction récompense une œuvre ou un service rendu à la nation. C’est très gratifiant d’entendre quelqu’un dire que tous vos livres, donc votre vie, — car cela fait 35 ans que j’écris —, est digne d’intérêt. Ensuite, on a voulu interpréter ma décoration, je sais néanmoins que l’intention de départ n’était pas de rentrer dans un débat politique.
En fait, les Français ont été les premiers à m’honorer : il y a dix ans, Jack Lang m’avait fait Commandeur des arts et des lettres à l’ambassade de France à Londres. Un mois après, j’avais reçu une lettre de Buckingham Palace m’autorisant à porter cette décoration. C’est quand même fou quand j’y repense!
N’avez-vous pas peur de revivre le cauchemar vécu il y a une dizaine d’années ?
Non. Certains extrémistes ont tenté de transformer cette anecdote en affaire d’Etat, mais leur action a fait un flop dans l’actualité mondiale. Les gens n’ont pas suivi, c’est bon signe.
Etes-vous Indien ou britannique ?
J’ai acquis la nationalité anglaise à 17 ans, et malheureusement en Inde, on ne peut pas être binational. Je retourne cependant tous les ans à Bombay, ma ville natale. J’en ai besoin c’est un lieu qui me nourrit. A chacun de mes voyages, j’essaie de découvrir un endroit inédit. Ainsi, en janvier dernier, j’ai passé une semaine dans le quartier des transsexuels de Bombay, à la demande de la fondation de Bill et Melinda Gates. Avahan, l’ONG indienne soutenue par The Bill & Melinda Gates Foundation m’a demandé de co-écrire avec quinze autres écrivains indiens, un livre sur le sida. J’ai recueilli des dizaines de témoignages. Ce fut très enrichissant. L’ouvrage intitulé Aids Sutra sort en octobre en Angleterre, en Inde et aux Etats-Unis.
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur le Grand Moghol ?
Ce sujet trottait dans un coin de ma tête depuis longtemps. Tout élève indien entend parler des grands Moghols, de la même façon que les petits Britanniques apprennent le règne d’Elisabeth Ière. Il y en eut six, et Akbar était le troisième, mais il est le premier roi connu de l’Histoire de l’Inde. Il a commencé à unifier le pays et son petit-fils Salim a poursuivi son œuvre. Bien qu’illettré, Akbar n’eût de cesse de s’instruire et de promouvoir les arts. Il ne voulait pas conquérir par le sang, mais grâce aux alliances : il épousait les filles des chefs rebelles. Au contraire, le dernier Moghol était très belliciste et impopulaire ; après lui, c’est le début de l’empire britannique, en 1857.
A la fin de votre ouvrage,vous remerciez Vanessa Manko pour son travail de recherches, quel a été exactement son rôle ?
C’est la première fois que je fais appel à une assistante. Vanessa Manko a fait un travail remarquable pendant trois ans, surtout à Florence, me permettant de mettre à jour une foule de détails sur la vie quotidienne de Florentins. Nous avons mis la main sur le journal de bord d’un janissaire de l’empire Ottoman. Les récits étaient tellement extraordinaires qu’il m’aurait fallu écrire 500 pages supplémentaires.
Vous plongez le lecteur dans la Renaissance italienne, puis à la cour du Grand Moghol, n’est-ce pas faire le grand écart ?
A mes yeux, il y a une connexion évidente entre les deux. Elles ont connu une explosion des arts, en peinture, musique et poésie. Ce qui me fascinait était qu’ils n’avaient aucune idée de l’existence les uns des autres. Dans le sud de l’Inde, passait la route des épices, mais le nord de l’Inde était inconnu. Je n’ai pas réussi à trouver un seul exemple d’un voyageur indien qui se serait rendu en Europe à cette époque ! J’ai voulu inventer un moyen de réunir ces deux mondes.
Ce que vous avez fait à travers Angelica, la « Dame aux yeux noirs ». Aurait-elle pu exister?
Non, car à l’époque, les femmes ne voyageaient pas. J’avais d’abord imaginé que Abkar envoyait un ambassadeur à la cour des Médicis, mais à chaque fois, je butais contre un souci de réalisme. Mon vœu était double : raconter le récit d’un fabuleux voyage et l’arrivée à Florence d’une princesse, dont la beauté bouleverse tous les habitants. Je pense qu’il existe en chacun de nous une fibre qui a envie d’entendre des histoires. C’est le grand principe des contes.
Votre style est souvent qualifié de réalisme magique, êtes-vous d’accord ?
Oui et non. J’ai écrit le genre de livre que le public aurait aimé lire au XVème siècle. J’ai vraiment fait un effort de transposition stylistique. Sous la Renaissance italienne, on croyait beaucoup au surnaturel, à la magie. C’est d’ailleurs très intéressant de voir comment la figure de la sorcière a évolué dans l’imaginaire populaire. Au Moyen-âge, elle était représentée sous les traits d’une vieille femme. Ensuite, elles deviennent jolies, et incarnent la femme séductrice, la tentatrice.
Pourquoi les héroïnes et les héros sont toujours gracieux et magnifiques dans les contes ?
C’est la même chose au cinéma, pourquoi les actrices et les acteurs sont-ils beaux ? Parce que nous aimerions leur ressembler ! N’importe quel être humain est attiré par le beau. Mais personnellement, je m’ennuie très facilement, si une femme est bête, sa beauté disparaît.
Pouvez-vous donner une définition de la beauté ?
Cela n’a rien à voir avec les canons des mannequins que l’on voit sur papier glacé. La beauté est liée à ce qui réside à l’intérieur de chacun et qui rayonne en surface.
Une femme peut-elle être plus belle à 50 qu’à 20 ou 30 ans ?
L’expérience embellit les femmes. Certes, la beauté et la jeunesse vont souvent de paire, mais avec l’âge, notre âme et notre vie se reflètent sur notre visage et les mauvaises personnes s’enlaidissent. On reconnaît la générosité au regard. J’ai eu la chance de dîner une fois à côté de Jeanne Moreau à Londres, cette femme est sublime et au-delà du sexy!
Avez-vous des héros dans la vie ?
Je pourrais citer Gandhi et Gorbatchev, mais ce serait hypocrite. Je suis trop satyrique pour vouer une admiration totale à quelqu’un. En revanche, il m’arrive d’être admiratif devant des gens ordinaires qui gèrent des situations difficiles avec panache. Edward Saïd, qui était un hypocondriaque, m’a impressionné à la fin de sa vie ; il avait un cancer, et je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Sa dignité fut exemplaire.
Avez-vous des influences littéraires ?
Elles sont très importantes au début. Mais avec le temps, vous savez qui vous êtes et vous n’avez plus besoin d’imiter. Balzac m’a appris à placer mes personnages dans leur contexte. Aujourd’hui, ce qui m’importe c’est que mes livres ne laissent pas indifférent : soit ! Je ne peux pas plaire à tout le monde, mais je poursuis ma route.
"L'Enchanteresse de Florence", Plon, 420 p., 22 euros.

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