La traversée avait été longue et sinueuse. Il avait fallu faire des détours, prendre des chemins de traverse, contourner les massifs rocheux et trouver des passages plus étroits à travers les flots. Nous avions traversé des marécages et des tourbillons. Certains nous avaient quittés en cours de route, d’autres nous avaient rejoints. Il avait fait froid, il y avait eu des brumes profondes, des clartés matinales vite éteintes. D’autres encore étaient perdus. Puis nous sommes arrivés sur le terrain qui devait servir de champ de bataille. Nous ne savions pas très bien pourquoi nous étions là, comme à une réunion, qui nous avait fait passer le mot, quel avait été l’ordre qui avait entraîné tout ce périple.
Il n’y avait personne en face, le terrain était vide. Nos corps étaient balayés par le vent qui tourbillonnait de façon imprévisible. Nous avons donc attendu des jours et des jours, espérant l’affrontement, le sang et la guerre. Nulle fumée, nulle trace, nulle forme se dessinant au lointain, simplement la terre boueuse de l’automne qui gardait nos pas. Nous nous étions pourtant préparés à ce moment. Face au monde et à nous-mêmes. Nous avions déjà lutté les uns contre les autres. L’univers nous entourait de sa menace et nous lui avions aussi résisté. Nous nous sentions si forts.
Le champ de bataille est resté vide, il n’y avait personne d’autre. C’est à ce moment-là, dans le frémissement d’une confrontation à venir, que nous nous sommes perdus, que je t’ai perdu, que tu m’as perdu. Pourtant, nous l’attendions. Le paradoxe c’est que nous étions si bien préparés, nous avions tant lutté l’un avec l’autre, nous avions tant discuté nerveusement de ce temps, qu’il était inimaginable que ce soit justement à ce moment-là, que nous nous perdions de vue. C’est cet instant donc que tu as choisi pour déserter. Tu as totalement disparu, ton corps est devenu une ombre, ta voix un souffle, ton regard je l’ai perdu, entièrement. Il ne me restait plus que la mémoire de cette attente que nous partagions, et je n’avais pas même la possibilité de m’imaginer ce que tu étais à présent, je ne voulais pas prendre ta place même si elle était vacante. J’imagine parfois que c’est en fait moi qui aie déserté, te laissant dans cette terre boueuse et muette, seule. Sans doute, y sommes-nous restés, l’un et l’autre, côte à côte, mais sans nous voir, habitant encore cette terre, proche, sentant encore sa gravité désespérée et froide, mais devenant aveugle l’un à l’autre, comme si nous étions le seul fragment de l’univers manquant. Voici donc la faille, ce qui peut rester et ce qui peut faire défaut. Nous nous sommes manqués, au moment même de livrer la bataille décisive qui nous aurait permis de savoir enfin ce que nous devions vivre.