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Des os et de l’oubli, de Claude Favre (une lecture de Bruno Fern)

Par Florence Trocmé

 

 

Des os et de l’oubli, de Claude Favre

Issu d’un ensemble intitulé Autopsies (1), ce texte fait saillir d’emblée ce que Guillevic qualifiait de Ventre d’insecte un peu géant / Avec des pieds à travers tout (2) et des noms viennent aussitôt à l’esprit : Rwanda, ex-Yougoslavie, Tchétchénie, Irak, liste non exhaustive, hélas – et ce d’autant plus nettement que Claude Favre n’hésite pas à appeler un rat un rat.
Cela dit, au long de ce qui peut se lire comme une unique phrase démembrée en blocs, ne sont adoptés ni l’angle d’une compassion dénonciatrice ni celui d’une neutralité de dissection, même si les deux pronoms personnels utilisés (nous et, surtout, on) renvoient à des instances censées se tenir à distance : sur le terrain on autopsie les fossés, faut dire qu’on est des spécialistes Au contraire, toute position d’extériorité est exclue, la parole ne pouvant être que contaminée par l’innommable : ça entraille sous la peau ou le cadavre sort par la langue, c’est quand même une histoire vraie Reconnaître, c’est-à-dire tenter de désigner par des mots (et chacun sait que l’identification – contre l’oubli, justement – constitue l’une des tâches principales dans les circonstances évoquées), s’effectue en fait par l’expérience d’une écriture qui sape et fonde en même temps – des fois, raclés, à parler parler criblés, à parler on s’invente – et ce double mouvement périlleux rappelle ces mots de Roger Munier cités récemment par Emmanuel Laugier : « expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri, que l’on retrouve dans periculum, péril, danger, etc. » (3).
Bref, comme l’écrit Fred Griot en introduction sur publie.net : « c’est du lourd. la poésie n’impacte que si elle est de poids.», une telle conception présentant le risque d’une surcharge pondérale par excès de pathétique, voire de pathologique plus ou moins simulé – tendance qu’Hortense Gauthier désignait il y a peu par cette rhétorique autistique de soi, du soi se cherchant par ruminations de micro-motifs singuliers (4). Heureusement, l’écriture de C. Favre évite ces écueils, au moins grâce à deux de ses composantes : d’une part, une scansion qui sait garder l'énergie de l'oral mais s'en démarque par un travail tranchant, une pesée des mots qui fait que le texte, s’il (s’) emporte indéniablement malgré ses heurts (5), ne se laisse pas griser pour autant  par cette lancée et en vient souvent à s’arrêter sur lui-même – c’était quoi l’idée au départ – cassant ainsi ce qui pourrait finir par ne tourner qu’en rond; d’autre part, face à ce ressassement obsessionnel des figures de la mort, régulièrement désigné par des termes sans équivoque (on s’empêtre ; le tournis), tout ce qui contribue à l’enrayer, à le laisser en suspens (et le lecteur avec), en recourant à un humour ambivalent car subtilement mêlé au tragique : dans les fossés s’emmêler les couteaux ; et pour le coup on sait plus très bien s’il faut ou tenir ou tirer la langue comme l’homme la parle ; des fois, on est sur les dents ; bouger les petits doigts, comme des amants A cette veine-là pourrait être rattachée la thématique, présente ici et dans d’autres textes du même auteur, de la danse (qui n’est donc pas que macabre) comme une façon de se décaler face à l’insoutenable – comme au bal des débutantes – et, au-delà, tension vers une altérité qui permette d’échapper à la répétition mortifère : un monde de premier rendez-vous on attend
Manifestement, C. Favre tente ainsi de résister à ce que Valère Novarina appelait l’état cadavérique du langage (6), celui où il joue – comme le charnier – son rôle de massification, d’anéantissement de toute singularité, phénomène qu’elle exprime sans détour  – et ça grouille dans la langue, c’est que la langue, ça pourrit quand ça sort pas – d’où son écriture d’autant plus vive qu’elle ne peut pas oublier la mort en elle.

Contribution de Bruno Fern

1. Ensemble qui comprend également, dispersés çà et là sur le Net, les textes suivants : Le cadavre c’est désordre, Sang.S, Encreux, et ici est la rose, ici il faut danser
2. Les charniers, in Exécutoire, Gallimard, 1947.
3. Revue l’animal, Le Simple / Philippe Lacoue-Labarthe, n° 19-20, 2008.
4. Sur le site libr-critique
5. Comme si l’écriture était sans cesse contrariée, devant forcer le passage dans la langue, ce qui se traduit par des ruptures, des omissions, voire des mots amputés : oublier la vie, c’est pas, très vraisemblable, mais de travers, c’est très possible ; la langue comme l’homme la, comme l’homme fait et toujours, et encore des fois on sait plus ; des fois on gâche le temps, à se trompe de fossés
6. Entretien avec Pascale Bouhénic, documentaire, 42’, 1996.

Des os et de l’oubli, suivi de par métathèse du –r- sous l’influence de mots comme bougre, Claude Favre, juillet 2008, PDF, 15 pages. Téléchargement proposé en zone risque de publie.net, 5,50 euros

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C’est ici l’occasion pour Poezibao d’attirer l’attention sur cette expérience en cours, cruciale : la création de publie.net, maison d’édition numérique à part entière, avec une vraie approche éditoriale  : choix des auteurs, travail sur les textes, édition soignée, présentation des textes en différents formats pour tenir compte des différents supports de lecture (ordinateur mais aussi baladeurs numérique, liseuses électroniques, téléphones mobiles, etc.).  A retenir surtout, une démarche très pensée, très cohérente, très innovante . Sans aucun doute une des formes de l’avenir du texte littéraire.


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