« What you see is what you see » affirmait Franck Stella dans un entretien. Le peintre voulait dire ainsi que la peinture se suffit à elle-même, il n’y a rien à en dire, l’émotion esthétique qu’elle suscite étant totalement hétérogène au discours en général, aux mots en particulier. Dans Les mots dans la peinture, Michel Butor prend le contrepied de cette position et montre à quel point les mots sont présents dans la peinture.
« Toute notre expérience de la peinture comporte en fait une considérable partie verbale. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n’est jamais pure vision. »
Les mots jouent d’abord un rôle dans notre appréhension de la peinture. Butor rappelle que l’émotion esthétique pure est exceptionnelle. Nous avons généralement entendu parler des tableaux que nous allons admirer avant même de les voir. Le discours précède l’œuvre et détermine le regard que nous porter dessus. C’est parce que je sais telle ou telle chose de cette œuvre que je vais y prêter une attention particulière, c’est parce que je connais l’artiste que je vais m’arrêter devant ce tableau devant lequel je serais peut-être passé sans y prêter attention si je ne l’avais pas su. D’ailleurs, il arrive de plus en plus souvent que des présentations soient affichées à l’entrée des salles, sans parler des commentaires audio que les musées mettent à disposition des visiteurs.
Le lien le plus fort existant entre le mot et la peinture est cependant le titre. L’image est toujours associée à un nom, aussi mystérieux soit-il qui a pour fonction de déterminer notre regard de le forcer à voir ou à ne pas voir certaines choses, en tout cas à lui faire perdre son innocence. Les Surréalistes ont utilisé à outrance ce lien pour déstabiliser le spectateur ou, au contraire, pour le mettre sur la voie. Butor prend le tableau suivant de Magritte en exemple :
Lorsque l'on sait que le titre est La Joconde, notre regard est immédiatement modifié parce que nous comparons immédiatement ce tableau à son modèle et que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander ce qu'a voulu faire le peintre.
Pour mieux se faire comprendre, Michel Butor prend l’exemple d’une toile de Bruegel :
Sans connaître le titre du tableau, notre regard est attiré par le premier plan, par les sillons creusés par la charrue. Ces sillons et la direction empruntée par le paysan détournent notre regard de ce qui est en jeu dans ce tableau et qui se situe en bas à droite : ce corps qui s’enfonce dans l’eau que nous n’avions peut-être pas vu et qui, si nous l’avions vu, pouvait nous sembler n’être qu’un détail.
Maintenant, nous regardons le titre du tableau : La chute d’Icare. Non seulement le titre modifie totalement notre regard, mais les mots racontant la légende du fils de Dédale s’imposent et nous poussent même à interpréter l’œuvre de Bruegel.
Butor choisit de renforcer cette idée par l’analyse d’un tableau de Kandinsky : Deux points verts.
« Ce sont des quasi-rectangles verticaux superposés, avec des transparences de couleurs. Quelques formes sinueuses par-dessus. Je remarque très vite une sorte de serpent sombre sur la droite et, entre deux groupes, trois arcs les uns au-dessus des autres, tels des ponts, et trois bâtons verticaux au-dessous. Mais Kandinsky l’a nommé Deux points verts. Dès que j’ai lu ce titre, je les cherche et trouve en effet, un peu à droite du centre, près du bord supérieur, deux cercles identiques bicolores : leur partie verte en haut, est un peu plus importante que leur partie violette ; mais comme ils sont nommés “verts”, je suis obligé d’interpréter ce violet comme une transformation du vert due à l’activité du quasi rectangle qui les recouvre à cet endroit. Toute la composition paraît alors s’irradier de ces deux éléments, les seuls qui se répètent littéralement. »
Il n’empêche, souligne Butor, que si les titres organisent le tableau, ils peuvent également être mal choisis, ce qui conduit à égarer le spectateur. Butor se prononce alors pour le remplacement des titres désastreux ! Le choix d’un titre est si déterminant que Butor estime que certains peintres n’osent plus nommer leurs œuvres et, par conséquent, adoptent un simple numéro. Il s’agit là d’une affirmation dont la légitimité est très discutable. Pierre Soulages, par exemple, ne nomme plus ses œuvres, parce qu’il se réclame indirectement de Stella, parce qu’il veut préserver l’innocence des regards portés sur ses œuvres.
Il n’empêche que cette démarche montre la validité de la thèse principale de Butor, à savoir l’influence incontestable du titre dans notre perception de l’art. Parfois, certains artistes ne se contentent pas d’un titre, ils placent une légende, tel Paul Klee dans Einst dem Grau der Nacht enttaucht… Pour qui ne lit pas l’allemand, la légende n’en a pas moins d’importance : elle a une fonction de flèche et nous incite à regarder ce tableau dans le sens de l’écriture, de gauche à droite alors que sans elle, nous pourrions tout autant le regarder de haut en bas.
Les mots du titre permettent également de combler les lacunes naturelles ou non du spectateur. C’est ce qui se passe lorsqu’est nommé l’animal (chez Oudry) ou la personne représentée. Le modèle, lorsqu’il est un seigneur, un roi, etc., est avant tout un nom dont il faut garantir l’identification non seulement à travers les âges, mais surtout au moment présent. Avant l’invention de la photographie, les portraits permettaient en effet d’identifier les personnes avant d’avoir à les rencontrer. Cela poussera Holbein à préciser sur la toile non seulement l’année du tableau, mais aussi l’âge des personnages dont il réalise les portraits.
Le tableau peut même parfois se transformer en roman. Ainsi en est-il avec Le jardin des délices de Jérome Bosch.
On ne regarde pas le fameux triptyque, on le lit :
« Toute combinaison inhabituelle de personnages et d’accessoires invitant, dans une telle perspective, à rechercher les mots auxquels ils s’attachent, le tableau ne sera vraiment complet que lorsqu’on lui aura rendu son texte, mais comme la mise en liberté méthodique multiplie à l’infini ces combinaisons, on peut dire que son œuvre produit indéfiniment un texte nouveau. »
Il ne s’agit là que d’un bref aperçu des thèses de Butor car il m’est impossible de tout exposer. Butor travaille également sur la place des livres ou des journaux dans les œuvres, sur la calligraphie ou encore sur le positionnement des signatures (notamment chez Mondrian). Pour ceux qui aiment la peinture et les mots, ce petit livre de 151 pages est incontournable ; l’érudition et la finesse de l’auteur étant un régal, pour les yeux et l’intellect.
Michel Butor, Les mots dans la peinture. Skira (indisponible).