Magazine Culture

Le bol sans fond

Publié le 01 octobre 2008 par Tecna

Le bol sans fond

Gaspard Hons Les abeilles de personne, Le Taillis Pré, 2008
    Certains artistes sont incapables de revenir sur l'œuvre terminée parce que, chez eux, toute correction, par contention ou élimination, ne peut se faire que dans le moment même de l'acte de création. D'autres, au contraire, ne cessent de reprendre leur œuvre, comme si elle ne pouvait être finalement que ce work in progress qui est l'image même de la vie. Gaspard Hons est de ceux-là. En témoigne la parution récente de la « version revue et définitive » , nous dit-il, du livre Personne ne précède, écrit entre 1985 et 1986, publié chez Hatier en 1993 et intitulé aujourd'hui, peut-être en hommage à  la Rose de personne de Paul Celan, Les abeilles de personne , Car, plus qu'une réédition, il s'agit là d'une véritable recréation. Ce nouveau livre, d'une écriture moins rompue et précieuse que le précédent, où sont gommées les références trop appuyées (l'Unique disparaît, l'être avec d'autres noms perd sa majuscule...), se caractérise par sa sobriété tant du point de vue du mouvement de la phrase, de l'économie des images, d'une simplification de la typographie que d'une réduction souvent drastique du poème à l'aphorisme, ce qui donne à l'ensemble un tour beaucoup plus prononcé de livre de sagesse sans, bien sûr, que soit perdu ce qui faisait la force de la première version.
 
Suite filée de 198 séquences réparties en trois sections de 66 chacune, Les abeilles de personne par son architecture, par son ampleur, par sa densité conquise est, à mon sens, l'ouvrage le plus ambitieux publié à ce jour par Gaspard Hons. Participant à la fois du "livre d'heures" (certains poèmes ont la fraîcheur chromatique  et la charge symbolique d'enluminures médiévales) et de la composition de lieu  (délimitation  d'un espace réduit, le jardin, offert à une méditation  obstinément tendue vers une quête du simple et de la nudité), c'est de la tenue de cette tension non résolue entre séduction et renoncement qu'il tire précisément son intensité. De la luxuriance à la pauvreté, de la cécité à la voyance, du savoir au non savoir, Gaspard Hons s'y révèle donc sous un double jour : celui du poète enthousiaste et jubilant que nous montraient, par la préciosité des images et un travail ostensible et percutant sur la langue, ses recueils plus anciens, et celui du poète inquiet, doutant de lui qui, avec Le jardin de Cranach, Parcours 1979-1990 ,L'écart la distance, Parcours 1990-1999 ,   Promenade à Rorschach, Parcours 1994-2001  et Propos notés en ramassant des aiguilles de pin ,  s'oriente, à son corps défendant, peut-être, vers une épreuve métaphysique (mystique?), qui fait du simple, du hors sens, le lieu sans lieu du poème où le propre de la parole ne serait plus de signifier mais de se manifester.
     Au coeur de l'expérience poétique de Gaspard Hons, il y a, d'abord, la violence: celle d'une irruption ou d'une disruption qui engendre chez celui qui écrit un double effet conjoint de saisissement et de désaisissement: "Saisi par un bref éclair, à l'endroit même  où s'écrit le poème".  Le saisissement, on le voit ici, a pour origine l'éblouissement de l'inconnu  surgissant au milieu du connu. Il s'agit d'un événement brutal évoqué ici par l'éclair et ailleurs par une « détonation » ou « déflagration » qui renvoie à tout un réseau d'images dont le chasseur (le poète) est le centre  — ce « chasseur blanc », ce « tireur d'élite » en quête du « gibier » de la révélation. Laquelle ne peut surgir, imprévisible, qu'au coeur du quotidien même. Là, répète Gaspard Hons. Là où se répondent le proche et le lointain, le multiple et l'un, l'instant et l'éternel ; dans cet espace de méditation, lui-même proche et lointain, puisqu'il est tour à tour et à la fois le jardin (ou verger ou potager) de chaque jour et l'éden inaccessible,  entrevu au détour d'un mot ou d'une image: « En suspens un verger d'un rose métaphysique... ». C'est lorsqu'elle nous fait éprouver cet éblouissement de l'altérité au coeur du quotidien le plus banal que l'écriture de Gaspard Hons accède, me semble-t-il, à son plus haut degré d'intensité :
...
Là, une basse-cour et d'avantage, le tintement des bassins, les aboiements des chiens, une page offerte aux jurons à la foudre d'un tracteur mal dans sa peau. –
Vu de près le lait dispersé devient lisse, étincelant, une brûlure presque parfaite.
(CLVII)

Il y a, dans cette image finale de transfiguration lactée une fusion du sensible et de l'impalpable, du pesant et du léger, du visible et de l'invisible, l'irruption d'un fait accompli — d'une présence qui rendait inopérantes et rhétoriques les quelques références un peu trop appuyées de la première version à Heidegger -- « l'Être » -- et à Mallarmé –- « le Livre »--, entre autres, et que Gaspard Hons gomme ici et dont il se moque même discrètement avec humour : « En attendant l'être licorne, je dissèque ma panoplie ontologique. Un lot de vieilles chouettes ». Car ces références sont, précisément, ce qui précède sur ce chemin où personne n'est censé précéder.
    Cette présence saisissante de l'absolu au coeur même du monde le plus humble, le plus élémentaire, c'est sans doute l'image omniprésente, obsédante de l'abeille ( « l'être-abeille », « l'abeille-éclair », « l'abeille-première »...) qui en est la manifestation privilégiée, dans une proximité fraternelle avec celle d'Israël Eliraz . Insecte de lumière, elle incarne, dans son association à d'autres images ignées ou lumineuses (feu, braise, éclair, lampe, neige...) la présence de l'illimité, de l'innommé, de même que celle, plus rare (au double sens) de la licorne  -- "Licorne émue, dans l'alcôve du feu" --, figure de pureté qui, par le contexte légendaire et mystique auquel elle est associée, donne çà et là au livre (avec  anges, chouettes, oiseaux, travaux des champs, paysages bucoliques) cet aspect, signalé au début, de tapisserie médiévale ou (les références à la peinture étant fréquentes) de livre d'heures enluminé     
    Le saisissement, on l'a dit, s'accompagne d'un corrélatif dessaisissement. Dessaisissement du moi, de l'identité qui peut se produire soit de façon involontaire quand celle-ci est expulsée d'elle-même par la violence de la révélation (« Personne n'a remarqué mon absence, ni cette déflagration proche »), soit de façon volontaire par un long travail d'ascèse, vers le simple, la pauvreté, le rien. Démarche d'autant plus difficile que Gaspard Hons -- on l'a dit -- a un sens particulièrement aigu de l'image, du jeu, de la trouvaille verbale. De cette virtuosité, demeurent ici encore quelques traces. Mais c'est, précisément, la lutte pied à pied contre cette pyrotechnie langagière qui donne à ce livre sa profondeur toute de violence et de légèreté conjointes. Cette lutte n'est d'ailleurs jamais plus émouvante que lorsque, allant au-delà des multiples déclarations d'intention qui le scandent ("un rien suffit"... "apprivoiser le mot du simple" ... « Tu attends dans l'obscur du champ, proche d'une charrue archaïque, le simple, le grand simple » ...), le poème fait cette pauvreté, la construit dans son mouvement même, devenant par là cette flèche, cette balle du chasseur d'élite qui nous touche au plus intime :
Ma bêche matinale, noyée dans la brume. Dans le voisinage des oiseaux, je parlais au juste silence, à une brouette amie jaillie d'un presque rayon de soleil.
Ici,nulle brûlure, seule une déflagration.
Le craquement d'une allumette, le rire de personne.
(CXXXII)

    Alors, peut se produire la traversée  ou le renversement - cette perte des limites de la vision où plus rien ne demeure que l' « extase blanche » dont parle Michel de Certeau : la transparence d'un regard qui, parce qu'un instant il embrasse tout, ne voit littéralement plus rien. Ce que Gaspard Hons évoque, dans son langage à la fois concret et  limpide, par une  image digne des plus belles formules zen:
            L'inattendu verse le réel, dans le bol sans fond


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Tecna 67 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazine