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Le maquettiste

Publié le 11 septembre 2008 par Frogetech
Le maquettiste

129° jour

10h, chez le maquettiste

L’arrivée des deux mécanos chargés du développement de la maquette, chez le sous-traitant qui s’occupait de la réalisation de cette dernière, fut loin de passer inaperçue.

L’état de panique avait atteint son apogée : la visite du client était prévue pour le lendemain, et cette perspective provoquait invariablement une altération générale des participants. L’aspect extérieur, pour commencer, s’était grandement dégradé en comparaison avec le quotidien. Les cravates – pour ceux qui portaient ce type d’ustensile – ressemblaient à des morceaux de crépon savamment entortillés, les chemises oubliaient d’être boutonnées (on constatait d’ailleurs une propagation du phénomène du coté des braguettes), et l’ensemble des vêtements avait oublié depuis longtemps le doux contact du fer à repasser. Glissons discrètement sur le rasage négligé, tranchant sur un teint cadavérique, les dents noircies par un abus de caféine, une haleine annonciatrice des pires fléaux et les yeux de lapin albinos soulignés de cernes qui semblaient accentuées au henné : nous savons tous que ce sont les traditionnels pendants de la tenue détaillée plus haut ! Venaient ensuite les troubles du comportement, remarquables dans la façon de s’exprimer – des phrases sans queue ni tête, parfois sans rapport avec le contexte – souvent entrecoupée de rires grinçants, et surtout une démarche craintive : la tête rentrée dans les épaules, le dos vouté et de petits pas nerveux ponctués de sursauts et d’un furtif coup d’œil à chaque sonnerie de téléphone mobile.

Bref, c’étaient deux morts vivants qui débarquèrent dans l’atelier du maquettiste ce jour là.

Ce dernier, habitué aux caprices des clients et à des délais sans cesse réduits à une peau de chagrin, avait depuis longtemps adopté une nonchalance pragmatique à toute épreuve. La démarche posée, un demi-sourire scotché au coin des lèvres, il déambulait tranquillement dans son atelier, semblant ignorer superbement le stress et le trottinement des aiguilles du chrono. Son leitmotiv principal « pas de problème », phrase clef qu’il sortait à tout bout de champ ne faisait plus d’effet depuis longtemps, et tendait plus à inquiéter qu’à rassurer. Il s’approcha, tout sourire et la main tendue :

- Bonjour, bonjour. Comment va ? Un petit café ? Fait bien beau aujourd’hui, ça ne donne pas envie de s’enfermer… Bien, qu’est-ce qui vous amène ?

Petit instant de flottement chez ses interlocuteurs…

- Et bien, heu, la maquette que vous aviez promise pour hier soir et qui n’est jamais arrivée !

- Ah oui… Attendez ! Réfléchit-il. Ah, ca y est ! On a eu un petit problème, oh rien de grave, se hâta t-il de rassurer, on a du démonter les roues et le système de tringlerie avant de la passer à la peinture, c’est pour ça qu’on a perdu…

- Stop, attendez voir ! On n’a pas de roues sur notre produit ! On vous parle de la boite à fromage, corrigea le responsable mécanique. Vous vous étiez engagé pour la fournir hier soir, faut encore qu’on fasse l’intégration électronique et qu’on teste la machine complète, et la matinée est déjà bien entamée ! On a encore appelé hier, vous aviez confirmé « pas de problème !» et ce matin toujours pas de maquette !

- Ha, ok, c’est pour la boite à fromage… oui… heu… alors voilà, elle doit être bientôt prête et…

- Irrrkkk ! (là, le responsable pétait les plombs), non ! Il nous la faut maintenant, on repart avec tout de suite, il y a du monde qui attend pour bosser dessus et on n’aura pas assez de la journée pour finir…

- Attendez m’sieur, vous n’aviez pas dit que c’était aussi urgent, et de toute façon on est trop chargé pour les prendre des travaux avec des délais aussi courts…

- Mais c’est pourtant ce qu’on avait convenu quand on a envoyé les fichiers, trépigna le responsable, vous aviez même admit qu’il faudrait en mettre un sérieux coup à cause du manque de temps !

- Ecoutez, le plus simple c’est d’aller voir le gars qui s’en occupe. On va y arriver, pas de problème !

Arrivés dans le coin de l’atelier où quelqu’un était sensé œuvrer sur la pièce, surprise : pas de technicien à l’horizon, pas plus que de maquette. Juste un établi propre et soigneusement rangé.

- Ah tiens, il est où Bébert ? BEBEEERT ! Hurla t-il aux quatre vents. Ben, où qu’il est passé ?

Arriva un gars en bleu de travail, la clope au bec et les bras chargés de pots de peintures :

- Bébert ? Il est en RTT aujourd’hui !

- Zut ! C’est exact, j’avais oublié, confirma le patron. Mais alors, elle est où la maquette ?

A ces mots, le responsable méca passa par toutes les couleurs du spectre, et manqua de s’effondrer sur place.

- Là on est mort ! Si personne chez vous ne peut finir notre maquette ce matin, je pars directement m’inscrire à l’ANPE la plus proche en sortant d’ici ! Et si en plus on l’a paumé…

Sourire en coin du gars en bleu :

- Vous parlez de la maquette à Bébert ? La boite à jambon, là ? Un truc de forme bizarre ?

- Fromage, boite à fromage ! Et elle n’est pas bizarre, c’est le design qui veut ça, rectifia le responsable méca avec un sanglot dans la voix.

- Mais il avait fini la peinture hier soir, fallait juste laisser sécher cette nuit. Bébert avait laissé les consignes, et y’a Paulo qui est parti vous la livrer ce matin. Ca se trouve vous vous êtes croisés sur la route, rigola t-il en se tournant vers les deux mécanos.

Le patron haussa les épaules et conclut :

- Je vous l’avais dit : pas de problème !


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