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La cape

Publié le 20 juillet 2007 par Stéphane Kahn

Il était ridicule. Il le savait. Elle ne le lui disait pas mais il le lisait dans ses yeux. Il avait bien noté la moue qui avait barré son visage la première fois qu’il avait mentionné la cape. Pourtant, il allait le faire avant de disparaître à nouveau. Elle ne pouvait pas comprendre : c’était sa revanche. Ils avaient voulu son retour. Ils en auraient pour leur argent. Depuis quatre mois, le mythe paradoxal – celui que l’absence avait érigé et entretenu – était mort. Il avait rejoint le troupeau des has been. Il se savait pathétique, au fond, alors autant massacrer ce retour avec panache. Puisqu’il ne pouvait plus se planquer derrière son image, il allait s’y vautrer dans cette vulgarité de saison.
Il n’était plus l’heure de tergiverser. Le Président souhaitait se hisser dans l’intimité des stars. C’était lui-même un people, plus à sa place sous la lumière des projecteurs que dans l’ombre des tractations diplomatiques. Il en était lui aussi à signer des autographes, alors autant le contenter, lui montrer surtout qui, des deux, était la vraie star. Quitte à casser cette image de type apolitique qu’il se trimballait depuis si longtemps.
Il jouait avec le feu, il s’en doutait. L'autre avait même voulu donner son avis sur la setlist du concert. Ce type ne manquait pas d’air. Il n’avait jamais vu ça. Mais il était demeuré si longtemps dans l’ombre, il avait été si souvent donné pour mort qu’il n’avait rien dit. L’occasion était trop belle. Il ne devait pas la gâcher. On avait même obtenu que le concert soit retransmis en direct sur une chaîne hertzienne, sans la moindre coupure publicitaire. Ils voulaient des tubes, ces cons, il allait leur en donner. Des « gold » à la pelle, rien que ça. Ça valait bien un feu d’artifice.
Ajustant sa cape devant le miroir, il vit, l’espace d’un instant dans le reflet, le frêle jeune homme qui grattait quarante ans plus tôt sa guitare sur les marches de Montmartre. Il tressaillit, remit ses lunettes, arrangea ses cheveux, ça allait mieux. Ses fans lui pardonneraient, ils lui pardonnaient tout. Il suffisait de lire les encouragements sur son site. Il n’avait même plus besoin de bidonner les commentaires dans le forum, l’hypnose collective était totale. Ceux qui pensaient qu’il n’avait jamais été aussi bon qu’avant 1973 n’avaient jamais rien compris. D’ailleurs, sans doute n’étaient-ils même pas nés alors…
Un 14 juillet. Le symbole était trop beau. Il l’avait tellement dit qu’il voulait faire de son retour un événement, qu’il voulait jouer là où personne n’avait jamais chanté. Les rumeurs les plus folles avaient circulé. Et le jour J, au début du mois de mars, personne n’avait relevé à quel point revenir dans cette immense salle polyvalente du douzième arrondissement jurait avec l’image qu’il s’était ingénié à bâtir depuis tant d’années.
Cette fois-ci, c’était encore un peu raté, il ne serait pas le premier à chanter là, mais quand même, ça avait de la gueule. C’était autre chose que ces interchangeables Zéniths de province où se mélangeaient les souvenirs depuis de si longues semaines. Revenir là, face à la Tour Eiffel, pour effacer trente années d’exil, pour vaincre cette peur tenace qui lui avait bouffé tant d’années de créativité, il aurait dû jubiler. Revenir en conquérant, entrer en scène sur les trois accords merdiques qui l’avaient rendu outrageusement célèbre, c’était sa piteuse revanche. Quand il montrait son cul sur une affiche ou une érection magnifique planquée sous un chapeau au début des années 70, il faisait scandale. Mais ce jour-là, en passant sur ses épaules la cape aux couleurs de son pays, il savait bien que le geste était dérisoire, qu’il avait rejoint les rangs de la normalité et que le beatnik qu’il chantait jadis lui aurait désormais craché à la gueule.
Il le lui rendait bien d’ailleurs.
Cette cape, elle avait quand même un avantage : elle dissimulait l’embonpoint qu’il ne réussissait plus à dompter. Il se demanda s’il la garderait pendant tout le show. Impossible : au piano, elle le gênerait, elle risquerait d’entraver ses mouvements.
Il sentait qu’il abdiquait, que quelque chose, avec son retour, s’était définitivement brisé. Peut-être aurait-il dû annuler au dernier moment, afin de raviver le mystère, afin d’être à nouveau raccord avec l’image et les rumeurs véhiculées depuis si longtemps. Tant d’esprits chagrins avaient prédit qu’il ne viendrait pas. Il ne pouvait pas leur donner raison. Cette fois, il aurait tout perdu. Elle y compris.
Donc il était venu. Et désormais, il enquillait les dates. Contre toute attente, la tournée marchait tellement bien que les directeurs artistiques de la maison de disques se contrefoutaient désormais de ses nouveaux morceaux. C’était même devenu un sujet embarrassant. Avec les journalistes aussi. Il sentait bien que tous avaient plutôt envie de l’enfermer dans une tournée sans fin où, tel un forçat de la variété française, il ne cesserait de chanter les mêmes chansons, ses « plus grands succès ». Ad libitum. Jusqu’à la nausée.
Le freluquet à la guitare sèche avait envie de vomir. Le sexagénaire musculeux rajusta ses lunettes. Au moins, ça lui évitait de se regarder dans le blanc des yeux.
En posant sur la table sa carte toute neuve de ce nouveau parti politique, il eut l’idée d’un bon mot. Il n’allait pas lui souhaiter bonne chance, il allait lui dire « merde » au Président. Ça, c’était fort. Subversif, juste comme il faut…

Deux heures plus tard, lorsque le chanteur souhaita au président nouvellement élu d’emmener les Français au Paradis « de leur vivant », l’ex fan des sixties saisit la télécommande et éteignit rageusement le téléviseur. Il resta quelques instant immobile, suspendu entre colère et stupéfaction. Puis il se leva lentement de son fauteuil et s’approcha de l’étagère garnie de plusieurs centaines de 33 tours. Ils étaient tous là. Vestiges d’une jeunesse vécue dans l’adoration de la pop anglaise et de dimanches récents gâchés aux Puces, dans les conventions de disques et dans tant de brocantes. Son regard glissa jusqu’aux albums rangés à la lettre P, juste avant la série des Procol Harum. Il effleura l’enregistrement de 73, celui où le chanteur posait au verso assis dans une rue de New York. Pour la première fois, rien au monde ne l’aurait décidé à placer ce disque-là sur la platine. Par la fenêtre, il voyait les éclats du feu d’artifice se découper dans le ciel. Décidément, il était temps de passer à autre chose.


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