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Lacrimosa

Par Magda

Pieta de la sculptrice allemande Käthe Kollwitz

Est-ce que le livre qu’on offre parle de vous-même, ou de ce que l’on perçoit de la personne à qui on l’offre?

Cette question, absolument cruciale pour tout bibliophile, me taraude chaque fois que j’offre ou que je reçois un livre. D’ailleurs, j’ai posé la question à Christophe et Arbobo dans une interview récente que je vous livrerai cette semaine, et ils ont bafouillé. Oui, c’est une question terrible!

Monsieur Dear (ne rêvez pas, ce n’est pas son vrai nom) m’a offert Lacrimosa, le dernier roman de Régis Jauffret. Que dit-on à une femme en lui offrant un roman au titre chargé de significations aussi sacrées/tristes/endeuillées? Mais Monsieur Dear n’avait pas lu Lacrimosa. Il voulait simplement m’en faire découvrir l’auteur, dont je n’avais rien lu. Il ne pouvait donc pas savoir que, dans ce roman épistolaire, un homme, auteur - comme Monsieur Dear - écrit des lettres à une femme qu’il vouvoie, qu’il a aimée, et qui s’est suicidée. Laquelle, nommée Charlotte, répond en le rudoyant et le tutoyant, depuis sa triste et froide petite tombe de damnée. Brrr. J’ai préféré imaginer que ce cadeau ne comportait aucune autre signification que le plaisir d’offrir, comme disent les étiquettes mordorées sur les bouquets de fleurs.

Jauffret a un style insaisissable. Tantôt sec et accumulant les adjectifs sans virgule ni point-virgule, on dirait qu’il en oublie de respirer, et le lecteur suffoque assez rapidement lui-même. Tantôt lyrique et onirique, toujours obsédé par l’adjectif, il saute du coq à l’âne et d’un personnage à un autre, d’un univers à un autre. C’est la facette de son style qui m’a le plus séduite. Il introduit ainsi l’idée que Charlotte, l’héroïne, a un amant régulier, un jeune skipper de vingt-six ans, dont le narrateur est intensément jaloux parce qu’il sent que sa maîtresse, à tout instant, divague et se noie en imagination dans les bras de l’autre homme.

Mais il vous arrivait de le quitter. Vous mettiez à l’eau nuitamment le petit zodiac qui pendait sur le pont arrière, et vous ramiez dans Paris. Je vous voyais remonter la rue de Charonne, vous aviez perdu les avirons et vous luttiez contre le courant en pagayant avec vos mains nues. [...] Je vous jetais une corde par-dessus la rambarde.

Le narrateur nous touche, cinquantenaire amoureux et intègre à la fantaisie échevelée. Mais Charlotte? C’est là que Jauffret a fait un drôle de choix. Car son héroïne, du fond de l’enfer, couvre d’insultes le pauvre narrateur-écrivain :

Jouis, éjacule ta prose, profite de ma pendaison comme d’une aubaine. Recycle mon malheur, cruel écologiste, afin qu’aucune souffrance ne soit perdue.

Les invectives régulières de Charlotte à l’encontre de son ancien amant sont si répétitives, qu’elles finissent par rendre la pauvre suicidée bien désagréable. Et le narrateur, d’autant plus touchant, lorsque Charlotte se moque de lui en se rappelant le jour de l’enterrement :

Mon pleurnichard adoré! Les averses de larmes tombaient sur mon cercueil, tambourinaient comme des giboulées. [...] Pendant huit jours, les caniveaux de la rue de Charonne avaient débordé de tes sanglots, et les bouches d’égouts n’en pouvaient mais.

En voulant éviter le pathos d’une histoire d’amour qui se serait trop bien terminée, d’un suicide qui aurait été trop convenu, Régis Jauffret est tombé dans l’excès inverse : il a rendu la victime quasiment insupportable. Mais le roman n’en reste pas moins un bel exemple d’imagination littéraire débridée.

  

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