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Anna Halprin-Anne Collod, Parades and Changes, Replays : les années soixante font du bien

Publié le 21 octobre 2008 par Jérôme Delatour
Les années soixante ne sont pas mortes, je les ai rencontrées. Au centre Pompidou, à la générale de Parades and Changes, le 23 septembre dernier. C'était beau, c'était simple, presque enfantin.

Changes. Je ne décrirai pas cette pièce mythique, d'autres l'ont très bien fait avant moi. Je conseillerai plutôt l'achat séance tenante du livre-interview de Jacqueline Caux 1, où quelques sublimes photos noir et blanc (p. 50, 74, 94...) tiennent la dragée haute à l'apprenti photographe que je suis. Rappelons seulement que, donnée par Anna Halprin aux Etats-Unis en 1965 (mais des éléments en avaient été montrés en Suède peu auparavant), elle n'y a été remontée pour la première fois que trente ans plus tard, et que sa quatrième représentation mondiale n'eut lieu qu'en 2004, pour le festival d'Automne. Et suggérons tout de suite que, contrairement à ce qu'on lit partout, ce n'est pas seulement la nudité qui la rendit si longtemps invisible aux Etats-Unis, bien d'autres pièces d'Anna Halprin, incluant des danseurs nus, ayant tourné par la suite sur le sol américain ; et qu'il faudrait se garder d'en tirer des conclusions hâtives sur la pruderie américaine, puisque aussi bien Parades and Changes n'a pas davantage tourné dans le reste du monde.
Tout aussi déroutant pour les spectateurs et les critiques d'alors était le caractère chaotique, aléatoire, non dansé des pièces d'Anna Halprin ; ce qui la fit très vite passer pour le John Cage de la danse. Si Parades and Changes n'a pas été jouée davantage, sans doute est-ce aussi parce qu'Anna Halprin passa très vite à autre chose, dans son désir incessant de changement. Ce désir baigne Parades and Changes, pièce modulaire, multiforme, circulatoire, dont chaque représentation est différente (mais qu'on reconnaîtrait entre mille) ; pièce aérée, si j'ose dire, tout de légèreté dynamique. Sur le plateau ouvert, les interprètes entrent et sortent sans interruption, montent dans les gradins, installent, déplacent ; et leur corps lui-même est une scène au décor toujours changeant. Depuis sa création, les corps bien sûr, mais les accessoires, la musique ont changé. Les "Je me souviens" de Pérec qui ouvrent la version 2008 sont une nouveauté. La fameuse Paper Dance elle-même, emblématique de Parades and Changes, ne fut que le fruit des circonstances - l'initiative impromptue du sculpteur Charles Ross - et la nudité, qui n'était pas un postulat de départ, en découla, car le papier venait naturellement envelopper les corps. Ainsi donc l'esprit de la pièce survit dans son mouvement perpétuel plutôt que dans ses objets. Un joyeux déni de mort.

Parades. Selon le célèbre principe des tasks et scores mis au point par Anna Halprin, les interprètes improvisent ensemble au sein d'activités imposées. Ainsi conçue comme une activité commune et partagée, la danse devient rite. "Je ne donne évidemment pas à ce mot un sens religieux", explique Anna Halprin. "J'utilise ce mot dans son sens très ancien, celui qui signifiait que la danse était totalement associée à la vie d'un groupe humain" (op. cit., p. 124). Le rite est un leitmotiv de l'oeuvre d'Anna Halprin. Parades and Changes reprenait elle-même des éléments de Procession, créé en 1964. De 1971 à 1998, Anna Halprin a créé 6 pièces autour du rituel et de la célébration 2.
La parade est procession ; le jeu et le déguisement sont des rituels. Le geste quotidien rejoint l'archaïque, l'archétypal. Et le sacré, même sans religion, peut surgir à chaque instant. Paré, le corps se fait hiératique. Dans Parades and Changes, Nuno Bizarro en pagne blanc devient un prêtre égyptien, Alain Buffard en chapska de fourrure semble un chamane préhistorique. Panier de robe au cou, Vera Mantero est promise. Par le rite de l'habillage d'autrui, Anna Halprin illustre le lien d'attention altruiste fondateur de toute société, traverse les cultures et les âges, et par là s'adresse à tous. En une image, fruit des hasards de la performance, me reviennent trois tableaux de Goya, trois scènes de vie quotidienne : Le Parasol (1778), L'Automne (1787-1788), la Jeune femme lisant une lettre (v. 1812-1814). [démonstration en images dès que j'ai l'autorisation de publier mes photos].
En mettant le rite à l'honneur, Anna Halprin fait oeuvre politique. Le partage du rite soude la communauté ; il s'accomplit dans l'innocence, la joie, la sérénité.
Ceci d'ailleurs n'interdit nullement le jeu ni l'humour (en slip, tee-shirt et casque oranges, Nuno Bizarroparaît sorti d'un clip des Village People ; tout à l'heure épouse, Vera Mantero se transforme en gnome à sabots velus, transfuge d'un tableau de Bosch...). Non plus que l'émotion esthétique, dont la pièce regorge. Les parades sont non seulement vivement colorées (après tout, il s'agit de parader), mais les amoncellements d'objets, les bandes de papier, la bâche plastique, les ballons, la peinture corporelle créent un univers plastique éphémère, sculptural, voire monumental.

Enfant des années 1970, je retrouve dans Parades and Changes ce goût primitiviste des masques, faits des déchets de notre société, que prônait alors la revue Jeunes années (1971->), diffusée dans les écoles. On l'aura compris : innocence, optimisme, communautarisme, Parades and Changes est une pièce tout à fait datée. Les objets n'y apparaissent pas encore comme le symbole d'une société de consommation écoeurante par ses excès, comme il est devenu commun dans la danse contemporaine ; ils sont support de jeu et de création. Si protestation il y a, elle est joyeuse, positive et communicative. Le miracle est que, malgré tout, Parades and Changes n'a pris aucune ride, que son optimisme fait du bien, que la pièce offre des éléments de réponse au désarroi que notre époque traverse.

Un regret cependant, ou un souhait pour l'avenir. Contrairement à l'origine, Parades and Changes est actuellement interprété par des danseurs reconnus (ajoutons aux précédemment cités Boaz Barkan, Anne Collod et DD Dorvillier), et la plupart ont une oeuvre de chorégraphe elle aussi reconnue. Ils sont tous formidables. Mais ce choix va-t-il dans le sens de la pièce ? Parfaitement réussie, la version 2008 de Parades and Changes pèche pourtant par excès de timidité, et semble donner tort à la performance de 1965. Rêvons d'une nouvelle recréation qui abolirait spectacle et public, laissant à ce dernier le choix d'être spectateur... ou de participer. Alors enfin Parades and Changes révèlerait tout son sens. Rendez-vous en 2038 ?

A l'heure où je publie ces lignes, je découvre l'interview donné par Florence Dupont, professeur à Paris 7, dans le dernier numéro de Cassandre (25, automne 2008, p. 7-11). Le livre qu'elle a publié l'an dernier, Aristote ou le vampire du théâtre occidental entre incidemment en résonnance avec les préoccupations d'Anna Halprin. Dans le monde gréco-romain, rappelle fort à propos Florence Dupont, le théâtre ne se concevait pas autrement que dans un cadre rituel et local. En codifiant l'art théâtral, la Poétique d'Aristote aurait rendu le théâtre plus facilement exportable, mais l'aurait coupé de ses origines rituelles, et par là aurait institué une barrière imperméable entre acteurs et public. Thèse discutable, mais vivifiante.

1. Anna Halprin à l'origine de la performance, Lyon, Panamamusées, 2006.
2. 1971, Initiations and Transformations and Animal Ritual ; 1977, Ritual and Celebration ; 1978, Male and Female Rituals ; 1979, Celebration of Life ; 1980, Search for Living Myths and Rituals through Dance and Environment ; 1998, Rituals on the Beach.

Parades and Changes, Replays, d'Anna Halprin et Anne Collod, a été donné au centre Pompidou du 24 au 27 septembre dans le cadre du festival d'Automne.

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