J’hésitais à aller voir « Entre les murs » de Laurent Cantet. Peur de m’ennuyer en voyant transposé un roman dont je me souvenais bien. Agacement devant les innombrables interprétations qu’il suscite, qui laissent souvent à l’arrière-plan le film lui-même pour s’attaquer à la grande question de l’école : la palme de ces interventions énervantes revenant sans conteste à ces « jurys » d’enseignants réunis par certains magazines pour évaluer les qualités du prof en scène et la crédibilité des situations.
Ce qui m’a frappée finalement dans le film, c’est que, bien que s’appuyant sur les anecdotes du livre, il ne raconte finalement pas la même histoire. D’abord parce que les personnages s’incarnent : plus d’élèves désignés par la marque sur leur pull, mais des êtres bien vivants, Koumba, Esméralda, Souleymane, face à François Marin, le professeur de français. Du coup, le huis-clos entre les murs du collège se resserre en un huis-clos à l’intérieur d’une seule classe. La prise de vue accentue cette impression : parfois on dirait que la classe est un couloir, réduite à deux rangées de tables, et souvent on regarde l’assemblée au ras du bureau, les rangs se brouillent, les élèves semblent entassés dans une pièce minuscule. C’est une façon donc de resserrer la perspective, de faire le choix d’ausculter le rapport entre cette classe et ce professeur (ou cette équipe pédagogique puisque d’autres enseignants apparaissent).
Les autres enseignants justement : ils prennent vie, eux aussi, et s’émancipent (un peu) des routines presque robotiques par lesquelles François Bégaudeau les caractérisait dans son livre. Ce portrait reste imparfait cependant : il manque de vitalité par rapport à celui des élèves (terrible la réunion de rentrée, presque une réunion des AA, ces présentations à coups de prénoms et d’ancienneté dans les lieux), et les figures mises en avant sont souvent porteuses d’un message univoque : le prof d’histoire-rigoureux-plein d’ambition pour ses élèves, la prof blonde-terre-à-terre (à elle le discours sur la machine à café et l’annonce des naissances à venir), la CPE-qui écoute les élèves. Et ces trois-là, plus un prof qui craque et un principal qui aime que les situations rentrent dans des cases, de s’affronter et d’affronter François (prof aux contours plus flous) sur la façon de faire régner la discipline et d’obtenir le meilleur des élèves (d’une façon en même temps fort calme, assez théâtrale, pas loin du film didactique à la « Dossiers de l’écran »).
Des cours en définitive, on n’en verra pas beaucoup, le scénario privilégiant les scènes d’échanges et de joutes. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est la circulation de la parole, et la réflexion, comme dans ses autres films, sur la place de chacun dans le groupe. Dans la deuxième partie du film, il a resserré certains événements pour créer une petite dramaturgie : survient la répartie de trop, celle qui provoque des paroles de plus en plus agressives et dégénère en violence, même involontaire (le sac empoigné par Souleymane pour quitter la salle heurtant le visage d’une élève). Dès lors, la machine de l’exclusion de Souleymane se met en route, et tous se retrouvent confrontés à leurs positions ou à leurs peurs : faut-il tenir compte de la réaction possible de la famille (le renvoi au pays) ? faut-il laisser rentrer un peu de l’extérieur « entre les murs » ? faut-il tenir compte de l’enchaînement d’incidents qui a mené à la crise ou ne faire entrer en ligne de compte que l’insolence finale ? à quoi rime ce conseil de discipline où tout le monde peut présenter son point de vue, mais où la mère de l’élève ne parle pas la langue de l’école ? il n’y a pas de réponse juste et définitive à toutes ces questions.
Pas plus qu’à l’ultime questionnement, amené par cette élève qui, le dernier jour, constate (avec plus d’angoisse que d’insolence, m’a-t-il semblé) qu’elle a l’impression de n’avoir rien retenu de l’année scolaire qui s’est écoulée. Interrogation qui courait en filigrane dans le film : quand le prof d’histoire propose à François de travailler un ouvrage des Lumières (Voltaire en 4e ? on rame, répond-il), ou encore dans une réunion parents-profs où une mère confie son rêve d’envoyer son fils à Henri IV. Faut-il valoriser tous les élèves, ne pas abandonner ceux qui sont tentés de décrocher ? ou être exigeants et tirer vers les meilleurs l’ensemble de la classe ?
L’intérêt du film est d’avoir posé ces questions en dépassant le caractère souvent anecdotique des situations exposées dans le livre. Le film se termine sur la même grande partie de foot que le livre, mais aussi sur la référence à La République de Platon (qu’aurait lu Esméralda ; je dis « aurait » car ce n’est pas la scène qui sonne le plus juste, elle était mieux amenée dans le livre), une œuvre qui réfléchit sur la constitution idéale d’une cité. Et c’est bien le propos de Laurent Cantet, qui s’empare du roman de Bégaudeau pour l’approfondir, comme il s’était déjà emparé avec brio de l’affaire Romand dans « L’emploi du temps », en en offrant une relecture inédite dans le monde de l’entreprise.