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L’expo la plus frustrante de l’année

Publié le 27 octobre 2008 par Marc Lenot

Dès la première salle, boum ! On est complètement écrasé, époustouflé, désemparé. Dans cette première salle, je voudrais pouvoir rester une semaine, un mois, juste pour cette salle. Ce n’est simplement pas possible de vraiment visiter cette exposition, de vraiment voir les tableaux, un par un, puis ensemble, c’est surhumain, c’est frustrant en diable.

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Ici, dans ces premiers 30 mètres carrés, il y a quinze toiles, quinze autoportraits : six Picasso, et puis Poussin, Cézanne, Goya, Gauguin, Rembrandt, Delacroix, Greco et quelques autres. C’est le panthéon de l’autoportrait, son apogée. Et mes yeux vont d’un tableau à l’autre, mon regard saute de l’humilité de Rembrandt désabusé à la morgue de Yo Picasso (1901), de la distance amusée de Delacroix à la pose assurée de Poussin. Toute l’histoire de la peinture est là sous mes yeux, toute la généalogie des rapports complexes entre le peintre en train de peindre et l’homme en train d’être représenté, toute la dialectique du regard, et je devrais n’y passer que dix minutes, un quart d’heure au mieux !

Et ainsi se déroule l’exposition Picasso et les maîtres, au Grand Palais jusqu’au 2 Février. Les émerveillements successifs se succèdent de salle en salle. Mais, peu à peu, s’installe la question de la pertinence. L’expo n’est pas titrée ‘Picasso et ses maîtres’; que signifie donc le mot ‘et’ ici ? Que veut-on nous montrer ? Bien sûr des ressemblances, des liens visibles entre les maîtres anciens et Picasso, le plus souvent sur la base de similitudes formelles, thématiques qui sont tout à fait évidentes : tiens, des chevaux ! tiens, des baigneuses ! tiens, des coiffures ! Ils ont fait comme ci, lui fait comme ça. Boum ! Et alors ?

C’est aussi en cela que j’ai trouvé cette exposition frustrante, car on ressent bien, devant ces rapprochements de tableaux, qu’il y a là derrière plus que des évidences, plus que ‘Meet the eye’, comme disent les Américains. On pressent qu’il faudrait davantage creuser, fouiller, explorer, comprendre, chercher les cheminements, les chemins de traverse, les tâtonnements, le travail même de Picasso, mais tout cela est escamoté ici au profit du spectacle, du grandiose, de l’émerveillant, à deux ou trois exceptions près. On n’est autorisé à voir dans ces salles que le chef d’oeuvre, l’oeuvre finale, accomplie dans toute sa majesté, comparable à la majesté équivalente de la toile du maître ancien. Alors que l’exposition à Orsay sur le Déjeuner sur l’herbe retraçait justement magnifiquement le travail de Picasso, la manière dont l’oeuvre de Manet l’habite, l’obsède, la lutte qu’il mène pour s’affirmer face à Monet, ici on ne voit rien de tout cela (je n’ai pas encore vu l’exposition avec les Femmes d’Alger au Louvre).

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Ce n’est pas tout à fait vrai. La série de ses dessins académiques au fusain d’après copies en plâtre de statues antiques, qui provient du Musée de Barcelone, exposée face à certains de ces mêmes plâtres, est non seulement magnifique (et tout un chacun de s’exclamer devant la précocité du génie), mais surtout elle donne à voir ce qu’il enlève et ce qu’il ajoute, comment à partir d’une oeuvre tridimensionnelle, il ne se contente pas d’une banale transcription sur papier comme tant d’étudiants en art en ont faites, mais il crée déjà une oeuvre à part entière, un bras, un buste, qui commencent déjà à exister par eux-mêmes (Etude d’un plâtre, examen d’entrée à La lotja, Barcelone, 25 septembre 1895).

Sur ce plan, le moment le plus intéressant de l’exposition est la salle où sont exposées deux séries. La série est, je crois, essentielle, à la compréhension du rapport entre Picasso et les maîtres. Je ne sais si le catalogue en parle, je conçois fort bien les contraintes de place qu’ont eues les commissaires et leurs impératifs de choix dans les salles, mais Dieu que ces séries

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sont éloquentes ! Il y a d’un côté quatre enlèvements des Sabines à côté du Poussin, et de l’autre cinq Ménines (plus deux infantes solitaires; le Velazquez est resté à Madrid). Dans ces cinq Ménines, peintes entre août et octobre 1957 (ci-contre celle du 17 août 1957), Picasso affronte José Nieto, le chambellan de la reine, l’homme au fond dans l’ouverture d’une porte, le seul personnage qui, chez Velazquez, regarde le spectateur (et donc, aussi, le couple royal). Picasso le dépouille, n’en fait plus qu’une silhouette noire, avec parfois des traits rouges pour lui donner un peu d’épaisseur. Il le recentre, il le pousse vers le haut, il le dématérialise, le réduit à quelques traits, ce témoin essentiel, ce regardeur, ce plus-que-présent. Picasso en fait le pivot même de la toile, ainsi toute la composition du 18 septembre tient par lui, tous les regards convergent vers lui, qui se tient ce jour là sur un petit rectangle jaune lumineux. Sans lui, tout s’effondrerait, l’infante basculerait. Voilà ce que montre trop rarement cette exposition, comment Picasso, à partir d’une matière somptueuse de Velazquez, recrée une peinture, une composition, une dialectique.

Ce n’est pas tant des commentaires didactiques que je voudrais ici, que la possibilité de plonger dans l’univers créatif de Picasso, avec plus d’études, plus de séries, la possibilité de confrontations plus lentes, plus longues, plus denses, plus complètes.

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Ceci dit, se trouver entouré dans la même salle par la Maja Desnuda, par Olympia, par l’Odalisque en grisaille, par Vénus entre amour et musique, et par Hendrijcke au bain, toutes à portée du regard et du désir, sinon de la main, et toutes baignées du désir moderne de Pablo vieillissant qui, lui, bien plus que les maîtres, ose exposer ses désirs et ses fantasmes sans la moindre hypocrisie, constitue, je dois le dire, une expérience esthético-érotique particulièrement intense; il ne faut pas bouder ces plaisirs là. 

©Succession Picasso . Les reproductions des oeuvres de Picasso seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.


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