Magazine Coaching

Le jour où j'ai rencontré Charles

Par Jean-Louis Richard

Charles_2 Charles s'étira comme un chat en étouffant un grognement de plaisir. "Well then, young man. That seems to be it". Nous venions de passer une heure à cadrer sa prestation et j'avais dû affronter son feu roulant de questions. J'avais hâte de m'envoler pour la clinique suisse qui s'occuperait de mon genou, pendant que Charles me remplacerait.

"Tu m'as pas dit, combien est ta paye?"... Charles devait nous facturer, pour me remplacer trois mois comme manager de transition, mon coût chargé, plus ses 50% usuels de prime. Je lui annonçai la couleur, sûr de mon effet. Il me regarda incrédule. "Tu veux dire, par mois?" "Non, par an". Il bondit du fauteuil pour me tendre son immense main. "Je n'ai qu'une parole. Nous sommes le 14 février 1990, je te rendrai ton job lundi 14 mai. Jusque là nous n'aurons plus aucun contact. Tu peux y aller". C'est ainsi que je fus jeté dehors.

Lorsque j'avais évoqué ce remplacement pour trois mois, c'est peu dire que mon Board n'était pas emballé. Mais, d'après mon médecin, c'était ça ou mon genou. Puis l'assurance d'ancien judoka de Charles avait calmé le jeu. Il dégageait le magnétisme des hommes inclassables. Fils unique d'une avocate de Boston et du seul indien de sa génération respecté dans le milieu de la physique nucléaire, il avait présidé plusieurs filiales de DuPont, puis de GE, chaque fois avec des résultats impressionnants. A 50 ans, ses trois enfants élevés, Charles Shankar vivait de ses rentes et avait créé son activité de manager de transition pour maintenir sa forme, comme d'autres font leur jogging.

Le premier jour, après m'avoir congédié à 10h 25, Charles travailla encore une heure et demie. A midi, son chauffeur l'attendait pour le conduire à son parcours de golf du mercredi. Pendant le trajet, Charles lui expliqua qu'il y avait moins d'occupation que prévu, et qu'il devrait l'attendre sur place les jours suivants.

Huit jours plus tard, Charles annonça à mes collaborateurs qu'il les verrait les lundi, mercredi et vendredi, de 8h à 9h30. Son ton leur ôta toute envie de prévoir d'autres activités ces matins-là. A l'inverse, il le virent rarement en dehors de ces créneaux.

Charles tint ses promesses. Les jours où il le conduisit Tour Fiat, le chauffeur de Charles n'attendit son patron qu'une à deux heures. Et moi, je ne reçus ni appel, ni message, ni de lui, ni de mon entreprise, pendant trois mois.

Lundi 14 mai 1990, à 8h, Charles m'accueillit comme si il venait de me quitter. Mon bureau n'avait jamais été si net, aucun dossier ni papier n'accrochait le regard. "Jean-Louis, tout est OK. Tu as vingt minutes pour me poser tes questions, après j'espère que tu as pris de la lecture car tu vas manquer d'occupation".

Je dus me rendre à l'évidence: Charles avait dit vrai. Tout marchait bien mieux qu'à mon départ, alors que ce diable d'homme n'y avait consacré que le dixième du temps que j'y passais. Mon assistante me confirma qu'elle ne l'avait jamais vu emporter le moindre dossier. Il avait fait désactiver ma ligne directe et ne s'était jamais servi du téléphone. Elle m'assura par ailleurs ne jamais l'avoir vu écrire quoi que ce soit, passant son temps en tête-à-tête et réunions de cinq à vingt minutes.

Comme Charles l'avait prédit, une période difficile s'ouvrit pour moi. Mes habitudes de labeur étaient devenues un frein à la performance de mes équipes. Je n'avais plus de place, ou plutôt je n'avais plus que celle de Charles, et je ne m'y retrouvais pas.

Mais comment Charles s'y était-il pris?

Ma réponse a varié au fil des années. Dix-sept ans après, je dirais que Charles avait trois atouts: sa place d'homme, son absence de grille référentielle, et l'intensité de ses liens.

Comparé au jeune partner que j'étais, Charles tenait d'abord sa place d'homme avec une assurance qui en imposait. Chez lui, aucun doute sur sa légitimité, aucun objectif ni désir ou besoin personnel. Rien ne troublait son engagement au service de son seul objectif professionnel. Charles assumait son leadership, tout son leadership, et rien que son leadership, sans état d'âme. Il ne consacrait pas un gramme d'énergie à se rassurer quant à son utilité en intervenant là où il n'était pas indispensable. Tel le chêne géant enraciné depuis des siècles, et avec sa tranquille bonhomie, Charles tenait sa place d'homme en toute autonomie, sans montrer quelque dépendance à quoi que ce soit d'extérieur. C'est ce qui lui permettait de de faire tourner autour de lui sans perdre son temps tout le système complexe à qui je tentais d'imposer mes idées, mais aussi mes faiblesses. Le vieux judoka distançait le jeune lutteur.

La seconde caractéristique de Charles déroutait ceux qui l'approchaient. Nous avons tous des grilles de lecture qui nous aident à mieux comprendre, et à réagir en tenant compte de nos expériences passées. C'est ce que les neuropsychiatres appellent des grilles référentielles. Charles, lui, semblait n'en utiliser aucune. Face à toute situation, il prenait la réalité extérieure de face sans préjuger ni supposer quoi que ce soit d'autre que les évidences factuelles. Cela lui permettait de poser des questions et de faire découvrir à ses interlocuteurs des angles neufs qui renversaient les situations les plus critiques. Au passage, il détruisait avec application les grilles référentielles de ses interlocuteurs, qui, disait-il, avaient peut-être créé les problèmes dont eux-mêmes se plaignaient. Il ne donnait jamais son avis, se contentant de créer chez ses collaborateurs les conditions de nouveaux points de vue plus aptes à leur faire atteindre leurs objectifs. Faute de matière, personne ne pouvait entrer en conflit avec Charles, et chacun se découvrait des capacités d'action insoupçonnées. Il n'avait par exemple pas fallu deux jours à Charles pour questionner notre habitude de préparer des transparents de présentation pour animer les réunions chez nos clients. Comme personne n'avait su lui prouver l'intérêt de se cacher derrière ces artifices, chacun était revenu aux bases et les réunions de travail n'avaient jamais été aussi productives.

Enfin, Charles savait nouer, avec chacun, des liens d'une intensité qui renvoyait mon propre management au rang d'une petite belote entre amis. Charles avait ce don de mettre à l'aise ses interlocuteurs, et de créer une intimité dans laquelle il restait libre de ses propres affects. Proche de chacun sans être compromis, tout le monde tombait sous son charme. Pour son pot de départ, il avait reçu un album photo assemblé par toute son équipe qui retraçait ce que beaucoup considéraient comme l'histoire professionnelle et personnelle la plus étonnante de leur vie. Là où, moi, je nouais des liens forts qui limitaient ensuite mes marges de manoeuvre, lui savait créer des liens intenses où chacun se retrouvait sans dépendre de l'autre, et dans lesquels il conservait toute ses libertés.

Nous avons tous notre Charles. Il représente les seuils que nous n'avons pas encore franchis, car nous les croyons encore infranchissables. Chaque Charles est différent, inutile de regarder celui des autres, c'est du vôtre qu'il s'agit.

Faites l'expérience : mettez votre propre Charles en scène. Répondez à son déluge de questions le premier jour. Regardez-le travailler pendant votre arrivée à la clinique les jours suivants. Ecoutez ce qu'en disent vos collaborateurs, et vous serez surpris de retrouver en Charles tout ce que vous pouvez réaliser, mais que vous n'avez jamais osé imaginer.

Aux dernières nouvelles, mon Charles envisage de céder ses activités de manager de transition à http://www.x-pm.com/fr/

Et le vôtre, peut-être serait-il temps qu'il vous rende visite entre deux tours du monde à la voile?


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jean-Louis Richard 39 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog