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Un texte de Jean-Marie Mathieu

Par Contrelitterature

LA PRIÈRE SIGNÉE DU NOM[1]

Saint Thomas d'Aquin pensait que le Pater, l'oraison dominicale, le Notre Père, était la plus parfaite des prières.

Depuis le début de l’Église, cette prière – la seule enseignée par Jésus à ses Apôtres – a fait l’objet de nombreux commentaires exégétiques, spirituels, mystiques destinés à approfondir le sens des mots employés dans les évangiles de saint Matthieu ( Mt 6, 9-13) et de saint Luc ( Lc 11, 2-4) afin de nourrir la vie intérieure des croyants. Au cours des deux derniers siècles se sont développés de nouveaux types d’analyse littéraire s’ajoutant aux anciens, preuve s’il en était besoin qu’aucune "méthode" exégétique [2], qu’aucune "approche" [3] pour l’étude de la Parole de Dieu n’est réellement en mesure d’épuiser toute la richesse des textes bibliques, et notamment des deux versions du Notre Père.

Pour aujourd’hui, tenons-nous en aux travaux de deux auteurs – Jousse et Meynet –  qui méritent considération.

Le P. Marcel Jousse (1886-1961), jésuite français professeur à l’École d’anthropologie et directeur du Laboratoire de rythmo-pédagogie de Paris, mit à la base de sa doctrine l’étude du geste et du mimisme humains, ce qui l’amena à découvrir l’originalité des cultures de style oral. Ses recherches en milieu ethnique palestinien, ses trouvailles concernant l’enseignement rythmique et mélodique du « rabbi Iéshoua de Nazareth » contribuèrent à remettre en question nombre de thèses exégétiques et ouvrirent des voies nouvelles à l’époque. Son élève et collaboratrice, Gabrielle Baron, publia il y a près de trente ans  une Introduction au style oral de l’évangile d’après les travaux de Marcel Jousse [4] où elle donne le texte du Notre Père tel qu’il était "rythmo-mélodié" [5] au Laboratoire à chacune des leçons : 

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On peut remarquer la forte mise en relief des trois premières "demandes" = Récitatif 1, et des quatre dernières = Récitatif 2, suivant le traditionnel symbolisme du trois céleste en Haut et du quatre terrestre en bas. En effet, le nombre 3 peut être "lu" comme un triangle inscriptible dans un cercle, le cercle des cieux, et le nombre 4 comme un carré délimitant notre aire terraquée. L’abbé Jean Carmignac (1914-1986) - précision intéressante à donner ici - voyait dans l’oraison dominicale un « poème composé d’après des lois de l’art poétique que l’on retrouve aussi dans les manuscrits de Qumrân » : le Pater serait disposé en deux strophes, correspondant aux Récitatifs 1 et 2, chaque strophe comprenant cinq stiques bâtis très harmonieusement [6]. Quant à Pierre Perrier, chercheur dans la lignée du père Jousse et du cardinal Daniélou, il signale que le Pater araméen peut se lire trinitairement :

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Le jésuite français Roland Meynet, qui fut l’élève de Paul Beauchamp s.j. et de Georges Mounin, professa durant vingt ans à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et à l’Institut biblique de Jérusalem. Depuis 1992, il enseigne la théologie biblique à l’Université grégorienne de Rome. Grâce à Robert Lowth ( 1710-1787), théologien anglais professeur de poésie à Oxford, en qui il voit l’ "ancêtre" de ce qu’on appelle actuellement l' "analyse rhétorique", Roland Meynet réalisa  que « quand on est décontenancé, quand on ne comprend pas un passage de la Parole de Dieu, il vaut sans doute mieux se remettre en cause soi-même plutôt que d’accuser l’auteur d’avoir mal composé. » Et de se demander « si les textes bibliques obéissaient à une logique différente de celle dans laquelle ont été formés les lecteurs modernes ? "Anomalies", "incohérences", "ruptures dans l’enchaînement normal des pensées", tous ces jugements négatifs ne seraient-ils pas formulés en fonction de notre logique occidentale ? »[7]

Le savant jésuite en vint alors à vérifier qu’existe bel et bien une rhétorique biblique, ou rhétorique sémitique comme on voudra, dont les canons sont différents de ceux de la rhétorique moderne, héritière de la Grèce et de la Rome antiques. Notre rhétorique classique, gréco-latine, n’est pas la seule manière au monde de penser, de s’exprimer, de composer ! Méfions-nous de l’ethnocentrisme occidental qui peut être parfois culturellement limité…

Grâce à l’approche rhétorique, Roland Meynet a mis en lumière la composition précise et admirable de l’évangile de saint Luc - que d’aucuns pensaient être une simple compilation de morceaux disparates disposés un peu au hasard - faisant surgir des effets de sens insoupçonnables dans les lectures traditionnelles. Son analyse met au jour une organisation concentrique [8] du Pater lucanien en cinq demandes :

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Mais le père jésuite n’a garde d’oublier la prière du Seigneur selon le premier évangile ; d’une construction beaucoup plus régulière et plus complète, les sept demandes en saint Matthieu s’organisent selon un concentrisme éloquent autour de la demande centrale du pain, comme en saint Luc, notons-le : 

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Roland Meynet fait alors remarquer que les trois dernières demandes visent la libération de choses mauvaises, les « offenses »,  la « tentation », le « mal » ( ou le « Mauvais ») ; inversement, le « pain » de la quatrième demande n’est pas une chose mauvaise, mais une bonne chose bien sûr, comme celles des trois premières demandes, à savoir  le « Nom »  de Dieu, son « règne », sa « volonté ». On voit bien que, du point de vue morphologique, la quatrième demande se rattache aux trois dernières ( qui se terminent en « nous »), mais que du point de vue sémantique, elle se rattache aux trois premières (les bonnes choses, qui finissent en « toi »). 

Par ailleurs, la troisième et la cinquième demandes sont les seules qui s’achèvent par une expansion qui, en grec, commence par le même « comme »  : « comme au ciel ainsi sur la terre », et « comme nous remettons… » Ce qui fait un bel encadrement pour la quatrième demande, c’est-à-dire celle qui est placée au milieu exact de la prière.

Mais ce n’est pas tout : la quatrième demande se distingue de toutes les autres par le fait que ses deux membres sont strictement parallèles :

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Notons, au début, les deux termes principaux de la phrase ( le complément d’objet direct et le verbe), suivis des compléments « de nous » et « à nous », puis des synonymes « quotidien » et « aujourd’hui ».

Enfin, et ce n’est pas la moindre chose, la demande du pain quotidien est celle qui s’accorde le mieux avec le Nom de celui à qui est adressée la prière. À tenir compte de la convergence de tous ces indices, ce n’est plus une division bipartite, mais une organisation concentrique qui s’impose. On pourra alors méditer, sans doute avec plus de fruit, en particulier sur les rapports que peuvent entretenir les demandes qui se correspondent, en miroir, de chaque côté de la demande centrale : par exemple, entre le saint  « Nom » de Dieu au début et celui du « Mauvais » à la fin, sur le « règne » de Dieu et la « tentation » ( du « Mauvais ») qui sont , dans les évangiles, deux réalités dans lesquelles on « entre » ou on n’entre pas ; et, en relevant le parallélisme des deux demandes qui encadrent le centre, on pourra se demander en quoi consiste essentiellement  la « volonté » de Dieu ! [9]

Grâce aux études des deux jésuites, Marcel Jousse et Roland Meynet, notre compréhension du Notre Père s’est approfondie, s’est enrichie, voilà qui est indéniable.

Mais je voudrais en venir maintenant à une autre approche qui me paraît faire la synthèse de tous ces acquis antérieurs, en leur donnant, me semble-t-il, le sceau final qui manquait à leur beauté.

Le philosophe René Descartes (1596-1650), au terme de son analyse complexe et passionnante de l’idée d’un être infini en ses Méditations métaphysiques – idée qui ne peut pas avoir été produite par un esprit humain fini et imparfait, donc idée mise dans notre esprit par Dieu lui-même – ajoute que cette idée unique d’un Dieu unique est en l’homme comme « la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage », « ut esset tanquam nota artificis operi suo impressa. » [10] Comprenons : l’ouvrage est par lui-même la marque de son Créateur ; l’homme serait ainsi la preuve vivante de Dieu !

Eh bien, il en est analogiquement de même avec la prière dominicale. Trop parfaite, trop "divine" pour avoir été "inventée" par un cerveau humain. Elle apparaît comme la signature du Seigneur, Dieu fait homme, qui nous l’a apprise. Mieux, elle est "signée" du Nom divin.

Je m’explique. Lorsqu’un chrétien se signe « Au Nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit », en portant sa main droite sur le front, le nombril et les deux épaules, il reproduit sur son corps le Nom divin révélé à Moïse au Buisson ardent : יהוה YHWH (Ex 3, 14), Nom qui peut se lire ainsi, trinitairement :

YHWH 1.jpg
Donnons-en le schéma suivant :
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Au centre de la Croix, de la croisée, vient s’insérer la lettre shin, Sh, vingt-et-unième lettre de l’alephbeth hébreu, symbolisant la nature humaine que le Fils, conçu du Saint Esprit né de la Vierge Marie de Nazareth, a revêtue en s’incarnant. On obtient השוהי Y H Sh W H, le « Nom nouveau » de Jésus ressuscité annoncé dans l’Apocalypse. [11]

Résumons succinctement les deux versions de la prière du Seigneur :

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