« Écrasé par l'ennui, ayant perdu foi en sa profession, un psychiatre new-yorkais décide de jouer au dé toutes les décisions de sa vie. Libéré par le hasard de toute contrainte morale, il se met sans sourciller à tromper, à violer, à tuer - élaborant au passage une dé-théorie, sorte de philosophie du chaos. »
Ce curieux fait divers s'est-il déroulé le mois dernier dans l'Illinois ou le Wisconsin? Non, il s'agit simplement de l'argument d'une (fausse) autobiographie écrite au début des années soixante-dix. Et, si cette histoire paraît si actuelle, c'est sans doute parce que rien de plus subversif n'a été écrit depuis. Il y a des soirs où tout va de travers. Des grains de sable se glissent dans chacun des rouages de votre existence. Le quotidien souple et linéaire des belles matinées de printemps se charge de nuages noirs. Vous réalisez soudain que, en tant qu'être humain, vous êtes une catastrophe. Vous ne comprenez plus rien ni personne, vous vous sentez si seul parmi les autres. Au cours de ces longues soirées de misère, en général, les fusibles sautent, les voitures ne démarrent plus, les cartes de crédit sont avalées par les distributeurs de billets de banques fermées jusqu'au mardi suivant.
Bien sûr, il arrive que les choses se débloquent, se clarifient. Grâce à un deus ex machina quelconque, avec panache blanc et sourire angélique. Un fusible de rechange dans une boîte à chaussures. Un prestidigitateur garé à deux pas, et qui a des pinces dans sa berline. Ou bien un dé. Un simple dé. Oui, un soir de poker, après quelques verres, on aperçoit un dé sur la table, et on lui confie son destin.
On se dit alors que, si le monde était idéal, on n'aurait pas eu besoin d'en venir à ces extrémités.
"Je retirai la reine de pique et vis un œil cyclopéen me fixer : l’as." (2)
Mais le monde n'est pas idéal, évidemment. Et l'on se met à penser que, en termes de salut personnel, le hasard peut réaliser ce que la liberté et la morale ne permettent pas d'obtenir. En effet, l'homme qui pense a besoin de principes sûrs lui permettant de distinguer le bien et le mal, principes qu'il suivra avant d'agir. Or confier sa vie à un dé revient à ériger le hasard comme seule loi, en lieu et place du système de valeurs créé par la société. Plus de bien, plus de mal, plus d'ordre moral. Le salut par le dé, la dé-viance comme seule ligne de conduite : la recette du bonheur?
Une recette écrite par un certain Luke Rhinehart, psychiatre de son état, dans l'un des livres les plus envoûtants qui aient été publiés dans la deuxième moitié du vingtième siècle : L'Homme-dé. Fable subversive, vénéneuse, cynique et cruelle, L'Homme-dé se fixe comme objectifs de « dynamiter l'ego qui limite l'être humain » et de « détruire la société de l'intérieur ». Son message? Nous vivons dans société contradictoire, saturée d'interdits et pourtant vide de sens. Seul le hasard peut libérer les pulsions d'un individu et l'aider à s'affranchir sans culpabilité de toute contrainte morale. Plus besoin de poser le problème de savoir si un comportement est bien ou mal, s'il est admissible au yeux de la société : à partir du moment ou l'on tire un six, il faut agir, sans réfléchir aux conséquences de ses actes. Le dé légitime tout. Même le meurtre.
Doit-on ajouter que cet ouvrage marqua profondément la décennie soixante-dix? Imaginez un peu : l'homme à six faces n'a d'autre choix que d'obéir au dé. Une merveilleuse partie de vie à jouer, non? Plus de limites, plus de tabous. La possibilité d'exprimer des violences inassouvies ou des envies étouffées par la société, d'agir sans culpabiliser. En déléguant l'autorité de la conscience morale au dé, on se libère de la nécessité de peser chacune de ses décisions.. En effet, le dé ne se soucie aucunement de la valeur morale d'une action, de ce qui est bien, ou de ce qui est mal. En plein flower power, l'affirmation du droit à l'expression de tous ses fantasmes ne pouvait forcément qu'être populaire.
Il ne restait plus à cet ouvrage qu'à se draper de mystère pour atteindre le stade de livre culte. Ce fut rapidement chose faite : on affirma que ce roman était l'autobiographie authentique d'un psychiatre déjanté, on prétendit qu'une église du dé existait bel et bien aux Etats-Unis et que Rhinehart était traqué sans relâche par le FBI.... La légende était en marche.
Comme souvent, la vérité est plus plate. L'auteur de cette fausse autobiographie s'appelle George Cockcroft. Né le 15 Novembre 1932, fils d'un ingénieur et un fonctionnaire, cet étudiant discret et brillant obtient un un doctorat en psychologie à Columbia, où il se marie en 1956. Par la suite, il bifurque vers l'enseignement de l'anglais, et ce jusqu'en 1970. Rattrapé par le succès d'un livre qu'il avait au départ conçu comme une vaste blague, il devient alors écrivain à plein temps et, bien malgré lui, chef de file naturel de la dé-philosophie.
Avant de disparaître des États-Unis – pour des raisons assez peu romantiques, liées au non paiement de ses impôts -, il récidive à plusieurs reprises. D'autres ouvrages, suites plus ou moins officielles des aventures de Luke Rhinehart, sont ainsi publiés de 1986 à 2000.3 Cockroft a également travaillé sur une quinzaine d'adaptations cinématographiques de son ouvrage principal, toutes tombées aux oubliettes. Il coordonne enfin un site internet où sont rassemblés divers pamphlets politiques ou philosophiques sans grand intérêt. (4)
Mais Cockroft croit-il vraiment à ce qu'il a écrit? A-t-il laissé le dé gouverner sa vie? On s'étonnera un peu d'apprendre que notre homme vivrait sur un voilier acheté avec les droits de l'édition de poche de son Dice Man. Sa position sur la dé-vie? Assez modeste : certes, le dé « aurait un certain effet bénéfique pour tout le monde. Il est probable que le simple acte de cotation de six choses que vous pourriez faire dans la journée peut ouvrir des possibilités que vous n'aviez jamais considéré auparavant, vous permettant de remplacer un Que pourrais-je faire? par un que vais-je faire? » Mais« Une fois que vous vous êtes quelque part vous avez été heureux, vous seriez stupide d'agiter les dés pour partir ailleurs... » (5).
Pour autant, la philosophie du dé a-t-elle « survécu » à Cockroft? Récemment, deux Anglais ont voyagé en Europe et aux États-Unis en jetant régulièrement un dé vert afin de déterminer où ils vont et ce qu'ils font (6). Des entreprises ont même recours au dé pour stimuler la créativité de leurs employés. Sur Internet, une nouvelle génération d'homme-dé a émergé : dans des « chambres du hasard » (7), on clique sur des dés virtuels pour décider de sa journée. Mais tout cela reste bon enfant. On dépasse rarement le passage au feu orange ou le choix du prénom du petit dernier. On ne sacrifie pas de chiens, on ne décapite pas d'enfants, on ne tronçonne pas de voisins acariâtres sur l'autel du dé. On est loin du renoncement total au libre arbitre. Les dés ne roulent plus vraiment...
Et la « vraie » dé-théorie, dans tout ça? Ce moteur amoral du passage à l'acte? Cette force supérieure qui légitime tout? Cette expérience qui doit libérer des normes sociales ou affectives? Qui écarte le droit ou la convention, le bien ou le mal ou profit du seul hasard?
Une vulgaire utopie, rien de plus. Une philosophie farfelue qui posait certes de bonnes questions, mais qu'on a fini par mettre aux oubliettes. Inapplicable. Il est impossible à un être humain de vivre sans se poser la question du bien et du mal - n'est-ce pas se tromper soi-même que d’essayer de se maintenir dans cet état d'inconscience morale ? L'homme pensant, doué de remords, ne pourrait décemment pas confier sa vie à un agent extérieur – ou bien il deviendrait fou. On ne peut vivre sans valeurs au-dessus de sa tête, sans sanctions sociales, sans une frontière nette, une césure morale entre bien et mal. Sans un peu d'ordre, en somme...
Au delà de l'utopie, reste un roman formidable, d'une grande modernité, qui fait encore pâlir de jalousie Brett Easton Ellis ou J.G. Ballard. Un ouvrage au style fluide, à l'humour corrosif. Un livre d'une lucidité impitoyable sur les relations humaines et sur notre société, et qui dynamite joyeusement le mythe occidental du libre arbitre. Un grand livre.
"Le dé est mon berger ; je n'aurai point de volonté ;
(...)
Il détruit mon âme ;
(...)
Je ne crains point le Mal, car la Chance est avec moi ;
(...)
Et j'habiterai à jamais ton temple, hasard."
----------------------------------
(1) et (2) L'Homme-dé, Luke Rhinehart (éditions de l'Olivier / Petite bibliothèque américaine), p.73
(3) Cf. http://www.lukerhinehart.net/books5.html. Aucun de ces livres n'a malheureusement été traduit en français.(4) http://www.lukerhinehart.net(5) Propos recueillis par journaliste Tim Adams pour The Observer – août 2000 (6) Ce « Diceman trip » a été en partie filmé par Discovery Channel (7) http://randommess.bravehost.com/diceroll.htm(8) L'Homme-dé, p.312