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Ian McEwan "Sur la plage de Chesil"

Publié le 11 novembre 2008 par Jb
mcewan_chesil.jpg Note : 9/10
De nombreux ouvrages sont parus en cette rentrée, qui sont de vrais "pavés". Pour ne donner qu'un exemple, je pense à Contre-jour de Thomas Pynchon. Foisonnant, prolifique, très complexe, ce type d’ouvrage pourra parfois rebuter, soit parce qu'on n'a pas l'habitude de lire, soit parce qu'on n'est pas dans une humeur qui nous porte actuellement vers cela.
A ces personnes qui ne voudraient pas lire un pavé, mais qui n'ont pas pour autant envie de sombrer dans le Amélie Nothomb ou le Christine Angot, je ne saurais trop conseiller Sur la plage de Chesil de Ian McEwan. C'est en effet un ouvrage qui allie brièveté et, surtout, qualité.
L'une des caractéristiques de l'écriture de McEwan me paraît être l'ambiguïté. Or, Sur la plage de Chesil révèle constamment cette ambiguïté : pourquoi lire, en 2008, un ouvrage sur le début des sixties ? Quels points communs entre une époque où le sexe s'affiche partout et n'est parfois plus rien d'autre qu'une marchandise, et une époque révolue où des gens pouvaient se marier en étant encore puceaux ?
Et pourtant. A aucun moment la lecture de ce court roman ne paraît surannée. D'abord parce que Ian McEwan manie l'ironie, voire le sadisme, en virtuose. Il est carrément jouissif de voir la soirée de noces de nos deux tourtereaux Edward et Florence se dérouler dans les grandes largeurs, jusqu'au moment fatidique où il va falloir consommer le mariage. L'écriture et la narration épousent alors l'angoisse et l'appréhension des deux protagonistes puisque le moment crucial est sans cesse repoussé par des flash-back ou des sensations fugitives.
Ces digressions servent évidemment le propos mais elles sont souvent l'occasion, pour le romancier, de dévoiler toutes les facettes de son talent. Ainsi au choix des mots justes, à la peinture extrêmement fine des psychés masculines et féminines, s'ajoute en creux le portrait d'une Angleterre passée, portrait sociologique mais également historique.
Il va de soi que seuls les demi-habiles se gausseront intégralement de la nunucherie d'Edward et Florence. Car ce livre parfaitement ciselé qu'est Sur la plage de Chesil a le mérite d'interroger le lecteur contemporain (habitué à avoir connu de multiples expériences sexuelles dans sa vie, surtout avant le mariage) sur le romantisme, l'engagement, la fidélité, en un mot l'amour.
Mais la réussite totale du roman tient selon moi, plus encore qu'aux thèmes abordés, à deux paramètres centraux :
-- d'abord l'atmosphère d'ensemble du roman, ce que j'appellerais son "dispositif". Par le va-et-vient incessant entre passé et présent (chez les personnages comme chez le lecteur, d'où un effet de miroir et d'abyme), le va-et-vient incessant entre focalisations externe et interne, le va-et-vient incessant entre les monologues intérieurs masculin et féminin, Ian McEwan provoque chez le lecteur un sentiment de flottement et de vertige, un peu comme s'il avait incorporé le meilleur des divagations woolfiennes et les avait mixées avec une ironie un peu froide et distanciée (très postmoderne).
-- ensuite les ultimes pages du roman, absolument sublimes. Alors que tout le livre se situait dans le passé, les cinq dernières pages, en une sorte de bon temporel vertigineux, retracent toute la vie future de nos deux héros du moment où ils se quittent jusqu'à l'époque actuelle. Alors que toute l'action du roman avait tenu en une seule soirée et en un seul lieu (unité de temps, de lieu et d'action, les préceptes de la tragédie classique), soudain le temps défile et les existences de ces deux individus se déroulent implacablement en quelques lignes. Les deux protagonistes, que l'on avait quittés sur la plage de Chesil jeunes, fringants, qui avaient toute la vie devant eux, sont réduits, avec la rapidité de l'éclair, à des personnages au soir de leur vie.
Décidément les romanciers anglais en général, et Ian McEwan en particulier, n'ont pas leur pareil pour peindre avec brio les existences contrariées voire ratées, pour faire partager au lecteur un sentiment d'échec et de gaspillage, pour mettre en scène avec distance et ironie des destinées basées sur le conditionnel et, donc, le regret.
Car au fond que manquait-il à Edward et Florence pour être heureux ? Peut-être pas grand chose… Sans doute auraient-ils dû, l'un comme l'autre, être moins fiers et orgueilleux, moins intransigeants et affublés de principes rigides, moins vaniteux. Mais, surtout, l'un des deux aurait-il dû agir, ce que résume McEwan en une formule cruelle : "Voilà comment on peut radicalement changer le cours d'une vie : en ne faisant rien. Sur la plage de Chesil [Edward] aurait pu appeler Florence, s'élancer pour la rattraper."
Oui, tout est dans le conditionnel…

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